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1 re Partie : La pluralité des modèles économiques occultée par la réglementation

Section 1. L’autoproduction de semences

A. L’autoproduction et les agriculteurs

230. Les enjeux de l’autoproduction sont nombreux pour les agriculteurs, qu’il

s’agisse de variétés protégées ou non424. Nous n’étudierons que trois d’entre eux.

231. Le premier enjeu est financier. Plus les semences certifiées sont chères, plus les

agriculteurs justifient leur choix de faire de l’autoproduction par des questions de coûts425. Avant les années 80, lorsque le prix de la semence commercialisée rivalisait avec le coût d’autoproduction de semences426, les agriculteurs hésitaient moins à acheter de la semence et à

423M.-A. HERMITTE est l’une des très rares auteurs à soulever ce point. M.-A. HERMITTE, "La construction du droit des ressources génétiques", op. cit., p. 75.

424Nous choisissons de confondre les intérêts de l’autoproduction de semences de variétés protégées et ceux de l’autoproduction de variétés du domaine public puisqu’ils se rejoignent sur un certain nombre de points. Mais il faut garder à l’esprit qu’un agriculteur ne devrait envisager de faire de la « semence de ferme » que s’il s’est acquitté de ses obligations (redevance).

425M. FEUTRAY, L’intérêt technique et économique de la semence de ferme : témoignage de Michel Feutray, producteur de blé sur le plateau de Valensol, Quel avenir pour les semences de ferme?, Paris, Coordination nationale pour la défense des semences de ferme (CNDSF), 3 & 4 décembre 1999. « L’avantage de produire sa propre semence est d’abord économique. Que celle-ci soit triée ou non, en individuel ou en commun, elle revient nettement moins cher que la semence certifiée. Dans ma région, le prix de la semence de ferme est au moins deux fois inférieur à celui de la semence certifiée. Des essais comparatifs entre semences de ferme triées, non triées et semences certifiées ont montré que, quelles que soient les conditions climatiques ou agronomiques, les rendements et la qualité technologique des semences de ferme (triées ou non) sont supérieurs. Les semences fermières triées ont un poids de mille grains sensiblement supérieur et avec un taux de germination supérieur à 95% ».

La question du coût est encore plus importante dans les pays en développement. Voir en ce sens, à propos de l’Inde C. PIONETTI, "Droits des agriculteurs dans les pays du Sud, Restaurer le bon sens : de la Pratique vers le Droit", in Les ressources génétiques végétales et le droit dans les rapports Nord-Sud, M.-A. HERMITTE et P. KAHN, Bruylant, 2004, p. 152.

426Le GNIS a produit plusieurs études pour montrer que le coût d’autoproduire ou d’acheter des semences était relativement proche. Par exemple, GNIS, Analyse du poste "semences" pour les cultures de céréales dans la

région Picardie, GNIS, 1983, GNIS, Céréales : produire soi-même se semence et la traiter à la ferme est-ce encore rentable?, GNIS, document n°72-4, août 1972.

s’offrir un peu de temps libre427. Cependant, l’augmentation des prix et la baisse du revenu agricole ont amené les agriculteurs à vouloir faire leur propre semence pour économiser.

232. Le deuxième enjeu réside dans la volonté de contrôler le processus de

production et de triage. L’autoproduction permet à un agriculteur de contrôler et de déterminer la qualité qu’il souhaite. L’Office National Interprofessionnel des Céréales (ONIC) aurait ainsi constaté qu’une meilleure qualité du « blé dur provient de régions où la semence de ferme domine, par exemple dans la région Centre »428. Certains agriculteurs disent que la propreté des semences certifiées laisse à désirer et que leur semence est plus « propre » 429. D’autres expriment un besoin de contrôler les traitements phytosanitaires des semences, considérant que les semences certifiées font l’objet de traitements superflus et peu durables aux plans sanitaire et environnemental430. Par exemple, un traitement anti-corbeaux est automatiquement appliqué à la majorité des semences de blé. Or, plusieurs agriculteurs ne souhaitent pas voir leurs semences enrobées ainsi. Au bout du compte, selon une étude de la CNDSF, les semences de ferme utiliseraient 60% de moins d’insecticides431 par rapport aux semences certifiées, ce qui n’est pas négligeable alors qu’à l’instar du Grenelle de l’environnement, il y a une volonté politique de réduire le recours aux pesticides432.

233. Le troisième enjeu évoqué a trait à la volonté de sélectionner des variétés ou de

les adapter au terroir, ou à un besoin de niche que le marché ne satisfait pas. En effet, 427En ce sens, GNIS, Des agriculteurs témoignent en faveur des semences certifiées de céréales, GNIS n°76-2, juillet 1976.

428A. MOYAUX, "CNDSF : récolte 2003, la semence de ferme " confirmée" en qualité et sécurité", Cyberagri, 21 novembre 2003.

429Une agricultrice avait même regretté de ne pas avoir pris de photos pour montrer la différence entre les lots de semences certifiées achetées il y a deux ans et sa semence triée sur son exploitation. Sa semence, dit-elle, était parfaitement triée, sans aucune impureté, alors qu’elle a retrouvé beaucoup d’impuretés dans la semence achetée : des graines d’autres espèces, des déchets organiques. Elle a qualifié ces lots de « sales ».

430Le débat autour de l’innocuité de produits de traitement des semences tels que le Gaucho ou le Régent est un important exemple. Ces produits ont été dénoncés par les apiculteurs comme responsables d’un accroissement anormalement élevé de la mortalité des abeilles et a justifié la suspension d’arrêtés d’autorisation de mise sur le marché de semences enrobées de certaines espèces. Par exemple, pour le tournesol, voir C.E., 29 décembre 1999,

Société Rustica Prograin Génétique SA et autres.

Pour les semences de maïs, voir C.E., Association Générale des producteurs de maïs et autres, sur la rapport de la 3ème sous-section, séance du 24 février 2006 Lecture du 28 avril 2006, N° 269103,269109,269686,269722,269959, 270004.

Sur la question des semences enrobées, voir A. MONPION, "Les faiblesses de la réglementation communautaire relative aux produits phytopharmaceutiques", Droit de l’Environnement, septembre 2005, n° 131, R. ROMI, "Pouvoir de police des maires : du gaucho aux OGM, il n’y a qu’un pas", Droit de l’Environnement, novembre 2004, n° 123, F. G. TRÉBULLE, "OGM : Une illustration de la mise en oeuvre du principe de précaution",

Environnement, octobre 2004, n° 10, Etude 16.

431CNDSF, Semence de ferme : ressemer sa récolte en toute liberté, produire sa semence à la ferme, une pratique incontournable pour une agriculture durable, http://www.coordinationrurale.fr/IMG/pdf/plaquette_CNDSF.pdf, 2006.

432 Point 2.3.3., Grenelle de l’environnement : Document récapitulatif des tables rondes tenues à l’Hôtel de Roquelaure, les 24, 25 et 26 octobre 2007, novembre 2007.

l’industrie semencière ne peut répondre à tous les besoins soit pour des raisons économiques soit parce que la concentration des moyens de traitement et de stockage de semences ne permet pas de traiter des petites quantités433.

234. Ainsi, l’autoproduction est un moyen pour parvenir à satisfaire les besoins

délaissés par les acteurs du circuit long professionnel. Plus généralement, VON HIPPEL explique qu’un utilisateur qui ne parvient pas à trouver la réponse à son besoin sur le marché peut décider d’élaborer une stratégie pour y répondre lui-même ou en faisant appel à un tiers434. C’est ainsi que de nombreux agriculteurs biologiques, qui ne trouvaient pas de variétés répondant à leurs attentes et besoins, cherchent à développer des solutions et alternatives par leurs propres moyens ou avec l’appui de certains laboratoires de l’INRA435. L’autoproduction est une solution d’autant plus plausible dans ce cas de figure, que les agriculteurs ne sont pas restreints par les critères classiques de distinction, homogénéité et stabilité (DHS), valeur agronomique et technique (VAT). Ils peuvent donc déterminer leurs propres critères de qualité selon leurs souhaits, en faisant prévaloir, par exemple, un goût ou une couleur sur la productivité. C’est dans un tel contexte que des marchés de niches de produits agricoles de luxe se développent, car les normes du luxe ne sont pas celles des produits de masse436.

433 Selon V. CHABLE, « Les semences produites par les grands groupes ne conviennent pas à l’AB. Les hybrides F1 et les lignées pures, trop homogènes, vont à l’encontre de l’équilibre biologique et les biotechnologies, souvent utilisées, ne respectent pas l’intégrité du vivant ». […Les entreprises semencières] ne sont pas intéressées à engager des programmes de création variétale pour l’AB, qui supposent de proposer un grand nombre de variétés sans espérer un chiffre d’affaires permettant d’assurer la rentabilité souhaitée ». V. CHABLE, "Conserver et développer la biodiversité cultivée", in Biodiversité et savoirs naturalistes locaux en

France, L. BÉRARD, et al., Cirad, Iddri, INRA, 2005, pp. 146-147.

Voir aussi, Ph. MARCHENAY : « Ces préoccupations concernent la plupart des exploitants qui pratiquent l’agriculture biologique et déplorent que les semences produites actuellement soient inadaptées à leurs besoins ». P. MARCHENAY, "La conservation : inventorier, comprendre, agir", in Biodiversité et savoirs naturalistes

locaux en France, L. BÉRARD, et al., Cirad, Iddri, INRA, 2005, p. 90.

434 E. VON HIPPEL, Democratizing Innovation, Cambridge Massachusetts, The MIT Press, 2005, E. VON HIPPEL, The Sources of Innovation, Oxford, Oxford University Press, 1988, E. VON HIPPEL et J. HENKLE, "Welfare Implications of User Innovation", Journal of Technology Transfer, 2005, 30, n° 1/2.

435Pour un résumé de différentes expériences de collaboration entre agriculteurs et des laboratoires de l’INRA sur le chou, le blé tendre et le blé dur, lire : V. CHABLE et J.-F. BERTHELLOT, "La sélection participative en France : présentation des expériences en cours pour les agricultures biologiques et paysannes", Le courrier de

l’environnement de l’INRA, octobre 2006, n° 30.

436Un exemple qui illustre la recherche de la diversité par les acteurs du luxe : « Autre signe qui ne trompe pa : un exploitant agricole de Beauce s’est spécialisé dans la production et la commercialisation des légumes anciens, ou encore méconnus. 150 hectares de maïs doux, des champs entiers de roquette, de capucine, d’oseille, de brocoli à jets, etc. "Le légume ancien - dit-il -, est un légume nouveau". Le débouché? Hédiard, Fauchon. L’originalité alimentaire se paie très cher. Il faut savoir que ces petits marchés spécialisés font partie de la stratégie bien connue, paraît-il, en marketing, du "double marché". Ils sont le pendant obligatoire des produits de base qui constituent - eux - la "grosse cavalerie". Ils soutiennent le marché principal en satisfaisant les goûts plus saisonniers, plus particuliers, plus curieux de la clientèle ». J.-P. THOREZ, "Le congrès des bons vieux légumes", Les Quatre Saisons du jardinage, Paris, janvier-février 1986, pp. 43-48.

235. Une étude détaillée de la CNDSF relève les différentes raisons pour lesquelles

un agriculteur dit produire ou reproduire sa propre semence437. Une première analyse explique pourquoi les agriculteurs décident de ne plus acheter de semences de variétés commerciales ou d’en acheter moins. Certes, le coût est la raison principale, mais il est intéressant de relever que plus d’un tiers des agriculteurs se plaignent de la qualité de la semence certifiée achetée, ce qui montre que la certification n’est pas une garantie absolue.

Source : CNDSF438

236. Une deuxième analyse explique pourquoi les agriculteurs ont recours à la

semence produite à la ferme. La raison principale est encore une fois le coût de la semence commercialisée, mais juste derrière se trouve l’idée de « liberté de trier », celle de l’indépendance des agriculteurs.

437PERFORMER et CNDSF, Analyse de l’enquête sur les semences de ferme., CNDSF, Beauvais, mai 2007. La synthèse de ce rapport est reproduite à l’annexe n°31. CNDSF, Synthèse de l’enquête nationale sur les

semences de ferme, CNDSF, 2007.

438 La « non obligation de semer des semences certifiées pour les aides compensatoires » fait référence à la suppression de l’obligation d’utiliser des semences certifiées pour toucher des aides PAC, par exemple en blé dur.

Source : CNDSF439

L’anthropologue C. PIONETTI a relevé qu’en Inde « l’attachement des paysannes envers leurs propres semences dénote aussi un réel souci d’autonomie et d’indépendance »440. Toutes choses égales par ailleurs, le même constat peut être fait en France. Si aujourd’hui, toutes espèces confondues, une majorité d’agriculteurs achètent leurs semences, ils se disent néanmoins très attachés à leur droit de produire la semence441. Bien que les semences soient éventuellement moins productives, leur libre reproductibilité procure un avantage non négligeable auquel les agriculteurs sont attachés : leur indépendance. C’est ainsi qu’un projet a été mis en place pour développer des variétés-populations de maïs et de tournesol pour offrir une alternative aux seuls hybrides proposés par le marché actuellement442.

237. Si le regain de l’autoproduction et du triage depuis les années 1980 est

incontestable, il suscite des questions nouvelles, liées par exemple au développement des OGM et de tout l’arsenal législatif qui l’accompagne (traçabilité, coexistence des filières conventionnelles, OGM et non OGM). En effet, pour garantir la coexistence des filières et éviter les contaminations au champ et après la récolte, ces agriculteurs et les trieurs vont devoir se soumettre aux même contraintes que celles applicables aux OGM, faute de quoi l’autoproduction risque de devenir un vecteur incontrôlé. Puisque le triage échappe aux règles 439Ibid.

440C. PIONETTI, "Droits des agriculteurs dans les pays du Sud, Restaurer le bon sens : de la Pratique vers le Droit", in Les ressources génétiques végétales et le droit dans les rapports Nord-Sud, M.-A. HERMITTE et P. KAHN, Bruylant, 2004, p. 154.

441Entretien personnel avec un représentant de la FNSEA, 2006.

442 AGROBIO PÉRIGORD, L’Aquitaine cultive la biodiversité : expérimentations semences biologiques de populations en Aquitaine, Bio d’Aquitaine, 2007, p. 2.

de commercialisation, les semences triées ne sont pas soumises à des obligations d’étiquetage, de traçabilité ou de normes particulières. Il peut arriver qu’une machine de triage mal nettoyée devienne une source de contamination d’un lot de semences jusqu’alors vierge de tout OGM.

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