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1 re Partie : La pluralité des modèles économiques occultée par la réglementation

Section 1. Une spécialisation du produit et des acteurs économiques

B. Les acteurs de la production de semences

109. L’étape de la production de semences se situe en aval de la sélection de variétés

mais est fortement liée à celle-ci. Il s’agit d’une étape clé pour la fourniture de semences dans le circuit long professionnel, car c’est à ce stade que la variété est multipliée en quantités de semences suffisantes pour être commercialisées aux agriculteurs. Alors que la production de semences était autrefois effectuée par les agriculteurs eux-mêmes, soit pour leurs propres besoins, soit en vue de la vente à d’autres agriculteurs, l’étape de la production au sein du circuit long professionnel est réservée à des catégories d’acteurs bien précises. Les agriculteurs en autoproduction sont devenus les premiers concurrents des producteurs de semences. La spécialisation des métiers de la production permet officiellement de garantir des

octobre 2006, n° 30, D. DESCLAUX et Y. CHIFFOLEAU, "Participatory plant breedin : the best way to breed for sustainable agriculture?" International Journal of Agricultural Sustainability, 2006, 4, n° 2.

205D. DESCLAUX et Y. CHIFFOLEAU, "Participatory plant breedin, op. cit. « Sélectionner pour l’adaptation locale ou spécifique serait une stratégie plus durable que sélectionner des cultivars qui ne peuvent exprimer leur supériorité qu’à des hauts niveaux d’intrants ».

206G. KASTLER, "Le Réseau semences paysannes", in Biodiversité et savoirs naturalistes locaux en France, L. BÉRARD, et al., Cirad, Iddri, INRA, 2005.

caractéristiques déterminées par des règlements techniques ; mais elle a pour effet de réserver cette étape aux seuls acteurs officiellement admis207. Cette professionnalisation s’est organisée autour de deux catégories professionnelles : la production, effectuée par des « établissements- producteurs » (1°) qui travaillent avec des agriculteurs sous-traitants appelés « agriculteurs- multiplicateurs » (2°).

1°) Les établissements-producteurs

110. En l’absence de définition juridique générale de l’établissement-producteur208, nous qualifierons ainsi toute personne morale ou physique qui organise la production de semences en vue de leur commercialisation. Il en existe 243 en France parmi lesquels les coopératives tiennent une place importante.209.

Trois cas de figure de production existent : soit il s’agit de la production d’une variété créée par la même entreprise (a), soit d’une production sous licence (b), soit il s’agit d’une variété du domaine public que toute entreprise peut produire (c).

a) Les obtenteurs-producteurs de semences

111. Des entreprises comme Limagrain ou Monsanto produisent une partie des

variétés qu’elles créent. Elles sont maîtresses du choix des variétés qu’elles produiront ou feront produire. Cela n’empêche pas certaines très petites entreprises d’être à la fois obtenteurs et établissements-producteurs de semence, mais il s’agit souvent d’entreprises spécialisées dans des marchés de niche210.

207Pour une analyse des différentes conditions imposées, se référer à l’annexe n°15.

208 Quelques définitions dans des textes spécifiques sont données en droit français. Il s’agit d’une « personne physique ou morale effectuant la production ou la multiplication sous contrat de semences fourragères en vue de leur mise au commerce »(Annexe IV, art. 1°, Arrêté du 19 juillet 1976 portant homologation d’un règlement relatif à l’inscription dans une catégorie professionnelle des ressortissants de la section Semences fourragères du groupement national interprofessionnel des semences, JORF du 1er août 1976, p. 4695.) ; ou encore une « personne physique ou morale qui souscrit des contrats de multiplication avec des agriculteurs ou déclare ses propres ensemencements en vue de livrer des semences certifiées de première ou de seconde reproduction (R1 et R2) ou de seconde reproduction seulement (R2), suivant la catégorie professionnelle dans laquelle il a été classé »(Art. 1er, Décret n°67-89 du 20 janvier 1967 portant réglementation du commerce des semences de céréales, JORF 1er février 1967, p. 1167.).

209En 1985, les auteurs de « La Guerre des Semences » racontent que « les coopératives agricoles produisent aujourd’hui les deux tiers des semences de céréales à paille [alors qu’en 1946, elles n’en produisaient que 10%]. Un des groupes, France-Maïs, domine le marché des semences de maïs ; un autre, l’UNCAC (Union nationale des coopératives agricoles de céréales), produit le tiers des semences, toutes espèces confondues ». J. GRALL et B. R. LÉVY, La guerre des semences : quelles moissons, quelles sociétés?, Fayard, 1985, p. 134. Le GNIS dit aussi que les coopératives sont en nombre très important sans pour autant avancer de décompte précis.

b) La production sous licence

112. De nombreux établissements-producteurs ne sont pas obtenteurs et obtiennent

des licences auprès des obtenteurs – petits ou grands – pour produire les semences en vue de leur commercialisation. Ainsi, un établissement-producteur voulant produire une variété de pomme de terre sélectionnée par un obtenteur néerlandais, obtiendra une licence de ce dernier pour produire la variété en France. Cette licence pourra être exclusive, en ce sens que le titulaire ne concèdera pas une autre licence à un tiers pour le territoire français211, mais elle ne permettra pas à son licencié d’interdire toute importation de semences de cette variété d’un autre Etat membre, conformément à la jurisprudence de la CJCE212.

c) La production de variétés du domaine public dans le cadre du circuit long professionnel

113. N’importe quel établissement-producteur peut produire des variétés du domaine

public. L’établissement-producteur dispose de la liberté de produire la variété sans avoir à se soucier de questions de licence. Pourtant, peu d’entre eux le font pour deux raisons : d’une part, tout autre établissement-producteur pourrait la produire et donc le concurrencer ; d’autre part, les agriculteurs aussi peuvent librement reproduire la semence. L’établissement- producteur ne dispose donc pas de monopole sur la production et peut se voir concurrencé aussi bien par d’autres établissements-producteurs que par des agriculteurs. Puisque le métier d’établissement-producteur est contraignant et régi par des règles imposées et étroitement contrôlées, ils ont intérêt à produire des variétés pour les marchés captifs du circuit long professionnel. Il en résulte que le domaine public des variétés végétales est peu exploité213.

2°) Les agriculteurs-multiplicateurs, des sous-traitants indispensables

211En ce sens, le point 53 de l’arrêt Nungesser définissant la « licence ouverte » : « Il s’agit d’une licence ou concession exclusive d’exclusivité dite ouverte, ou l’exclusivité de la licence ne vise que le rapport contractuel entre le titulaire du droit et le licencié, en ce sens que le titulaire s’engage seulement à ne pas octroyer d’autres licences pour le même espace territorial et à ne pas faire lui-même concurrence au licencié sur ce territoire ». Cette licence ouverte est compatible avec le Traité de la Communauté européenne (ex-art. 85§1, art.81§1) selon le point 58. CJCE, 8 juin 1982, Nungesser / Commission, Affaire C-258/78, Rec.1982.

212Les importations parallèles d’un autre Etat membre sont possibles. En ce sens, la suite du point 53 définissant la licence exclusive : « […] il s’agit d’une licence ou concession exclusive à protection territoriale absolue, par laquelle les parties au contrat se proposent d’éliminer, pour les produits et le territoire en question, toute concurrence de la part de tiers, tels que les importateurs parallèles ou les licenciés pour d’autres territoires ». Ce contrat ne peut, en l’espèce, faire l’objet d’une dérogation au titre de l’article 81§3 du Traité de la Communauté européenne (ex. 85 §3) (point 78). Ibid.

114. Si l’« établissement-producteur » gère lui-même la multiplication de la semence,

il doit faire appel à une forme de sous-traitance pour la ou les dernières générations de semences qui seront commercialisées aux utilisateurs de semences. En effet, cette multiplication nécessite des surfaces importantes en raison des quantités de semences à produire mais aussi des surfaces dans différentes localités pour éviter, par exemple, les pollinisations non désirées.

Ce travail de sous-traitance – de multiplication de semences – est effectué sous contrat par des agriculteurs-multiplicateurs de semences214. Ce sont des agriculteurs qui multiplient les semences d’une variété sur leurs parcelles à partir de semences de base215 en vue de leur commercialisation216. Le plus souvent, les établissements-producteurs travaillent avec un réseau d’agriculteurs-multiplicateurs. Parfois, ils travaillent avec une ou plusieurs coopératives qui ont elles-mêmes organisé un réseau d’agriculteurs-multiplicateurs parmi leurs membres217. C’est le cas de la Coopérative le Dauphinois qui joue un rôle d’intermédiaire entre des grandes entreprises comme Monsanto et Limagrain, et les agriculteurs-multiplicateurs et ce, au profit des agriculteurs-multiplicateurs, qui n’ont pas à négocier directement avec ces entreprises218.

115. Selon le contrat, l’agriculteur-multiplicateur doit semer, récolter et/ou stocker les

semences219. Ce métier, plus technique que ne le sont les récoltes classiques, demande plus d’attention tout au long de la croissance des récoltes. Les agriculteurs-multiplicateurs doivent se plier aux très nombreuses règles techniques comme, par exemple, arracher dans les champs toutes les variétés ou les espèces non désirées. Ce travail supplémentaire est compensé par un prix à l’hectare ou au quintal plus élevé que pour des produits de consommation. Ce complément de revenu est intéressant pour les agriculteurs mais les établissements- 214 Beaucoup d’agriculteurs-multiplicateurs le sont de père en fils, mais beaucoup de nouveaux agriculteurs- multiplicateurs se sont lancés pour profiter des revenus supérieurs qu’offre la multiplication de semences, comparée aux récoltes de blé. Cependant, ce propos est à nuancer avec l’envolée des prix des céréales depuis l’été 2007. Aussi, ce métier technique est valorisé et contribue à la bonne réputation d’un agriculteur.

215Cf. supra n°90.

216« L’agriculteur multiplicateur est celui à qui le sélectionneur confie le très précieux fruit de son travail pour le multiplier en nombre et le reproduire à l’identique du prototype. D. DATTÉE, La multiplication agricole des

semences : une phase indispensable à la diffusion de l’innovation génétique végétale, Compte rendu de

l’Académie d’Agriculture de France, 23 janvier 2002.

217 Les agriculteurs multiplicateurs sont aussi organisés au sein de la Fédération Nationale des agriculteurs multiplicateurs de semences (FNAMS). Créée à l’initiative de l’AGPB, elle représente les agriculteurs multiplicateurs auprès du GNIS, de la FNSEA et autres organisations agricoles et du Ministère.

218 La différence de taille entre les multinationales et les agriculteurs-multiplicateurs amène ces derniers à s’organiser entre eux pour mieux défendre leurs intérêts et les faire prendre en compte.

219Certains agriculteurs-multiplicateurs dans le département de l’Isère ne font que semer et assurer l’entretien des plants dans les champs, mais ils n’effectuent pas la récolte elle-même qui est effectuée par un prestataire spécialisé, tandis que le stockage est, lui, effectué par leur coopérative.

producteurs guettent les possibilités de délocalisations pour profiter de prix plus avantageux et aussi de réglementations moins contraignantes220.

116. Pour défendre leurs intérêts, les agriculteurs-multiplicateurs se sont réunis

depuis les années 1960 au sein d’une organisation professionnelle, la Fédération nationale des agriculteurs-multiplicateurs de semences, graines et plants (FNAMS). Elle défend leurs intérêts dans les négociations avec les établissements-producteurs, notamment au sujet des « prix d’arbitrage »221 de ventes des produits de semences et des « conventions-types » qui régissent leurs relations contractuelles avec les établissements-producteurs222. Il faut préciser que la FNAMS ne défend pas les intérêts des agriculteurs-utilisateurs, mais bien ceux des agriculteurs-multiplicateurs. Dans le premier cas, l’agriculteur aimerait, le cas échéant, pouvoir produire et reproduire sa semence à la ferme ; dans le deuxième cas, la quantité de travail des agriculteurs-multiplicateurs dépendra, en grande partie, du nombre des utilisateurs de semences qui rachètent leurs semences de préférence tous les ans. La FNAMS s’inscrit donc dans une logique du circuit long professionnel dans laquelle les agriculteurs-utilisateurs de semences sont des clients annuels. En dépit de la défense de leurs intérêts, le nombre des agriculteurs-multiplicateurs est en diminution en France. Ils sont aujourd’hui un peu plus de 20 000223, alors qu’ils étaient environ 50 000 à la fin des années 1990224.

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