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Une qualification reposant sur une conception duale de l’interprétation

Section 1. Le rejet de l’explication normativiste

A. Une qualification reposant sur une conception duale de l’interprétation

de « politique juridique » fait quant à elle l’objet de nombreux développements205. Or, cette catégorie d’interprétations procédant de la volonté est toujours présentée par opposition aux interprétations procédant de la connaissance. La qualification du discours de l’avocat s’appuie ainsi sur une conception duale de l’interprétation (A), mais révèle également, en arrière-plan de la pensée de l’auteur, une perception biaisée des qualités du discours de l’avocat (B).

A. Une qualification reposant sur une conception duale de

l’interprétation

36. L’interprétation de l’avocat, un acte de pure volonté - Selon Kelsen, les discours de l’avocat relèvent de la politique juridique. Ces derniers, qui sont présentés comme subjectifs, « éminemment affectifs »206, entretiennent une « fiction d’univocité »207. L’auteur explique que ces interprétations procèdent en effet de la seule volonté de leurs auteurs car elles consistent à choisir une signification de la norme interprétée puis à prétendre que cette signification est la seule correcte. « Agir ainsi [écrit Kelsen], c’est présenter faussement comme une vérité scientifique ce qui n’est en réalité qu’un simple jugement de valeur politique »208. En d’autres termes, elles ne sont pas descriptives mais exclusivement prescriptives.

Il prend deux exemples d’interprétations purement prescriptives, celle des « juristes qui, dans un commentaire qu'ils publient, distinguent l'une des interprétations possibles comme la seule exacte »209 et celle de « l'avocat qui, dans l'intérêt de son client, s'efforce de démontrer

205 Ibid., p. 1: La théorie pure du droit « entend être une science du droit, elle n’entend pas être une politique juridique ». Dès les premières lignes, Kelsen fait référence à la « politique juridique », notion à laquelle il se réfère plus de quatre-vingt dix-huit fois dans son ouvrage, et à laquelle il consacre plus de treize développements autonomes.

206

Ibid., préface de la 1e éd., p. VIII.

207 Ibid., p. 463.

208 Ibid.

devant un tribunal que seule est juste telle des diverses interprétations possibles de la norme juridique à appliquer à l'espèce »210.

L’interprétation étudiée ne serait donc qu’un acte de volonté, car l’avocat prescrit à son interlocuteur le choix d’une signification de la norme invoquée et présente cette signification comme la seule admissible. Pour Kelsen, conformément à une conception duale des métadiscours juridiques, ces interprétations politiques doivent être rigoureusement distinguées des interprétations qui sont fonction de la connaissance, c’est-à-dire de l’interprétation scientifique et de l’interprétation authentique.

37. La distinction avec l’interprétation scientifique - Kelsen précise que l’interprétation du praticien ne remplit pas une « fonction de science juridique, mais une fonction de politique juridique »211. L’interprétation scientifique « consiste à déterminer, par une opération intellectuelle, le sens des normes juridiques » 212 . Contrairement à l’interprétation politique, elle « ne peut rien faire d’autre ni de plus que de dégager les significations possibles des normes juridiques »213. L’auteur indique également que la mobilisation de la connaissance, dans le processus d’interprétation, n’est pas incompatible avec le caractère novateur et inattendu des significations proposées qui peuvent ne pas être « politiquement souhaitables [voire même pas du] tout voulues par le législateur »214. Dans cette hypothèse, le travail scientifique est alors source de sécurité juridique puisqu’il fait connaître « à l’autorité qui crée le droit combien son œuvre est loin de satisfaire au postulat de technique juridique de formuler des normes de droit qui soient le plus univoques possible, ou tout au moins de les formuler de telle façon que les équivoques ou ambiguïtés inévitables soient réduites à un minimum »215. Kelsen signale enfin que si la science du droit a vocation à répertorier l’ensemble des significations d’une norme, elle ne peut pas en choisir une. L’interprétation scientifique ne peut donc que présenter au juge l’ensemble des sens qu’une norme contient, mais la faculté de choix est réservée « à l’organe juridique qui a compétence d’après l’ordre juridique pour appliquer le droit »216 ou encore à l’avocat dont la mission consiste à représenter un intérêt devant le juge.

210 Ibid., pp. 462-463. 211 Ibid., p. 463. 212 Ibid., p. 462. 213 Ibid., p. 463. 214 Ibid. 215 Ibid. 216 Ibid., p. 462.

38. La distinction avec l’interprétation authentique - Kelsen s’attache par ailleurs à dissocier l’interprétation de l’avocat de l’interprétation authentique.

L’interprétation authentique, qui correspond à l’interprétation des lois par les organes souverains217, présente un double visage. Par certains aspects, elle est un acte de connaissance, par d’autres, elle est un acte de volonté. Elle associe en effet « l’interprétation du droit à appliquer, par une opération de connaissance, (…) à un acte de volonté par lequel l’organe applicateur de droit fait un choix entre les possibilités révélées par l’interprétation à base de connaissance »218. Dans un cas comme dans l’autre, l’interprétation authentique se différencie de l’interprétation étudiée.

Le juge procède d’abord à un acte de connaissance en recherchant, à la manière de l’interprète scientifique, le cadre objectif à l’intérieur duquel la création de la norme individuelle va se réaliser. En d’autres termes, il va rechercher l’ensemble des significations objectives de la norme générale interprétée. Cette étape correspond à l’application d’une norme générale supérieure, qu’elle soit d’origine législative (système romano-germanique) ou coutumière (système de Common Law)219. Cette première phase est primordiale pour s’assurer la validité de la norme créée par le juge. En l’absence d’application d’une norme générale par le juge, sa décision juridictionnelle n’a pas la nature d’une norme puisque le lien de validité qui l’unit à la norme supérieure n’est pas déterminé. À plusieurs reprises, Kelsen insiste en effet sur l’existence d’une hiérarchie entre l’énoncé interprété et le résultat de l’interprétation. Interpréter, c’est appliquer le droit « dans sa progression d’un degré supérieur à un degré inférieur »220, c’est identifier « une relation de détermination ou de liaison »221. La connaissance de la norme permet de déterminer un cadre dont le respect

217 Si classiquement, dans la première édition de la Théorie pure, l’interprétation authentique était définie comme l’interprétation d’un texte par son auteur (par exemple l’interprétation d’une loi par le législateur), elle correspond, dans la deuxième édition, à celle de l’organe juridictionnel qui n’est pas l’auteur de la norme interprétée, mais celui qui est chargé de l’appliquer.

218

H. Kelsen, op cit., p. 460-461. L’auteur adopte la même présentation dans son ouvrage ultérieur : H. Kelsen, Théorie générale des normes, trad. O. Beaux et F. Malkani, (éd. originale parue en 1979), Paris, PUF, 1996, p. 306 et s. ; v. égal. sur ce point P. Amselek, « L'interprétation dans la Théorie pure du droit de Hans Kelsen », in Interpretatio non cessat, Mélanges en l'honneur de Pierre-André Côté, Cowansville (Québec), Editions Yvon Blais, 2011, p. 44-58, spéc. p. 49 : « il y a dans une première étape une activité de connaissance consistant à fixer le cadre ou horizon de sens de la norme, à inventorier les différentes possibilités d’interprétation qu’elle offre ; mais dans une seconde étape, survient un acte de volonté, de choix, de création de droit ».

219 H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 341 : « Les tribunaux créent du droit, et plus précisément, en règle générale, du droit individuel ; mais dans les ordres juridiques qui instituent un organe de législation, ou qui reconnaissent le coutume comme un fait créateur de droit, ils le font en appliquant un droit général crée antérieurement par législation ou par coutume ».

220 Ibid., p. 453.

garantit la validité de la norme individuelle222. La norme individuelle est valide « lorsque la décision se tient à l’intérieur du cadre que représente la loi »223. En d’autres termes, « il y aurait donc, malgré tout, quelque chose de fixe, capable de tenir l’interprétation authentique dans ses limites et d’empêcher ainsi la complète dérive d’un système objectif livré à la subjectivité de ses interprètes »224, qu’on ne retrouverait pas dans les interprétations politiques.

L’interprétation authentique consiste également à choisir, parmi les significations normatives dégagées, celle qui sera appliquée au cas particulier. À l’acte d’application de la norme générale succède donc un acte de volonté, à l’origine d’une norme individuelle225. À rebours des idées souvent défendues226, la jurisprudence constitue dans la pensée normativiste « un mode de création du droit »227. L’interprétation authentique se différencie ainsi de nouveau de l’interprétation de l’avocat, car si la première est à l’origine d’une norme, la seconde ne produit qu’une prescription qui a vocation à « influer sur la création du droit »228.

222

Même si une norme individuelle peut se tenir en dehors du cadre sans être sanctionnée dès lors qu’elle est produite par une juridiction suprême, cf. infra n°311.

223 H. Kelsen, op. cit., p. 457.

224 O. Jouanjan, « La théorie des contraintes juridiques de l’argumentation et ses contraintes », Droits, n°54, 2011, p. 39.

225

H. Kelsen, op. cit., p. 461 : « L'interprétation par l'organe d'application du droit a toujours un caractère authentique : elle crée du droit ». Par ailleurs, Kelsen semble admettre que les juridictions suprêmes puissent créer des normes générales notamment dans les systèmes juridiques de Common law qui reconnaissent aux tribunaux la faculté de rendre des décisions « précédentielles ». Mais là encore, la création de la norme générale est toujours subordonnée à l’application d’une norme générale antérieure qu’elle soit d’origine législative ou coutumière. V. not. H. Kelsen, op cit., p. 336 : « c’est seulement sur la base de la norme générale qui est créée par la décision précédentielle qu’il peut être décidé si deux cas sont semblables. La formulation de cette norme générale est la condition préalable nécessaire pour que la décision du cas précédentiel puisse être obligatoire ».

226 Il est ici fait référence à certains ouvrages d’introduction au droit et à la place dénaturante qu’ils attribuent à la jurisprudence dans la hiérarchie des normes. Certains ne l’évoquent pas : v. not. Ph. Malaurie et L. Aynès, Introduction au droit, 5e éd., Paris, LGDJ, 2014 ; R. Cabrillac, Introduction générale au droit, 10e éd., Paris, Dalloz, 2013. Parmi ceux qui l’évoquent, certains la dénaturent : v. par ex. J.-L. Aubert et É. Savaux, Introduction au droit : et thèmes fondamentaux du droit civil, 14e éd., Paris, Sirey, 2012, n°30 p. 25 : ces auteurs procèdent à une description schématique de la classification des normes opérées par Kelsen mais n'attribuent pas, conformément à la pensée kelsénienne, aux décisions judiciaires la place qu'elles méritent (simple évocation en note de bas de page) au motif qu'il ne s'agit pas de « textes générateurs de droit » (contrairement à la pensée de Kelsen).

227 Kelsen, op. cit., p. 314 : Kelsen réfute la terminologie de « source du droit » : « La multiplicité de la signification du terme sources du droit le laisse apparaître comme vraiment inutilisable ». Il lui préfère l’expression de modes de création du droit. En revanche, certains de ces disciples, comme Bobbio parviennent à réintégrer le concept en théorie du droit en définissant la théorie des sources du droit comme celle qui tend à « décrire, analyser et classifier les diverses procédures à travers lesquelles s’opère la création du droit (…) et à étudier les actes ou les faits qui produisent ou qui sont propres à produire le droit », v. N. Bobbio, « Kelsen et les sources du droit », APD, tome 27, 1982, p. 135.

39. Propos conclusifs - En définitive, l’interprétation de l’avocat est présentée par Kelsen comme une interprétation spécifique. Dans la mesure où elle consiste à choisir une des significations de la norme et à la présenter comme la seule signification possible, elle constitue un acte de pure volonté. Elle ne peut donc se confondre ni avec l’interprétation scientifique qui constitue un acte de pure connaissance, ni avec l’interprétation authentique qui constitue un acte mixte, fonction de la connaissance et de la volonté. Cette classification des interprétations, a priori claire, révèle en réalité une perception biaisée de l’interprétation de l’avocat.

B. Une qualification révélant une perception biaisée de

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