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22. Le discours de l’avocat aux Conseils, le normativisme kelsénien et le réalisme tropérien - La théorie du droit, en tant que discipline qui réunit seulement les théories positivistes du droit, connaît deux grandes écoles de pensée, le normativisme et le réalisme.

174 Une étude menée à partir de vingt manuels d’introduction au droit (dans lesquels ont été recherchés des références au réalisme et à Michel Troper) permet de constater que la théorie réaliste n’est abordée que dans trois ouvrages : V. D. Mainguy, Introduction générale au droit, 6e éd., Paris, LexisNexis, 2013, n°150, n°249 et 272 ; P. Deumier, Introduction générale au droit, 2e éd., Paris, LGDJ, 2013, n°81-82 ; P. Malaurie et P. Morvan, Introduction au droit, 5e éd., Paris, LGDJ, 2014, n°237 in fine.

175 V. par ex. : M. Long, P. Weil, G. Braibant [et al.], Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 20e éd., Paris, Dalloz, 2015. Cet ouvrage, qui répertorie et étudie toutes les grandes décisions qui ont marqué le droit public, montre que cette matière se construit et se développe sous l’impulsion des décisions principielles et successives du Conseil d’État.

176 L’avant-projet de réforme du livre troisième du Code civil, qui sera adopté par voie d'ordonnance est accessible sur le site du ministère de la Justice : [http://www.justice.gouv.fr].

Malgré leurs oppositions ontologiques177, les deux principaux courants positivistes qui nous occuperont dans cette étude, le normativisme tel qu’il est défini par Kelsen178, et le réalisme tel qu’il est défini par Michel Troper179, portent un regard similaire sur le discours de l’avocat. Selon ces deux théories, le discours de l’avocat n’est ni normatif, ni scientifique. Il n’est pas normatif car ce discours n’est pas directement à l’origine de normes, mais tend simplement à influencer l’auteur de la norme. Il n’est pas scientifique car à l’image de certains discours doctrinaux, il ne décrit pas le droit tel qu’il est, mais prescrit le droit tel qu’il devrait être. Le discours de l’avocat est donc rangé, au côté du discours doctrinal, dans une catégorie qui n’est mobilisée que pour marquer sa différence avec d’autres catégories de discours. C’est donc à chaque fois pour montrer que le discours de l’avocat n’a rien à avoir avec le discours normatif ou le discours scientifique, que quelques lignes lui sont consacrées. Ce traitement par défaut est insuffisant pour deux raisons.

D’une part, et le reproche vaut pour les deux mouvements, il ne rend pas compte de la spécificité du discours de l’avocat aux Conseils par rapport à d’autres discours également prescriptifs, et notamment par rapport au discours doctrinal, alors même qu’il présente une réelle singularité.

D’autre part, et le reproche concerne plus particulièrement la théorie réaliste de l’interprétation, ce n’est pas parce que le discours de l’avocat n’est pas scientifique ou qu’il n’est pas à l’origine d’une norme qu’il n’est pas digne d’intérêt scientifique. En d’autres termes, rien ne s’oppose à ce qu’il existe à côté d’une science du droit, une science de la dogmatique et plus précisément encore une science du discours de l’avocat dès lors que cette science permet d’expliquer le phénomène juridique.

23. Le discours de l’avocat aux Conseils, la théorie réaliste de l’interprétation et la théorie des contraintes juridiques - La théorie développée par Michel Troper retient que le droit réside dans l’interprétation des énoncés textuels180 par les interprètes authentiques, c’est-à-dire pour ce qui nous intéresse, par la Cour de cassation. L’auteur démontre également que l’interprétation consiste non à appliquer le sens d’un énoncé qui serait déjà présent dans

177 Dans le premier chapitre, nous reviendrons très largement sur la définition du droit retenue par chacun de ces courants.

178 L’étude portera sur la deuxième édition de l’ouvrage majeur de l’auteur : H. Kelsen, Théorie pure du droit, 2e éd., Trad. par C. Eisenmann, (éd. originale parue en 1960), Paris, Dalloz, 1962.

179 On entend par réalisme la théorie réaliste de l’interprétation formulée par M. Troper. V. not. : « Une théorie réaliste de l’interprétation », in Dossiers réalistes du droit, Dir. O. Jouanjan PUF Strasbourg, 2000, pp. 51!68.

180 On entend par énoncé textuel, les énoncés à prétention normative, à savoir les énoncés constitutionnels, législatifs, règlementaires. Ceux qui nous occuperont principalement dans cette étude sont les lois puisque c’est ce type d’énoncé que la Cour de cassation est généralement amenée à interpréter.

le texte, mais à choisir et à attribuer un sens à l’énoncé en fonction de préférences subjectives. De ce point de vue, la norme n’existe qu’une fois que la Cour de cassation a librement interprété les énoncés législatifs qui lui sont soumis. Autrement dit, la Haute juridiction n’est jamais obligée d’appliquer un sens qui préexisterait à son activité d’interprétation mais se trouve en réalité libre d’attribuer au texte la signification de son choix181.

Cela dit, ce n’est pas parce que la Cour de cassation agit selon sa volonté qu’elle use de cette liberté d’interprétation de manière inconsidérée. La Théorie des contraintes juridiques182, théorie corrélative à la Théorie réaliste de l’interprétation, entend justement identifier, non les obligations qui seraient comprises dans le texte, mais les contraintes qui seraient produites par le système juridique et qui conduiraient le juge, considéré comme un acteur rationnel183, à se montrer cohérent. Ainsi, contrairement à ce que défendait Kelsen, il existe une place, à côté de la science du droit qui vise à décrire les interprétations de la Cour de cassation, pour une recherche, également scientifique, des contraintes qui pèsent sur la liberté de la juridiction. Bien que les promoteurs de la théorie des contraintes juridiques soient déjà parvenus à identifier un certain nombre de contraintes qui pèsent sur la liberté de la Cour de cassation, aucun d’entre eux ne s’est encore demandé si le discours de l’avocat aux Conseils, tel qu’il s’exprime dans le pourvoi, ne pouvait pas être considéré comme une contrainte susceptible de limiter la liberté de la Haute juridiction, c’est-à-dire comme un élément expliquant la cohérence jurisprudentielle. C’est cette question, vide de toute étude à ce jour, qui animera notre réflexion.

De ce point de vue, notre thèse, qui doit s’entendre comme une contribution à la théorie réaliste de l’interprétation184et à son complément, la théorie des contraintes juridiques185, propose une explication de la cohérence jurisprudentielle. Si la Cour de cassation, alors même qu’elle est libre d’interpréter les énoncés législatifs comme elle le souhaite, est généralement cohérente par rapport à sa jurisprudence antérieure, c’est parce qu’un ensemble de contraintes

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Si nous reviendrons très largement sur cette théorie qui est au cœur de notre réflexion, il faut dès maintenant préciser que le fait que les magistrats de la Cour de cassation aient ou non conscience de leur liberté d’interprétation importe peu pour le théoricien réaliste. V. sur ce point A. Viala, Philosophie du droit, op. cit., p. 119, n°61 : « « derrière ce que disent officiellement les juges lorsqu’ils prétendent se contenter d’appliquer des règles préexistantes, le juriste réaliste pense apercevoir ce qu’ils font réellement et découvre alors qu’ils créent le droit ».

182 M. Troper, V. Champeil-Desplats, C. Grzegorczyk (dir.), Théorie des contraintes juridiques, Bruxelles, Paris, Bruylant, LGDJ, 2005.

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Cet acteur rationnel est présenté dans la Théorie des contraintes juridiques comme un homo juridicus, cf. infra n°85 et n°268.

184 Ci-après, la Théorie réaliste de l’interprétation sera également dénommée TRI.

spécifiquement juridiques, créées et relayées par le discours de l’avocat aux Conseils, la conduit à se montrer cohérente.

Ainsi, à partir d’une ontologie du droit réaliste (le droit réside dans les interprétations de la Cour de cassation), on soutient d’un point de vue épistémologique qu’il peut exister, à côté de la science du droit, une science des discours dogmatiques, dont l’objet consiste à décrire les discours dogmatiques et plus particulièrement le discours de l’avocat aux Conseils, dans la mesure où il produit systématiquement des contraintes juridiques qui restreignent la liberté de l’interprète authentique.

24. La classification de Bobbio relative aux niveaux de discours, appliquée à notre recherche - Pour exprimer d’une autre manière le sens de notre démarche, on peut la présenter sous la forme d’un tableau qui s’inspire, en l’enrichissant, de la classification des niveaux de discours proposée par Bobbio. Si l’auteur l’a en effet imaginée pour décrire les niveaux de langage présents dans la pensée kelsénienne, ses vertus pédagogiques nous autorisent en effet à l’utiliser pour clarifier notre posture. Le théoricien italien identifie trois niveaux de discours dans la Théorie pure du droit de Kelsen : le droit (langage du premier niveau, prescriptif), la science du droit (langage du second niveau, descriptif) et l'épistémologie du droit (langage du troisième niveau, prescriptif) 186.

À partir d’une conception réaliste du droit et au regard de l’intérêt scientifique que nous reconnaissons à l’étude du discours de l’avocat dans l’explication du processus qui aboutit à la création normative, nous nous proposons d’insérer deux niveaux supplémentaires à la construction de Bobbio, comme en témoigne le tableau suivant.

186 V. N. Bobbio, Essais de théorie du droit : (recueil de textes), Louvain Paris, Bruylant, L.G.D.J, 1998, p. 185 et s.

25. Tableau présentant les différents niveaux de discours selon notre conception du droit et de la science.

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