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Un discours procédant de la volonté

Section 1. L’unité des discours dogmatiques

A. La fonction prescriptive

1. Un discours procédant de la volonté

143. L’interprétation dogmatique, fonction de la volonté - Tout discours dogmatique repose sur la volonté de son auteur de recommander une solution juridique plutôt qu’une autre : « la dogmatique a une fonction pratique (…) influer sur les décisions ultérieures »521. Si conformément à la TRI, le travail d’interprétation est toujours un acte de volonté522, les raisons qui poussent l’interprète d’une loi à recommander une signification plutôt qu’une autre à son auditoire dépendent toutefois de ses préférences subjectives comme l’attestent les deux hypothèses suivantes.

144. La volonté et l’interprétation dogmatique doctrinale - Lorsqu’un membre de la doctrine se livre au commentaire d’un arrêt de la Cour de cassation en adoptant une posture prescriptive, c'est-à-dire en montrant son adhésion ou son opposition à la décision prise, son interprétation correspond à l’expression de ses préférences subjectives (politiques, religieuses,

519 Sur la polysémie du concept de doctrine et sur sa mutation en une catégorie juridique, v. Ph. Jestaz et Ch. Jamin, La doctrine, Paris, Dalloz, 2004, spéc. pp. 2-4.

520 M. Troper, La philosophie du droit, op. cit., pp. 27-28 : « la qualité descriptive ou prescriptive des énoncés n’est pas liée à leur forme grammaticale. Par la phrase il fait froid on peut communiquer, selon le contexte, la manière dont on la prononce, ou bien une information sur la température ou bien son désir que quelqu’un ferme la fenêtre » ; v. égal. sur ce point les travaux de J. L. Austin qui prouve qu’un énoncé à l’apparence neutre et descriptive peut en réalité dissimiler une volonté d’influencer son destinataire, in Quand dire, c’est faire, (éd. originale parue en 1962), trad. et intr. G. Lane, Paris, Édition du Seuil, 1991 cf. supra n°6.

521 M. Troper, « Entre science et dogmatique, la voie étroite de la neutralité », op. cit., pp. 319-320.

économiques, sociales, etc.)523. Or, ces valeurs, qui orientent un commentaire dans un sens plutôt qu’un autre, ne sont que très rarement explicitées524. Son interprétation repose donc sur une volonté difficile à identifier. Il arrive toutefois qu’un mouvement doctrinal assume ses préférences subjectives en les explicitant.

C’est le cas du solidarisme contractuel525. Le courant solidariste, qui renvoie à une certaine conception de la « nature humaine »526, défend une vision de la relation contractuelle commandée par des préférences subjectives. Partant du constat qu’il existe la plupart du temps de profondes inégalités entre les parties à un contrat, cette vision promeut le rétablissement de l’équilibre entre les contractants et exige de la part de celui qui est en position de force un certain altruisme, c’est-à-dire que ce dernier doit consentir à prendre en considération, voire à sa charge, les intérêts de son partenaire contractuel527. Or, ces recommandations sont éminemment subjectives, elles sont fondées sur les préférences sociales et politiques de leurs auteurs. L’un des représentants de ce mouvement, Christophe Jamin, signale à cet égard que sa doctrine « repose sur le constat lucide (quasi marxiste) de profondes inégalités de classes, qui ne permettent pas à tous les individus – pourtant réputés semblables – d’exercer les droits dont ils sont virtuellement les titulaires »528.

523 Le caractère dogmatique de l’activité doctrinale n’est pas critiqué, il est simplement décrit. Nous le considérons même indispensable dans la mesure où il est assumé. V. sur ce point, P. Amselek, « La part de la science dans l’activité des juristes » , D. 1997, p. 339: « Ces commentaires critiques, dont la dogmatique ne s'est jamais privée jusqu'ici, loin de là, sont parfaitement légitimes et ne constituent nullement de sa part une espèce de dérive chronique, de manquement déontologique permanent : c'est le prétendu devoir de demeurer purement neutre, passif, acritique, de s'abstenir de tout jugement de valeur, qui constituerait de la part du juriste dogmaticien un manquement grave à sa fonction sociale, à ce que les autres attendent de lui : c'est-à-dire contribuer à faire progresser la réglementation juridique tant par ses analyses fouillées que par ses critiques et suggestions éclairées ». V. toutefois sur la critique de l'utilisation de la science comme voie de dissimulation des valeurs sous-jacentes à l'auteur d'un discours dogmatique : M. Troper, « Les topographes du droit. À propos de l'argumentation anti-mariage-gay : que savent les professeurs de droit ? », Grief, n°1, 2014, p. 68 à 77.

524 Sur la question des valeurs politiques dissimulées derrière la technique juridique, v. not. Th. Génicon, « Les juristes en droit des contrats : oppositions juridiques ou oppositions politiques ? », in La place du juriste face à la norme, Dalloz, Paris, 2012, p. 85 et s.

525 Le solidarisme contractuel est regardé comme l’une des trois doctrines contractuelles actuelles avec l’individualisme contractuel et les droits de l’homme du contrat par M. Mekki, in « Les doctrines sur l’efficacité du contrat en période de crise », RDC, 2010, p. 383 et s., spéc. pp. 387-388.

526 Note sous Civ. 1ère, 3 mai 2000, n°98-11.381, Bull. civ. I, n°131, JCP 2001.II.10510, Ch. Jamin : l’auteur fait remarquer à propos de l’arrêt Baldus que la tentative de conciliation entre les conceptions objective et subjective de la réticence était illusoire tant elle « renvoyait à une opposition assez profonde entre deux conceptions du contrat, voire de manière implicite à deux visions de la nature humaine ».

527 Ch. Jamin, « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel », in Le contrat au début du XXIème siècle, Etudes offertes à Jacques Ghestin, Paris, LGDJ, 2001, p. 441 et s., spéc. p. 451 ; V. égal. D. Mazeaud, « Loyauté, solidarité, fraternité: la nouvelle devise contractuelle ? », in Etudes offertes à F. Terré, Paris, Dalloz, 1999, p. 603 et s. Précisons toutefois que si ces deux auteurs sont considérés comme les représentants du mouvement solidariste, ils ne partagent pas la même approche du problème de l’inégalité entre les parties au contrat.

528 Ch. Jamin, « Le procès du solidarisme contractuel : brève réplique », in L. Grynbaum et M. Nicod (dir.), le solidarisme contractuel, Paris, Economica, 2004, p. 162.

Ainsi et sans surprise, les partisans d’une telle analyse contractuelle portent un regard orienté sur les interprétations authentiques en lien avec la question. Ils ont tendance à saluer les décisions de la Cour de cassation lorsqu’elles sanctionnent un comportement exprimant la domination effective d’un contractant sur l’autre, et à porter un regard critique sur les décisions qui, à l’inverse, n’accordent aucune conséquence juridique à cette situation d’inégalité. Par exemple, lorsqu’à la question de savoir si l’acheteur d’un bien était tenu d’informer le vendeur sur un élément déterminant de son consentement, la Cour de cassation s’est prononcée négativement dans le célèbre arrêt Baldus529, ces auteurs ont condamné cette solution en recommandant la position opposée. Par exemple, Denis Mazeaud voit dans cet arrêt une double rupture : « rupture d’une part, avec les règles que la jurisprudence avait précédemment dégagées sur la réticence dolosive ; rupture d’autre part, et d’une façon plus générale, avec l’exigence de bonne foi dans la formation du contrat, qui subit ici un coup d’arrêt assez net »530. Cette interprétation doctrinale est dogmatique car elle tend à critiquer une position jurisprudentielle en fonction d’une conception particulière et subjective des relations contractuelles.

La plupart du temps, il est toutefois impossible d’identifier les valeurs qui orientent les discours doctrinaux parce qu’elles sont propres à leurs auteur531. Le recours aux valeurs est alors implicite voire instinctif, sorte de jusnaturalisme « inconscient » et individualisé. Xavier Magnon indique en ce sens que le discours doctrinal « repose sur des présupposés idéologiques, sur des choix concernant son objet qui souvent, par manque de temps, ou par absence de conscience, ne sont pas identifiés, énoncés ou formalisés »532. Cette attitude renvoie à une conception très personnelle du droit qui avait été décrite par Villey : « chacun décore aujourd’hui du nom de la justice ses préjugés individuels, ses habitudes intellectuelles héritées d’une éducation particulière, ou très naïvement les principes favorables à son intérêt »533.

529 Civ. 1ère, 3 mai 2000, n°98-11.381, Bull. civ. I, n°131 : « alors qu'aucune obligation d'information ne pesait sur l'acheteur ».

530 Note sous Civ. 1ère, 3 mai 2000, arrêt préc., Defrénois 2000, art. 37237, p. 1110, D. Mazeaud. V. contra, Defrénois 2000, art. 37237, obs. P. Delebecque : « c’est dans cette ligne de liberté que le droit des contrats doit s’inscrire et non dans celle d’une pensée unique moralisatrice, fût-elle parfois éclairée ».

531

V. toutefois et par ex. les positions de Ph. Malaurie in « Le droit et l’exigence de dignité », Études, Tome 398, 2003, p. 619!628. L’auteur, qui ne dissimule pas sa sensibilité pour la religion catholique, propose une lecture de l’exigence de dignité par le biais de cette préférence subjective, laquelle est ici clairement assumée.

532 X. Magnon, Théorie(s) du droit, Paris, Ellipses, 2008, p. 9.

533 M. Villey, « Abrégé de droit naturel classique » in Leçons d’histoire de la philosophie du droit, 2e éd., Paris, Dalloz, 2002, pp. 130-131.

145. La volonté et l’interprétation dogmatique de l’avocat - L’interprétation de l’avocat est également un acte de volonté534. Contrairement au discours doctrinal, le discours de l’avocat est fondé sur des préférences qui sont facilement identifiables puisque ce sont celles du client. Cet acte de volonté exprime effectivement des préférences subjectives, mais celles-ci sont assumées, elles correspondent aux attentes du justiciable représenté. Certes, un avocat peut toujours refuser de défendre un client pour des raisons de conscience personnelle, mais dès lors qu’il accepte de représenter les intérêts du justiciable, ceux-ci se confondent avec les siens propres par l’effet du mandat535.

Par exemple, suite à l’arrêt Baldus préalablement exposé, et dans une situation analogue qui s’est soldée par un arrêt du 15 novembre 2000536, l’avocat du demandeur au pourvoi a critiqué l’arrêt d’appel dans un sens favorable à l’intérêt de son client. En l’espèce, le client était une personne morale, la société « Carrière de Brandefert ». Conformément à la promesse de vente, elle s’était, substituée au premier acquéreur, afin de devenir propriétaire d’une parcelle de terrain et exploiter la richesse du sous-sol. Cette information relative à la teneur du sous-sol, pourtant déterminante du consentement, n’avait pas été divulguée aux vendeurs qui, une fois avertis, tentèrent d’obtenir l’annulation de la vente pour dol. La cour d’appel fit droit à la demande des vendeurs en retenant un dol par réticence. La société forma un pourvoi en cassation. Son avocat critiqua alors cet arrêt en rappelant implicitement à la Cour de cassation la solution qu’elle avait adoptée quelques mois auparavant dans l’arrêt Baldus : « la bonne foi contractuelle ne va pas jusqu'à imposer à l'acquéreur d'informer son vendeur des qualités de la chose vendue et de la destination projetée de celle-ci »537. L’interprétation ainsi proposée à la Cour de cassation ne dépendait pas des préférences subjectives du représentant mais était entièrement guidée par la volonté du client de maintenir le contrat de vente.

146. Propos conclusifs - En définitive, l’activité dogmatique est toujours fonction de la volonté. Lorsqu’un universitaire produit un discours dogmatique, celui-ci repose sur la

534

C’est le sens de la démonstration menée dans le premier titre.

535 Sur le mandat ad litem : cf. not. supra n°89.

536 Civ. 3ème, 15 nov. 2000, n°99-11.203, Bull. civ. III, n°171.

volonté de prescrire une solution conforme à ses valeurs. De la même manière, l’avocat oriente son interprétation en fonction de la volonté et de l’intérêt de son client538.

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