• Aucun résultat trouvé

La portée distinctive de la fonction prescriptive

Section 1. L’unité des discours dogmatiques

B. La portée distinctive de la fonction prescriptive

150. Le discours dogmatique est prescriptif car il repose sur la volonté de son auteur d’influencer les organes normatifs et qu’il contient en conséquence des évaluations en vue de prescrire une signification plutôt qu’une autre. Si cette caractéristique est incompatible avec le discours scientifique (1), elle est également une qualité du discours authentique, c'est-à-dire des interprétations de la Cour de cassation (2).

1. Un point de rupture avec le discours scientifique

151. Le caractère exclusivement descriptif du discours scientifique - Les théoriciens positivistes ont ceci en commun qu’ils admettent, à côté du droit, l’existence de discours scientifiques dont l’objet consiste uniquement à décrire le droit. Convaincus de la possibilité d’adopter une démarche purement scientifique, ils s’astreignent à porter un regard descriptif sur le droit. C’est le postulat posé par Kelsen et qui peut se résumer ainsi : à celui qui veut faire œuvre de science, il est prescrit de décrire549. Cette prescription épistémologique éloigne ainsi le discours dogmatique du discours scientifique tant au niveau de sa fonction que de son contenu.

152. Un discours fonction de la connaissance et non de la volonté - Le discours scientifique est fonction, non de la volonté, mais de la connaissance. Conformément à une ontologie réaliste, l’auteur d’un discours scientifique ne cherche pas à prescrire une signification parmi d’autres, il souhaite simplement décrire celles qui ont été dégagées par les interprètes authentiques, notamment par la Cour de cassation550. En conséquence, le contenu de ce discours est constitué de propositions et non d’interprétations qui sont toujours des évaluations551. Les propositions se distinguent des évaluations car elles peuvent être vérifiées.

549 Kelsen insiste sur le concept de neutralité axiologique. V. par ex. in Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962, p. 92 : « La science du droit n'a ni à approuver ni à désapprouver son objet, mais uniquement à le connaître et à le décrire. Bien que les normes juridiques en tant que prescriptions fondent des valeurs, la fonction de la science du droit n'est en aucun sens d'apprécier son objet ou de 1'évaluer ; elle est seulement de le décrire, indépendamment de tout jugement de valeur (wertfreiheit). Le juriste scientifique ne s'identifie avec aucune valeur juridique, notamment pas avec celles qu'il décrit ». V. égal. M. Troper, « Contribution à une critique de la conception kelsénienne de la science du droit », in Mélanges offerts à Charles Chaumont, Paris, Pedone, 1984, p. 527 : l'auteur explique que la Théorie pure du droit comporte une théorie de la science du droit qui « indique les conditions auxquelles devrait satisfaire le comportement des juristes pour être scientifique, elle leur prescrit de décrire ».

550

cf. supra n°75 et 76.

551 M. Troper, La philosophie du droit, op. cit., p. 27 : l’auteur distingue la proposition de la prescription : « par la première, nous communiquons des informations, nous décrivons le monde ; par la seconde, nous tentons de provoquer des conduites au moyen de commandements, de conseils ou de recommandations ».

Ainsi, selon la TRI, elles sont vraies si la Cour de cassation a effectivement affirmé la solution décrite, fausses dans le cas inverse. Autrement dit, le discours scientifique maintient une extériorité par rapport à son objet, alors que le discours prescriptif, « quoi que formellement extérieur à son objet (…) se place à son niveau »552.

153. Difficulté liée à l’identification de discours universitaires purement scientifiques - En pratique, il est toutefois difficile de trouver des illustrations de discours purement scientifiques dans la littérature juridique. Riccardo Guastini a justement mis en évidence le caractère ambivalent des travaux universitaires : « du point de vue du réalisme juridique, la pratique effective des juristes académiques ne peut pas être considérée véritablement comme une science (…) si nous portons un regard désenchanté, il nous apparaît très clairement que leurs discours ne sont jamais purement descriptifs, ne sont jamais totalement descriptifs »553. Paul Amselek considère même que cette quête est vaine. Contestant l’ambition normativiste de réduire l’activité dogmatique à une activité scientifique, l’auteur estime que « même les commentaires purement analytiques ou didactiques de la dogmatique juridique n’ont rien à voir, ni de loin, ni de près, avec les lois scientifiques »554. Dans les commentaires d’arrêts par exemple, des parties descriptives cohabitent avec des parties prescriptives, c'est-à-dire avec une appréciation positive ou négative de la solution.

On peut toutefois s’essayer à proposer deux illustrations de discours qui tendent à être purement scientifiques. C’est notamment le cas des notes d’arrêts qui prennent la forme d’une description succincte d’une actualité jurisprudentielle, souvent accompagnée d’un parallèle avec des interprétations antérieures de la Cour de cassation rendues dans le même domaine ou dans des domaines voisins. Récemment, dans une note publiée au Dalloz, à propos de la preuve d’un contrat de cautionnement disproportionné, un auteur décrit la solution d’un arrêt de la Cour de cassation sans l’approuver ou la contester555. La norme en vigueur est simplement reformulée : « lorsqu'il est établi ou nullement contesté que le cautionnement, lors de l'engagement de la caution, était manifestement disproportionné, ce n'est plus à la

552 M. Boudot, « La doctrine de la doctrine de la doctrine... : une réflexion sur la suite des points de vue méta - ... - juridiques », Revue interdisciplinaire d'études juridiques, 2007, vol. n°59, p. 47.

553 R. Guastini, « Le réalisme juridique redéfini (Legal Realism Restated) », trad. É Millard, Revus, n°19, 2013, p. 124.

554 P. Amselek, « La part de la science dans l'activité des juristes », art. préc., p. 341 ; v. égal. du même auteur, « A propos de la théorie kelsénienne de l’absence de lacunes dans le droit », APD, tome 33, 1988, p. 299 : Kelsen se ferait une fausse idée du rôle de la doctrine universitaire : « ce n'est pas du tout une science, comme il le prétend, une science qui, à l'instar des autres sciences, observerait impartialement des phénomènes en vue d'élaborer des lois de leur survenance ».

caution de rapporter la preuve du caractère toujours disproportionné de son engagement et de son incapacité à y faire face à la date où elle est appelée en garantie. Cette fois, c'est au créancier de démontrer que le patrimoine de la caution lui permet de faire face à son obligation »556. Elle est ensuite mise en système avec les précédents jurisprudentiels : « Récemment, la Cour de cassation est venue affirmer que c'est à la caution, qui entend se prévaloir du caractère disproportionné de son engagement par rapport à ses biens et revenus, d'en rapporter la preuve »557. Ici, l’auteur n’approuve ni ne désapprouve la solution adoptée par la Haute juridiction, il en fait simplement état. Ce type de discours peut aussi se retrouver dans des ouvrages principalement destinés aux praticiens, lesquels ne laissent pas, ou très peu de place, à l’exposé des positions doctrinales, préférant la retranscription fidèle et concise des textes de lois et surtout des arrêts concernant les points étudiés558.

Cela dit, on comprend pourquoi la présentation exclusivement scientifique des normes en vigueur présente peu d’intérêt pour les membres de la communauté universitaire. En dehors de ses vertus pédagogiques, la simple description du droit positif ne permet pas d’influer sur son évolution559, comme le permet l’activité dogmatique.

2. L’analogie avec le discours authentique

154. Discours dogmatiques et authentiques, fonction de la volonté - Les discours authentiques, c'est-à-dire les interprétations notamment émises par la Cour de cassation sont, à l’instar des discours dogmatiques, de nature prescriptive. Conformément à la TRI, les interprétations sont des actes de volonté, et celles de la Cour de cassation ne font pas exception. Elles ne tendent pas à révéler, par un acte de connaissance, des significations

556 Note préc., à comp. avec la solution de l’arrêt : « Attendu qu'il résulte de la combinaison de ces textes qu'il incombe au créancier professionnel qui entend se prévaloir d'un contrat de cautionnement manifestement disproportionné lors de sa conclusion aux biens et revenus de la caution, personne physique, d'établir qu'au moment où il l'appelle, le patrimoine de celle-ci lui permet de faire face à son obligation ».

557 Note. préc., p. 868.

558 V. par exemple la coll. Memento pratique éditée par F. Levebvre dans de nombreuses matières (droit commercial, social, fiscal, comptable etc.) et actualisée chaque année.

559

Sur l’intérêt de la dogmatique chez les universitaires, v. E. Picard, « Science du droit ou doctrine juridique », in L’unité du droit, Mélanges en hommage à Roland Drago, Paris, Economica, 1996, p. 128 : la science du droit « peut bien procéder à des recherches, mais son propos même lui interdit de découvrir autre chose que l'étant, en ce qui concerne le droit lui-même: cette science produit sans doute de la connaissance sur le droit, mais ne participe donc pas à l'élaboration du droit, car elle se défend d'intervenir en droit » ; D. de Béchillon, « Porter atteinte aux catégories anthropologiques fondamentales ? Réflexions, à propos de la controverse Perruche, sur une figure contemporaine de la rhétorique universitaire », RTD Civ., 2002, p. 65: le positivisme kelsénien « n'a jamais interdit ni même déconseillé à quiconque d'émettre des jugements de valeurs » ; F. Terré, « A propos de la doctrine de la doctrine de la doctrine », Revue de droit d'Assas, n°3, févr. 2011, p. 40 : « Il n’en est pas moins vrai qu’une attitude consistant à se départir de tout esprit critique guette les juristes et se manifeste de leur part lorsqu’ils se bornent à raconter la loi et à enfiler comme des perles les décisions de jurisprudence ».

législatives qui étaient déjà présentes, elles attribuent ces significations en recourant à des évaluations. Cette conception de l’activité juridictionnelle, à laquelle nous adhérons pleinement, a déjà été présentée et opposée à la conception normativiste, qui tend à voir dans l’activité d’interprétation de la Cour de cassation, un acte de connaissance suivi d’un acte de volonté560. Les discours authentiques et dogmatiques sont donc purement volitifs et sont le résultat d’interprétations, c’est-à-dire d’évaluations.

En définitive, la fonction prescriptive du discours dogmatique permet de le distinguer du discours scientifique, mais constitue un point de contact avec le discours authentique. Il convient donc de rechercher ailleurs un élément distinctif des deux discours. La nature des résultats qu’ils produisent constitue justement un point de séparation des deux activités.

§2. Une unité fondée sur le résultat du discours

155. Le discours dogmatique aboutit toujours au même résultat et ce quelle que soit la qualité de son auteur (universitaire ou praticien) : une norme applicable (A). Cette particularité du discours dogmatique permettra de le différencier, de manière concluante, des discours scientifiques et authentiques qui produisent d’autres résultats (B).

Outline

Documents relatifs