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Le renouvellement des fonctions de la science

Section 2. L’adoption de l’explication réaliste

A. Le renouvellement des fonctions de la science

74. De la conception hylétique à la conception expressive des normes - Si l’approche réaliste autorise l’étude des discours dogmatiques, c’est parce que la conception expressive des normes sur laquelle elle s’appuie permet, d’un point de vue épistémologique, de reconnaître de nouvelles fonctions à la science.

En révélant les incohérences internes au normativisme, Michel Troper leur a trouvé une cause commune : la conception hylétique des normes. Le droit ne peut pas se concevoir comme une entité idéelle, l’expression d’un devoir-être objectif détaché d’une volonté subjective. D’ailleurs, selon l’auteur, si Kelsen s’est rallié à cette conception ontologique, c’est uniquement pour assurer la spécificité de la science du droit. Dans la Théorie pure, c’est « la conception de la science du droit qui détermine ici l’ontologie des normes. Ce n’est pas parce que les normes possèdent une nature spécifique qu’elles sont l’objet d’une science spécifique, mais au contraire parce qu’il faut créer une science spécifique qu’on doit leur reconnaître une nature spécifique »324. Pourtant, on a pu constater qu’une telle définition du droit était inapte à expliquer la validité des interprétations juridictionnelles325. Seule une conception expressive du droit le peut.

L’approche réaliste retient justement que la norme n’est pas une idéalité, qu’elle est au contraire un fait. La norme se définit alors comme l’acte de volonté qui attribue un sens authentique à un énoncé textuel constitutionnel, législatif ou réglementaire... Elle n’est pas un sollen, comme le retient Kelsen, mais un sein. Cette conception est celle des théories empiristes qui prétendent s’opposer à « toute vision idéaliste du droit »326 et qui reconnaissent « à l’interprète une souveraineté absolue dans l’opération de construction du sens d’un énoncé juridique »327. Elle entraîne une conséquence majeure du point de vue de la science. Dans la mesure où la science juridique « n’a pas pour objet un devoir-être mais des faits qui parlent d’un devoir-être »328, elle ne « correspond en rien au modèle d’une science du droit à la Kelsen »329, car s’intéressant à des faits, rien ne l’empêche d’étudier les liens qui les unissent en vue de décrire le droit mais également en vue d’expliquer son mode d’apparition.

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M. Troper, « Les théories volontaristes du droit : ontologie et théorie de la science du droit », in Christophe Grzegorczyk , Paul Amselek( Dir.), Controverses autour de l’ontologie du droit, Paris, PUF, 1989, p. 56, rééd. in Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 61.

325 Cf. supra n°52.

326 D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF Lamy, 2003, *Réalisme, rubrique rédigée par E. Millard, p. 1297.

327 A. Viala, Philosophie du droit, Paris, Ellipses, 2010, n°61, p. 119.

328 É. Millard, Théorie générale du droit, Paris, Dalloz, 2006, p. 45.

75. Le rôle a priori limité de la science du droit, la description des décisions rendues par les cours suprêmes - Au regard de l’ontologie réaliste, le rôle de la science semble à première vue fortement restreint pour Michel Troper, encore plus que dans la Théorie pure330. Déjà, et en tant que science positiviste, la science réaliste du droit s’impose une restriction méthodologique, celle de décrire son objet sans recourir à des jugements de valeur conformément au principe de neutralité axiologique. Par ailleurs, et ces restrictions sont propres à la conception réaliste du droit, la science ne peut pas étudier les textes, ni procéder par interprétations. Dans la mesure où les normes correspondent aux interprétations authentiques des juridictions suprêmes, la science du droit ne peut en effet intervenir antérieurement à leurs décisions, mais seulement après. Autrement dit, « décrire la norme en vigueur, c’est simplement décrire cette décision. Tant qu’elle n’a pas eu lieu, la norme n’est pas en vigueur et ne peut être décrite »331. La science du droit ne peut pas non plus être une activité interprétative, car cette activité, qui suppose des évaluations, n’est pas descriptive. Ainsi, la science du droit, qui « ne comporte pas de prescriptions, ni de jugement de valeur »332, doit seulement décrire les décisions des juges suprêmes, c’est-à-dire les sens que ces interprètes ont donné aux énoncés textuels. Ainsi conçue, et même si ces descriptions des normes peuvent prendre la forme d’une systématisation333, la science juridique semble présenter peu d’intérêt. Il est vrai qu’en tant qu’elle prouve que l’interprétation est seulement un acte de volonté, elle réduit le rôle des universitaires qui poursuivent l’ambition de connaître et de décrire leur objet d’étude à la retranscription fidèle des décisions de justice334. En réalité, elle leur offre également le moyen d’assumer une autre fonction beaucoup plus innovante.

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Kelsen, qui attribue aux énoncés textuels une valeur normative, attribue à la science du droit le rôle de décrire tous les sens possibles de la norme (cf. supra n°37) avant qu’elle ne soit interprétée par une juridiction contrairement à Michel Troper qui qualifie cette fonction de dogmatique (cf. supra n°65).

331

M. Troper, « Entre science et dogmatique, la voie étroite de la neutralité », in P. Amselek (dir.), Théorie du droit et science, Paris, PUF, 1994, p. 319.

332 Ibid., p. 311.

333 Comme le précise Michel Troper, la science du droit peut présenter et décrire plusieurs interprétations authentiques simultanément et décrire les liens qui les unissent ou qui les séparent, elle peut donc systématiser les normes, et en proposer ainsi une description globale, V. ibid., p. 323: « si la norme (…) est la somme des interprétations, alors c’est cette somme que décrit la proposition de droit ».

334 V. sur ce point le réponse de Michel Troper à Otto Pfersmann à propos de l’emploi de l’expression scepticisme doctrinal pour caractériser sa théorie in « Réplique à Otto Pfersmann », RFDC, 2002, p. 338-339 : « Cette qualification laisse penser que ces thèses sont irrationnelles ou hostiles au rationalisme, alors qu'elles consistent au contraire à soutenir très rationnellement que le droit n'est pas le produit de la raison. De même, l'appellation de scepticisme doctrinal peut conduire à croire que la TRI est sceptique par doctrine et que le scepticisme est pour elle le point de départ de l'analyse, alors qu'il en est la conclusion ».

76. Le rôle complémentaire et novateur assigné à la science, l’étude du processus conduisant à la norme en vigueur - Comme l’explique l’auteur de la TRI, « si c’est l’acte d’interprétation qui produit la norme, le processus qui y conduit doit lui aussi être décrit »335. Dans cette perspective, Michel Troper et plusieurs autres auteurs ont proposé, en complément de la TRI, la Théorie des contraintes juridiques336. Elle a pour objet la description des contraintes qui pèsent sur l’interprétation des juridictions suprêmes, c’est-à-dire des facteurs qui les conduisent à adopter des solutions prévisibles et cohérentes. Seules sont recherchées et décrites les contraintes juridiques. Les auteurs de cette théorie n’entendent en effet pas recourir à « des méthodes propres aux sciences économiques, politiques, linguistiques, psychologiques ou sociologiques (…) autour desquelles se sont structurées les théories réalistes américaines » 337 . Les contraintes purement juridiques dépendent de « la configuration du système juridique », lui même déterminé par « un ensemble d’énoncés à fonction prescriptive produits par des acteurs juridiques - c'est-à-dire par ceux qui sont désignés comme tels par les énoncés du système juridique » 338. Pour les identifier, la Théorie des contraintes s’appuie, comme la TRI, sur une conception expressive des normes et recherche alors les relations causales entre des faits, c’est-à-dire entre les contraintes juridiques et la décision du juge suprême. Ce faisant, elle constitue une science empirique qui échappe aux incompatibilités entre l’être et le devoir-être dégagées par la loi de Hume339. Ainsi, la science est amenée à déterminer ces contraintes qui pèsent sur l’interprète authentique. Cette mission semble peu compatible avec l’objet de la science du droit : les normes en vigueur. A première vue, il s’agirait effectivement de décrire des faits qui concourent à la norme en vigueur, et non la norme en vigueur elle-même. En réalité, il s’agit encore de décrire une norme en vigueur. C’est seulement lorsqu’une norme est en vigueur qu’il est possible de chercher à comprendre le processus qui a conduit à sa création.

335

M. Troper, « Entre science et dogmatique, la voie étroite de la neutralité », art. préc., p. 323.

336 M. Troper, V. Champeil-Desplats, Ch. Grzegorczyk (dir.), Théorie des contraintes juridiques, Bruxelles, Paris, Bruylant, LGDJ, 2005.

337

M. Troper, V. Champeil-Desplats, « Proposition pour une théorie des contraintes juridiques », in op. cit., pp. 12-13. Les auteurs poursuivent en proposant des exemples de ces contraintes « les considérations financières, les structures linguistiques des textes, l’emploi de la force, l’opinion publique, les sensibilités politiques, religieuses ou morales des acteurs, les lectures … » qui proviennent de contraintes extérieures au système juridique.

338 Ibid., p. 13, sur cette notion de contrainte juridique, cf. infra n°77.

339

V. contra D. de Béchillon, « L’ordre de la hiérarchie des normes et la théorie réaliste de l’interprétation. Réflexions critiques », RRJ, n°1, 1994, p. 249 : Michel Troper « ambitionne d’échafauder un système par lequel, contrairement à l’interdiction absolue de Kelsen, un pur fait pourra se trouver à l’origine causale et logique de caractère obligatoire de la règle de droit ».

Cette méthode, appelée « rétrodiction » 340, consiste à s’intéresser à la probabilité des causes qui ont concouru à un événement passé. Il faut la distinguer de la prédiction qui consiste au contraire à s’intéresser aux probabilités qu’un événement futur se réalise341. La rétrodiction, dans la théorie réaliste de l’interprétation, repose donc sur l’identification des contraintes qui ont pesé sur l’interprète authentique, à l’origine de la norme en vigueur. Si le juge est libre de choisir le sens qu’il désire, dans la mesure où le discours législatif ne contient aucune signification, ce choix résulte d’un ensemble de contraintes juridiques qui ont dirigé sa décision et qu’il faut également parvenir à identifier.

Avec la Théorie des contraintes juridiques, la science se découvre donc un nouveau rôle. En plus de décrire les normes en vigueur, résultant de l’interprétation authentique, elle est invitée à identifier « le processus qui dirige la solution »342 adoptée par l’interprète authentique et ainsi à expliquer pourquoi le juge a opté pour une signification plutôt qu’une autre. Une fois la norme entrée en vigueur, il faut donc remonter le fil du temps pour déterminer ce qui a poussé l’auteur de la norme à opter pour tel ou tel contenu. Or, si on recherche ce qui peut expliquer pourquoi le juge suprême a opté pour telle ou telle interprétation, l’étude du discours de l’avocat aux Conseils, dans la mesure où il lui est spécialement destiné, apparaît opportune. Finalement, ce n’est pas parce que le discours de l’avocat ne présente aucune scientificité qu’il est dépourvu d’intérêt scientifique, en particulier lorsqu’il est adressé à l’interprète authentique.

B. Le discours de l’avocat : un terrain d’étude pour la théorie des

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