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La spécificité du résultat du discours dogmatique

Section 1. L’unité des discours dogmatiques

B. La spécificité du résultat du discours dogmatique

160. Au regard de la spécificité de son résultat, le discours dogmatique se distingue du discours scientifique (1) et du discours authentique (2).

1. La spécificité par rapport au discours scientifique

161. La vérification de l’énoncé, différence entre norme applicable et propositions relatives aux normes en vigueur - Discours dogmatique et scientifique se distinguent déjà au regard de leur fonction, le premier prescrit alors que le second décrit569. Ils s’opposent encore, et par voie de conséquence, au regard de leurs résultats. Alors que le discours dogmatique produit une norme applicable, le discours scientifique produit des propositions relatives aux normes en vigueur. Le point de rupture entre ces deux énoncés se situe ainsi dans leur aptitude à être vérifiés.

162. La possibilité de vérifier les propositions formulées par la science juridique - Les normes applicables ne sont jamais susceptibles d’être vraies ou fausses alors que « les propositions de la science du droit (…) peuvent être vérifiées – elles sont vraies si l’événement qu’elle décrivent a eu lieu, fausses dans le cas contraire »570. Dès qu’une proposition correspond à l’objet qu’elle entend décrire, alors il s’agit d’une proposition scientifique571. Dans le cas contraire, elle perd ce caractère. Il existe plusieurs exemples de ce type d’énoncé. Ils se retrouvent notamment dans des extraits de commentaires d’arrêts, lorsque leurs auteurs décrivent une solution de la Cour de cassation en la citant ou en la reformulant fidèlement572.

569 cf. supra n°151 et s.

570

M. Troper, « Entre science et dogmatique, la voie étroite de la neutralité », op. cit., p. 320.

571 Il s’agit du principe traditionnel de « vérité-correspondance », formulé en premier par Aristote, qui suppose l’existence d’un lien entre les termes d’un discours et sa portée existentielle, c’est-à-dire d’une adéquation entre un fait et le discours qui s’en saisit. V. Aristote, Catégories de l’interprétation. Organon I et II, trad. Jules Tricot, Paris, J. Vrin, 2014, spéc. p. 95 : « Tout discours a une signification, non pas toutefois comme un instrument naturel, mais ainsi que nous l'avons dit, par convention. Pourtant tout discours n'est pas une proposition, mais seulement le discours dans lequel réside le vrai ou le faux, ce qui n'arrive pas dans tous les cas : ainsi la prière est un discours, mais elle n'est ni vraie, ni fausse ».

163. L’impossibilité de vérifier les normes applicables recommandées par la dogmatique juridique - Le discours dogmatique produit une norme applicable qui n’est pas susceptible d’être vérifiée, car elle n’est ni vraie, ni fausse.

On pourrait toutefois soutenir qu’une norme applicable recommandée par un juriste (universitaire ou praticien) est vraie dès lors qu’elle est reprise par la Cour de cassation, devenant ainsi une norme en vigueur. Par exemple, lorsqu’en 2007, la Cour de cassation est venue poser une distinction entre la « substance » et les « prérogatives contractuelles » afin de clarifier la portée de l’article 1134 du Code civil573, elle a immédiatement précisé, dans un communiqué, qu’elle s’était inspirée d’une interprétation doctrinale proposée par plusieurs universitaires574. La norme applicable préconisée par ces auteurs est alors devenue, suite à une décision de la Haute juridiction, une norme en vigueur. Pour autant, est-il possible d’affirmer que cette reconnaissance jurisprudentielle signifie que la norme applicable proposée est vérifiée ? La réponse à cette question varie en fonction de la définition du droit que l’on retient. Holmes, père du mouvement réaliste américain, adopte une conception du droit permettant de répondre positivement à cette interrogation. En affirmant que le droit correspond « aux prédictions de ce que les tribunaux décident effectivement »575, il admet que puissent exister des discours dogmatiques vrais, c'est-à-dire des prédictions ultérieurement reconnues par les juridictions suprêmes. La science du droit aurait alors pour objet l’ensemble des prédictions portées sur les décisions judiciaires. On peut opposer à cette conception du droit au moins deux arguments.

Le premier qui a été avancé par Kelsen, tient à ce qu’elle repose sur une confusion entre la science du droit et son objet : l’activité de prédiction « n’est pas la tâche de la science du droit, qui ne peut décrire les normes individuelles créées par les tribunaux et les normes générales créées par les organes législatifs ou par la coutume qu’après qu’elles sont entrées en vigueur »576. Le reproche tient à ce que l’étude des normes susceptibles de se transformer en droit positif ne peut être considérée comme scientifique. L’objet d’étude, les normes en devenir, n’est pas clairement identifiable et sa délimitation, éminemment subjective,

573 Com., 10 juil. 2007, n°01-14.768, Bull. civ. IV, n°188 : « Si la règle selon laquelle les conventions doivent être exécutées de bonne foi permet au juge de sanctionner l'usage déloyal d'une prérogative contractuelle, elle ne l'autorise pas à porter atteinte à la substance même des droits et obligations légalement convenus entre les parties ».

574 Communiqué relatif à l'arrêt n°966 du 10 juil. 2007, Service de documentation et d’études de la Cour de cassation : la Cour de cassation signale que « cette distinction n’est pas inconnue en doctrine (V. not. P. Malaurie, L. Aynès et P. Stoffel-Munck, Les obligations, n°764) et rejoint celle qui est parfois faite entre "Force obligatoire et contenu obligationnel du contrat" (P. Ancel, RTD civ. 1999, 772) ».

575 O. W. Holmes, « The Path of the Law », Harvard Law Review, 1897, p. 457!478, spéc. p. 481, trad. C.-S. Pinat, in Cahiers Teutates, n°1/5, 2012 [Online].

contrarierait ainsi la neutralité axiologique au fondement de l’entreprise cognitive. Aussi pertinent soit-il, l’argumentaire kelsénien, qui consiste à affirmer qu’on ne peut connaître que le droit existant, c'est-à-dire les décisions juridictionnelles, s’associe difficilement avec le fait qu’il attribue, aux énoncés textuels (Constitution, lois, règlements, etc.) une signification. En d’autres termes, si Kelsen admet qu’une loi contient une signification objective que le juge est en mesure de connaître577, alors il ne peut, sans se contredire, ôter tout caractère scientifique aux discours intervenant avant la décision juridictionnelle578. Selon cette conception, la science du droit peut jouer un rôle en amont de l’activité juridictionnelle car l’objet d’étude, le droit, lui préexiste et les propositions qui résultent de cette activité peuvent être vraies ou fausses.

Plus convaincante est alors l’argumentation de Michel Troper dans la mesure où il soutient que les énoncés textuels n’ont, avant leur interprétation par les juridictions suprêmes, aucune signification authentique. Ce postulat, qui a déjà été présenté, ôte tout caractère cognitif aux interprétations authentiques : il ne s’agit pas pour la Cour de cassation de connaître, d’appliquer les énoncés textuels mais de leur attribuer une signification librement déterminée. Actes de pure volonté, les interprétations authentiques ne sont ni vraies, ni fausses, pas plus que les interprétations dogmatiques qui les précèdent. Pour reprendre l’exemple initial, lorsque certains universitaires ont recommandé de distinguer entre substance contractuelle et prérogative contractuelle, cette prescription n’était ni vraie, ni fausse. Elle n’est pas devenue vraie parce que la Cour de cassation a repris à son compte la distinction. Ni l’interprétation authentique ni l’interprétation dogmatique ne sont vérifiables puisque ni l’une, ni l’autre, ne contiennent une vérité qui correspondrait à l’énoncé interprété, à savoir l’article 1134 du Code civil.

En définitive, les énoncés dogmatiques produits antérieurement ou postérieurement à l’interprétation des cours suprêmes579 ne sont pas des énoncés scientifiques car ils contiennent des évaluations. Comme le précise Michel Troper, « la proposition de la dogmatique que la loi L a le sens qu’il est obligatoire que p n’est en effet pas vérifiée par cette circonstance qu’un juge produit un énoncé identique, ni infirmé dans le cas contraire, car la dogmatique

577

Sur le caractère dual de l’interprétation juridictionnelle, cf. supra n°38.

578 M. Troper, « Entre science du droit et dogmatique, la voie étroite de la neutralité », op. cit., p. 318 : « dans la mesure où comme Kelsen l’admet par ailleurs, toute création du droit est en même temps application, celle-ci présuppose naturellement la connaissance du droit applicable ».

579 M. Troper, « Entre science et dogmatique, la voie étroite de la neutralité », op. cit., p. 320 : « Il est fréquent que, même après la décision du juge, la dogmatique affirme que le juge s’est trompé sur la norme applicable. Une telle attitude n’est nullement illégitime : prétendre que le juge s’est trompé ne signifie pas contester l’existence d’une norme en vigueur, mais seulement exprimer un énoncé invérifiable, de sorte que, même après la décision judiciaire, la discussion peut se poursuivre dans le but d’influer sur des décisions ultérieures ».

ne prétendait pas décrire cet énoncé, qui exprime une norme en vigueur »580, mais formulait seulement une proposition subjective de norme.

2. La spécificité par rapport au discours authentique

164. L’aptitude à produire des effets juridiques, différence entre norme applicable et norme en vigueur - Les discours dogmatiques et authentiques ont de nombreux points communs. Fondés sur la volonté de leurs auteurs, ils poursuivent une fonction prescriptive et contiennent des évaluations en vue d’imposer le choix d’une signification plutôt qu’une autre. Il est toutefois possible d’opposer ces deux types d’interprétation dès lors qu’on admet que « le droit est formé d’une espèce particulière de prescriptions : les normes » 581 en vigueur. En d’autres termes, les résultats des interprétations authentiques et dogmatiques sont différents : les premières génèrent des normes en vigueur, les secondes des normes applicables. Seules les premières créent du droit, les secondes peuvent seulement influencer les juridictions suprêmes, c'est-à-dire pour ce qui nous intéresse la Cour de cassation, à adopter la signification préconisée. Conformément à la définition de l’interprétation authentique, une prescription dogmatique ne s’impose pas en tant que telle comme une norme en vigueur dans le système juridique. Elle peut être reprise, écartée ou abandonnée par l’interprète authentique qui dispose toujours du dernier mot. La norme applicable se distingue donc de la norme en vigueur car elle ne produit pas d’effets juridiques, c'est-à-dire qu’elle est sans conséquence sur le comportement des justiciables.

À titre d’exemple, même si certains universitaires appelaient de leurs vœux une contrepartie financière à la clause de non-concurrence supportée par le salarié582, la Cour de cassation a pendant longtemps refusé d’admettre qu’elle était une condition de sa validité583. Le discours dogmatique était alors sans influence sur les employeurs concernés qui n’étaient pas obligés de prévoir une contrepartie financière. En revanche, lorsque la Chambre sociale a opéré sur ce point un revirement en jugeant « qu'une clause de non-concurrence n'est licite que si elle (…) comporte l'obligation pour l'employeur de verser au salarié une

580 Ibid. p. 320.

581 M. Troper, La philosophie du droit, 4e éd., Paris, PUF, 2015, p. 28.

582 V. par ex. J. Pélissier, « La liberté du travail », Dr. soc., 1990, p. 19 et s., spéc. p. 19 : l'auteur conteste la jurisprudence qui refuse de soumettre l’engagement de non-concurrence du salarié au paiement par l'employeur d'une contrepartie financière: « cette jurisprudence, qui est de plus en plus mal acceptée par les juges du fond, doit être combattue. Elle est juridiquement inacceptable, socialement injuste, économiquement absurde ».

583 Soc., 20 oct. 1993, n°90-45.045 : « la cour d'appel a exactement énoncé que l'absence de contrepartie pécuniaire n'était pas une condition de validité d'une clause de non-concurrence ».

contrepartie financière »584, sa prescription a modifié substantiellement la situation des justiciables concernés. Les clauses de non-concurrence qui ne prévoyaient pas de contrepartie financière ont dû être modifiées avec l’accord des deux parties ou étaient susceptibles d’être annulées, et, les clauses conclues postérieurement à cette décision devaient se conformer à cette norme en vigueur. Ainsi, la prescription selon laquelle une contrepartie financière est une condition de validité de la clause de non-concurrence a d’abord été une norme applicable avant d’être une norme en vigueur. Mais c’est seulement cette deuxième circonstance qui a fait produire des effets de droit à la prescription puisque « tant qu’un juge n’a pas dégagé d’un tel texte l’interprétation dont résulte la norme en vigueur, le juriste ne se trouve en présence que d’une potentialité de normes applicables (...). Son évaluation (…) consistera à faire le travail auquel se livre le juge, sans avoir le pouvoir de délivrer l’interprétation authentique »585.

165. Propos conclusifs - En définitive, tout discours dogmatique poursuit une fonction prescriptive et produit une norme applicable. Ces caractéristiques participent à l’unité de notion et permettent de la distinguer de concepts voisins, notamment des discours scientifiques et authentiques. Pour appréhender le discours de l’avocat aux Conseils, cette étape était donc nécessaire car elle a permis de valoriser son caractère dogmatique et de comprendre la particularité du résultat de son interprétation, une « norme applicable », qu’on peut également appeler une « proposition subjective de norme ». Elle n’est toutefois pas suffisante pour comprendre les liens qu’entretient son discours avec celui de la Cour de cassation.

Contrairement à ce que laissent actuellement penser les principales théories positivistes du droit, ce n’est pas parce que, à l’image de l’interprétation doctrinale, l’interprétation de l’avocat produit seulement une norme applicable qu’elle ne présente aucune spécificité par

584 Soc., 10 juil. 2002, n°00-45.135, Bull. civ. V, n°239.

rapport aux autres discours dogmatiques586. Pour le comprendre, il convient de préciser encore davantage ce concept de dogmatique en décrivant la dualité qu’il renferme.

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