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Une qualification révélant une perception biaisée de l’interprétation de l’avocat

Section 1. Le rejet de l’explication normativiste

B. Une qualification révélant une perception biaisée de l’interprétation de l’avocat

40. L’interprétation de l’avocat est présentée comme un acte de pure volonté, alors que l’interprétation du juge est décrite comme un acte mixte, alliant connaissance et volonté. Derrière cette distinction, se dissimule un paradoxe (1) dont la résolution invaliderait les présupposés de la Théorie pure du droit (2).

1. Le paradoxe inhérent à la distinction entre l’interprétation de l’avocat

et l’interprétation authentique

41. Une sous-estimation des facultés interprétatives de l’avocat - L’interprétation de l’avocat, appartenant à la catégorie des interprétations de politique juridique, ne serait fonction, selon Kelsen, que de la volonté du professionnel. Alors qu’elle a pour objet, comme l’interprétation juridictionnelle, une norme générale, l’auteur soutient que l’avocat ne s’emploie qu’à prédire une norme individuelle et que cette activité n’a rien à voir avec la connaissance du droit229. Cette présentation est réductrice car elle se focalise sur le résultat de l’interprétation de l’avocat, à savoir une prescription de norme individuelle, et fait totalement abstraction du processus par lequel l’avocat y parvient. Ce n’est pas parce que les avocats prescrivent le choix d’une norme individuelle conforme à l’intérêt de leur client qu’ils n’ont pas, en amont, mobilisé des facultés cognitives pour répertorier tous les sens possibles de la norme. S’il veut maximiser ses chances de convaincre le juge, l’avocat a même tout intérêt à rechercher, pour assurer le succès de la prétention de son client, une signification qui se

229 H. Kelsen, Théorie pure du droit, 2e éd. Trad. par C. Eisenmann, Dalloz, 1962, Paris, p. 123 : « Prédire les décisions juridictionnelles futures peut être l’affaire des avocats qui conseillent leurs clients. Mais il ne faut pas confondre la connaissance du droit avec la fonction de conseil juridique ».

trouve dans le cadre de la loi. La disqualification des interprétations politiques du champ de la connaissance est en fait incompatible avec la conception kelsénienne de l’interprétation juridictionnelle230.

42. Une sous-estimation incompatible avec les facultés reconnues au juge - Contrairement à l’interprétation de l’avocat, l’interprétation authentique fait l’objet, chez Kelsen, d’une description complète, le résultat mais également le processus étant appréhendés. Comme nous l’avons déjà signalé, l’interprétation du juge est d’abord un acte d’application de la norme générale supérieure, qui fixe le cadre à l’intérieur duquel pourra intervenir l’acte de création d’une norme individuelle231. Or, cet acte d’application présuppose un acte de connaissance de la part du juge. Appliquer le cadre, c’est en effet connaître les significations objectives qu’il renferme, « les possibilités révélées par l’interprétation à base de connaissance »232.

Si le juge est reconnu capable de connaître la norme générale concernée par le litige dont il est saisi, alors pourquoi l’interprétation de l’avocat est-elle exclusive de tout caractère cognitif ? Autrement dit, s’il est possible de connaître la norme supérieure qui a vocation à encadrer la décision du juge, pourquoi affirmer que l’avocat est étranger à ce processus de connaissance et qu’il n’engage que sa volonté lorsqu’il formule une proposition à l’organe judiciaire ? Au fond, Kelsen refuse de prendre en considération, comme il le fait pour le juge, le processus interprétatif qui pourrait lui aussi se réaliser en deux temps : celui de la recherche, fondée sur la connaissance de la norme en vigueur et de ses significations possibles, et celui de la sélection, fondée sur la volonté, de l’une de ces significations. Paul Amselek parvient au même constat lorsqu’il étudie la distinction que propose Kelsen entre l’interprétation réalisée par un particulier, qui serait un acte de pure volonté, à l’interprétation authentique. L’auteur se demande en quoi la première est fondamentalement distincte de la seconde dans la mesure où « elle peut aussi être qualifiée d’acte à la fois de connaissance et de volonté dans la mesure où les particuliers sont bien obligés de choisir un sens pour obéir »233. En fin de compte, on voit mal ce qui pourrait justifier une telle différence de traitement sinon une forme d’angélisme à l’égard de la figure judiciaire. Quelle que soit l’origine de cette différence, elle entraîne un paradoxe qui s’avère insurmontable.

230 La conception mixte de l’interprétation juridictionnelle, à la fois connaissance et volonté, fragilise la radicalité de l’opposition entre interprétation comme volonté et interprétation comme connaissance.

231

cf. supra n°38.

232 Kelsen, op. cit., p. 461.

233 P. Amselek, « L'interprétation dans la Théorie pure du droit de Hans Kelsen », in Interpretatio non cessat, Mélanges en l'honneur de Pierre-André Côté, Cowansville (Québec), Editions Yvon Blais, 2011, p. 52.

2. Un paradoxe insurmontable

43. Une incohérence indépassable - D’une manière générale, Kelsen a accordé peu d’importance au concept d’interprétation. Lui consacrant uniquement quelques pages à la fin de son ouvrage234, il s’est nécessairement exposé au risque d’inconséquence et on peine à imaginer comment il aurait pu s’extraire du paradoxe que l’on vient de présenter sans menacer l’ensemble de sa théorie. Deux options apparaissent envisageables, mais elles mènent effectivement à une profonde remise en cause des présupposés normativistes.

La première option consiste à admettre qu’à l’image de l’interprétation de l’avocat, l’interprétation authentique n’est que pure volonté. Mais ce faisant, Kelsen aurait été contraint d’abandonner sa définition du droit. Si le droit est un ensemble de normes dont la validité dépend d’une norme supérieure, il faudrait parvenir à expliquer la validité des normes individuelles, résultat de l’interprétation authentique, autrement que par leur conformité à la norme générale. Or, si le juge n’agit que selon sa volonté, sans avoir à déterminer, par un acte de connaissance, le cadre des significations possibles de la loi, alors la validité de la décision du juge ne peut plus être fonction de sa conformité à une norme supérieure, et il n’est plus possible de défendre que les normes ont des signification objectives propres, détachables de l’acte de volonté qui en est à l’origine. C’est la conception hylétique des normes qui se trouverait en conséquence désavouée235.

La seconde option est de reconnaître que l’interprétation de l’avocat présente, comme celle du juge, un caractère mixte procédant de la connaissance et de la volonté de son auteur. Ainsi, les interprétations politiques, catégorie à laquelle appartient l’interprétation de l’avocat, ne se distingueraient plus par le fait qu’elle relève de la seule volonté de l’interprète. Cela signifierait en conséquence que les interprétations politiques, par leur caractère mixte, ne pourraient plus être catégoriquement opposées aux interprétations scientifiques. C’est alors le projet épistémologique d’une science pure du droit qui serait menacé puisque l’idée d’une science du droit échappant au règne de la volonté, uniquement fondée sur l’objectivité de l’interprète et des résultats de ses analyses, sortirait très affaiblie de cette concession.

En définitive, l’opération par laquelle Kelsen parvient à identifier l’interprétation de l’avocat à un acte de volonté n’est pas convaincante car elle repose sur des contradictions que l’auteur ne saurait surmonter sans malmener les postulats de sa théorie. L’interprétation de

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Il ne lui consacre que les dix dernières pages de son ouvrage (et seulement à l’occasion de sa réédition), v. Théorie pure du droit, 2e éd. Trad. par C. Eisenmann, Dalloz, 1962, Paris, pp. 453-463.

235 Sur la conception hylétique de la norme, cf. infra n°48. V. égal. la position de M. Troper qui pense que Kelsen s’était en réalité et finalement rallié à une conception expressive des normes, cf. infra n°52.

l’avocat est peut-être un acte de volonté, mais quoi qu’il en soit, ce n’est pas dans la Théorie pure du droit qu’elle trouvera une explication de sa nature profonde, puisque son auteur ne lui accorde par ailleurs aucun intérêt théorique.

§2. Le discours de l’avocat : une interprétation condamnée au désintérêt

théorique

44. Le discours de l’avocat est voué à se maintenir en dehors de la théorie pure du droit car il n’est ni scientifique, ni susceptible d’étude scientifique (A). Cette exclusion qui n’est pas partagée par tous les disciples de Kelsen236, est fondée sur une ontologie particulière du droit, l’ontologie hylétique, inapte à rendre compte de la réalité du phénomène juridique (B).

A. L’exclusion des discours de « politique juridique » du champ de

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