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Une qualification fondée sur une conception moniste de l’interprétation

Section 2. L’adoption de l’explication réaliste

A. Une qualification fondée sur une conception moniste de l’interprétation

56. Contrairement à Kelsen qui soutenait que l’interprétation pouvait être fonction de la connaissance, Michel Troper ramène l’interprétation à un acte de pure volonté et ce, quel que soit son auteur (2), en prouvant que les énoncés textuels267 ne contiennent aucune signification qu’un acte de connaissance permettrait de découvrir (1).

1. Le point de départ de la qualification : le principe d’indétermination

textuelle

57. Les énoncés textuels dépourvus de significations intrinsèques - L’une des prémisses essentielles de la théorie réaliste de l’interprétation consiste à démontrer que les énoncés textuels comme la Constitution, les lois ou les règlements sont dépourvus de significations. Selon Michel Troper, ces textes ne contiennent en effet « aucun sens à découvrir »268, que ce soit d’un point de vue subjectif ou objectif.

58. L’impossibilité d’identifier ou d’imposer l’intention de l’auteur du texte - Le sens subjectif d’un énoncé textuel correspondrait à l’intention de celui qui émet un énoncé textuel. Or, cette intention est impossible à déterminer car elle n’émane pas d’ « un sujet psychique » unique269. Par exemple, lorsque le Parlement vote une loi, celle-ci peut être de son initiative, mais peut également avoir été préparée par le gouvernement. Dans cette

267 Il faut entendre par énoncé textuel, les textes à prétention normative que sont notamment la Constitution, les lois et les règlements.

268 M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in Dossiers réalistes du droit, PUF Strasbourg, 2000, n°4, p. 54, rééd. in La théorie du droit, le droit, l’État, Paris, PUF, 2001, p. 72.

hypothèse, la loi aura été élaborée par une autorité et votée par une autre.

De plus, même si on ambitionne de découvrir l’intention d’un Parlement à propos d’une loi qu’il aurait lui-même élaborée, il serait impossible de dégager une seule volonté270. Les intentions des parlementaires sont plurielles et parfois même incompatibles entre elles. De la même façon, si une Constitution est adoptée par référendum, « l’auteur est alors le corps électoral et il est bien évidemment impossible de découvrir un intention commune aux millions d’électeurs »271.

En conséquence, rechercher l’intention du législateur apparaît être une vaine entreprise et même si elle était fructueuse, l’intention alors dégagée serait nécessairement fixée dans le temps, incapable d’anticiper et d’embrasser les évolutions de la société de sorte qu’elle pourrait toujours être écartée par le juge. Depuis son entrée en vigueur, le Code civil a ainsi été l’objet d’interprétations judiciaires qui viennent concurrencer voire contrarier l’intention de ses auteurs. Le destin de l’article 1384 alinéa 1er en fournit une bonne illustration. Celui-ci dispose qu’ « on est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde ». À l’origine, cette disposition aurait été conçue par les rédacteurs du Code Napoléon comme une simple transition entre les articles 1382 et 1383 qui énonçaient les régimes du fait personnel et les dispositions suivantes qui visaient les régimes spéciaux de responsabilité272. La Cour de cassation lui a pourtant donné un sens que ses auteurs auraient été incapables d’imaginer. En interprétant cette disposition comme posant un principe général de responsabilité du fait des choses, elle lui a effectivement attribué une signification incompatible avec l’intention du législateur, signification qui n’a d’ailleurs jamais été remise en cause273.

59. L’absence de signification objective du texte - Au delà du fait que l’intention de l’auteur d’un texte est, sinon difficile à identifier, au moins inapte à s’imposer au juge, le texte n’a pas non plus de signification objective. Là où Kelsen s’attache à démontrer qu’il est

270 Ibid., p. 54.

271 Ibid., p. 54.

272 A. Tunc, « La méthode du droit civil : Analyse des conceptions françaises », RIDC, vol. 27, 1975, p. 817!830, spéc. p. 824 : « Le premier alinéa de l'article 1384 de notre Code civil, tout comme l'article 2317 du vôtre, sont des textes qui — situation sans équivalent dans tout le Code — n'avaient aucune signification et ne visaient, par souci d'élégance de style, qu'à constituer une transition ».

273 V. Civ. 16 juin 1896, Teffaine, DP 1897, I, p. 433, note Saleilles ; S. 1897, I, p.17, note A. Esmein ; Ch. réun., 13 févr. 1930, jeand’heur, DP 1930, I, p. 57, rapp. Le Marc'hadour, concl. Matter, note Ripert ; S. 1930, I, p. 121, note P. Esmein ; GAJC, t. 2, 12e éd., 2008, Dalloz, no 199.

possible de distinguer la volonté de l’auteur d’une législation et la signification objective de cette législation, la TRI retient au contraire que cette dissociation est impossible.

Le sens objectif d’un énoncé textuel serait « celui qui ressort des mots du texte ou du contexte systémique dans lequel il figure ou encore de la fonction sociale ou économique que doit remplir la norme »274. Or, comme le signale Michel Troper, l’expérience démontre que ce sens objectif n’existe pas, puisque l’interprétation suppose nécessairement des évaluations, des choix qui dépendent des préférences de l’interprète. Pour preuve, le juriste sait que selon la méthode d’interprétation choisie (interprétation littérale, a contrario, téléologique etc.), les solutions obtenues peuvent être très différentes. Ainsi, ces techniques d’interprétation, alors même qu’elles ont été imaginées pour objectiver le processus de détermination du sens d’un texte, révèlent paradoxalement la liberté dont jouit en réalité l’interprète puisque c’est sa décision « de faire prévaloir une méthode sur une autre qui seule produit le sens »275.

Au final, les textes ne contiennent aucune signification qui ressortirait de l’intention de leurs auteurs ou de l’univocité de leur contenu. De ce fait, ils ne sont pas des normes, ils préexistent à la norme. Par ailleurs, si les textes sont indéterminés, il ne saurait en résulter une hiérarchie textuelle, cette hiérarchie étant en réalité « interne au discours de l’interprète »276.

60. Des résultats radicaux fondés sur un raisonnement scientifique - Ces propositions théoriques ont de quoi surprendre car elles aboutissent à des résultats sans concession. En expliquant que le texte est insignifiant et qu’il n’a en conséquence aucune valeur normative, elles invitent le juriste à porter un regard nouveau sur son rôle et l’obligent à s’interroger sur l’objectivité de son activité. Certains auteurs se sont élevés contre cette conception. Denys de Béchillon en a dénoncé la radicalité en opérant un rapprochement entre la TRI et l’École de l’Exégèse pour montrer que dans un cas comme dans l’autre, ces doctrines sont trop catégoriques pour être recevables277. Dans le même sens, Pascale Deumier reproche à la TRI son absolutisme en expliquant que « le projet d'un monopole du juge n'est en définitive pas plus tenable que celui d'un monopole de la règle »278.

274 M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », art. préc., p. 55.

275

Ibid., p. 55.

276Ibid., p. 63. Sur ce point v. égal. M. Troper, « Marshall, Kelsen, Barak et le sophisme constitutionnaliste », in É. Zoller (dir.), Marbury v. Madison : 1803-2003. Un dialogue franco-américain, Paris, Dalloz, 2003, p. 215 et s, rééd. in Le droit et la nécessité, Paris, PUF, 2011, p. 139 ; cf. égal. infra n°317.

277 D. de Béchillon, « L’ordre de la hiérarchie des normes et la théorie réaliste de l’interprétation. Réflexions critiques », RRJ, n°1, 1994, p. 253 : l’auteur, après avoir critiqué la radicalité de la thèse tropérienne, la compare à celle de l’école de l’Exégèse « S’agissant de l’interprétation, il n’était pas question d’en rester à l’École de l’Exégèse », pour démontrer la radicalité de ces deux conceptions du droit.

Cette critique nous semble pourtant infondée. Déjà, elle repose sur l’idée, en soi discutable, que la vérité scientifique se trouve loin des « pôles extrêmes » 279 . Surtout, elle nous semble s’appuyer sur une comparaison inconsistante entre deux théories qui sont fondamentalement différentes. Certes, les résultats auxquels aboutissent ces deux écoles de pensée peuvent être perçus comme exclusifs : les Exégètes identifient le droit à la loi alors que l’école réaliste retient au contraire que puisque la loi est insignifiante, le droit correspondant aux interprétations des Cours souveraines. Mais en dehors de cette similitude, tout oppose ces deux courants de pensée.

L’École de l’Exégèse est un nom qui a été attribué280 pour décrire un mouvement doctrinal existant depuis la naissance du Code civil, donc de 1804, jusqu’en 1900 environ. Elle a réuni des civilistes français, aux opinions parfois divergentes281, autour d’un dessein commun, interpréter le Code civil au plus proche de sa lettre, de son esprit ou à défaut en se référant aux usages. Ces interprétations étaient fondées sur des méthodes prétendument objectives qui laissent penser que chaque texte est doté d’un sens qu’il suffirait de dégager par le recours à la logique282. Bien antérieure au mouvement réaliste, l’École de l’Exégèse ne peut en fait pas prétendre à la même rigueur scientifique « dans la mesure où elle laisse une place non négligeable à l’expression des opinions personnelles »283 de ses représentants. Tous ne retiennent d’ailleurs pas la même définition du droit et certains vouent un culte au Code civil

279

D. de Béchillon, art. préc., p. 253 : « La vérité ne se situe peut-être pas totalement de son côté, parce qu’elle ne se situe presque jamais aux pôles extrêmes – et antagonistes – où la pensée a naturellement tendance à la situer. Son système pèche par sa radicalité même ».

280

Le terme est apparu sous la plume de Bonnecase, v. J. Bonnecase, L’école de l’exégèse en droit civil : Les traits distinctifs de sa doctrine et de ses méthodes d’après la profession de foi de ses plus illustres représentants, 2e éd., Paris, E. de Boccard, 1924.

281 V. Sur ce point l’analyse de Philippe Rémy qui conteste le vocable d’ « école » à propos des exégètes, car ce mouvement réunit des auteurs dont les opinions diffèrent, qui se querellent notamment à propos des méthodes d’interprétation du Code civil à adopter : Ph. Rémy, « Éloge de l’Exégèse », Droits, n°1, 1985, p. 115 et s., spéc. p. 118.

282 V. not. Ch. Demolombe, Cours de Code Napoléon, t. I, Paris, Imprimerie générale, A. Lahure Editeur, 1880, p. 136 : « L’interprétation, c’est l’explication de la loi ; interpréter c’est découvrir, c’est élucider le sens exact et véritable de la loi. Ce n’est pas changer, modifier, innover ; c’est déclarer, c’est reconnaître. (…) il faut qu’elle [ l’interprétation ]n’ait pas la prétention d’avoir inventé ».

283 D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF Lamy, 2003, *Exégèse (École), rubrique rédigée par J.-L. Halpérin, p. 684.

au motif qu’il aurait intégré le droit naturel284. Autrement dit, ces auteurs « identifient le droit positif à la loi (…) sans s’interroger sur les fondements philosophiques du droit »285.

À l’inverse, la TRI est une théorie positiviste qui retient une seule et même définition du droit, définition qui est partagée par tous ceux qui se réclament de cette école. En ce sens, cette théorie ambitionne d’expliquer et de décrire le phénomène juridique en se fondant sur des postulats qu’elle vérifie. Pour le dire autrement, Michel Troper ne présume pas l’absence de normativité de la loi, il tente de la démontrer à la différence des Exégètes qui ne démontrent ni même n’interrogent l’identification du droit à la loi. C’est donc au terme d’un raisonnement rigoureux que l’auteur de la TRI retient le principe d’indétermination textuelle, principe qui engendre plusieurs conséquences.

2. Les conséquences du principe d’indétermination textuelle sur la

perception de l’interprétation

61. L’interprétation de la législation, un acte de pure volonté - « Préalablement à l’interprétation, les textes n’ont encore aucun sens mais sont seulement en attente de sens »286. Selon Michel Troper, l’interprétation de la législation ne peut pas, contrairement à ce que défendait Kelsen287, être fondée sur la connaissance. Quelle que soit la qualité de l’interprète, il lui est impossible de décrire, de recommander, ou d’opter pour une signification textuelle qui préexisterait à son activité. Le texte n’est qu’un support abandonné à la subjectivité de ses interprètes. D’ailleurs, s’il était doté d’un sens, « il serait absurde de chercher à déterminer le sens d’un sens »288. Ainsi, interpréter ce n’est pas connaître le sens

284 Certains exégètes étaient très attachés à la séparation entre le droit et la morale (Aubry et Rau). Alors que d’autres allaient effectivement jusqu’à considérer que le Code civil avait absorbé le droit naturel : v. not. V. Marcadé, Elémens du droit civil français ou explication méthodique et raisonnée du Code civil : accompagnée de la critique des auteurs et de la jurisprudence, Paris, Librairie de jurisprudence de Cotillon, 1842, p. 14 : « parmi les lois posées par l’homme, il en est qui ne sont que la reproduction et la conséquence de lois naturelles préexistantes » et à l’auteur d’illustrer ensuite son propos à partir de certaines dispositions du Code civil ; A.-M. Demante, Cours analytique de Code civil. Tome 1, Paris, G. Thorel, 1849, p. 2 : « Nous avons dit que la loi est la règle des actions humaines ; mais pour prescrire des règles aux actions d'un être libre et doué de raison, on sent assez qu'il faut avoir sur lui une supériorité qui, dans le principe, ne peut appartenir qu'à Dieu. C'est de Dieu en effet qu'émanent les premières lois ».

285 D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF Lamy, 2003, *Exégèse (École), rubrique rédigée par J.-L. Halpérin, p. 685. Le caractère dogmatique de la pensée exégétique a fait l’objet de plusieurs études : v. not. L. Husson, « Analyse critique de la méthode de l’Exégèse », APD, tome 17, p. 115 et s.; « Examen critique des assises doctrinales de la méthode de l’Exégèse », RTD Civ., 1976, p. 431 et s. L’auteur révèle, par les contradictions qu’elles contiennent, le défaut de scientificité des interprétations de la doctrine civiliste de l’époque.

286

M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in Dossiers réalistes du droit, PUF Strasbourg, 2000, n°4, p. 55.

287 Cf. supra n°38.

déjà présent dans le texte, mais choisir un sens à ce texte, « interpréter, c’est vouloir ». Prescriptive, l’activité d’interprétation est donc dépourvue de toute scientificité. Selon la TRI, les juristes, qu’ils soient universitaires ou praticiens, interprètent les lois selon leurs préférences.

62. L’interprétation de l’avocat, un acte de pure volonté - C’est en effet sans surprise que Michel Troper caractérise le discours de l’avocat comme une interprétation qui relève de la volonté de son auteur : « les énoncés par lesquels des praticiens, par exemple des avocats, affirment que telle loi a telle signification ou que telle situation concrète est régie par telle norme juridique (…) n’ont pu être produits sans évaluation et ont eux aussi une fonction prescriptive, puisqu’ils visent à recommander à un tribunal d’adopter une certaine décision »289. L’avocat, et par extension, l’avocat aux Conseils, adopte donc, comme tout interprète, une posture prescriptive en vue de donner à la législation invoquée dans le litige un sens conforme à l’intérêt du client. La configuration de tout litige atteste d’ailleurs de cette réalité puisqu’il oppose toujours au moins deux voix discordantes sur la manière dont il faut le résoudre et cette opposition se traduit la plupart du temps par l’attribution de deux significations différentes à un même texte de loi290.

63. Une qualification préservant la cohérence de la TRI - Contrairement à la présentation kelsénienne, l’opération par laquelle Michel Troper assimile l’interprétation de l’avocat à un acte de volonté, est sans effet sur la cohérence d’ensemble de la TRI.

Il faut en effet se souvenir que Kelsen a porté un regard contradictoire sur l’interprétation de l’avocat aux Conseils. Celle-ci n’intervenant que postérieurement à la norme291, la théorie pure la décrivait pourtant comme un acte de pure volonté. Or, cette qualification n’était pas compatible avec celle que recevait l’interprétation du juge, à laquelle l’auteur prêtait des qualités cognitives. En effet, soit l’énoncé est pourvu de significations, et alors il convient de démontrer pourquoi le juge serait plus enclin à faire usage de ses facultés cognitives que l’avocat pour les découvrir, soit l’énoncé est dépourvu de signification et alors ce sont les

289 M. Troper, « Réplique à Otto Pfersmann », RFDC, 2002, p. 339.

290 Pour des illustrations de ce que le débat de cassation oppose, à propos d’un même énoncé législatif, deux significations différentes (celle retenue par les juges du fond et celle préconisée par l’avocat du demandeur), cf. infra n°300 et s.

291 Parce que selon les incohérences de la théorie kelsénienne de l’interprétation, c’est la norme est non un texte qui fait l’objet d’une interprétation, c’est-à-dire un énoncé législatif pourvu d’un nombre limité de significations objectives, cf. supra n°36 et s.

présupposés de la théorie pure qui s’affaiblissent. En fait, cette opération de qualification témoigne de la présence de contradictions internes à la théorie normativiste292.

À l’inverse, la proposition par laquelle Michel Troper affirme que l’interprétation de l’avocat est un acte de pure volonté n’entame en rien la cohérence de sa théorie puisqu’elle est conforme au postulat selon lequel les énoncés textuels sont insignifiants : l’interprétation de l’avocat, comme toute interprétation, n’engage que la volonté de son auteur. Pour spécifier ce que représente le discours de l’avocat, la question n’est donc pas de savoir si son interprétation est un acte de connaissance ou un acte de volonté, mais plutôt celle de savoir comment elle se distingue des autres interprétations. C’est dans cette perspective que Michel Troper distingue les interprétations selon leurs résultats.

B. Une qualification reposant sur une conception duale des

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