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La philosophie des Lumières apparaît principalement sous Louis XV, vaste mouvement de pensée remettant en cause l’empreinte religieuse qui voulait tout expliquer par la Création divine. Ce mouvement philosophique dépasse la seule France, même si elle en produit les figures les plus marquantes, qu’il s’agisse de Voltaire (1694-1778), de Montesquieu (1689-1755), de Diderot (1713-1784), et, bien sûr, de Rousseau (1712-1778).

Les différents concepts des Lumières – si l’on peut parler ainsi – sont assez connus ; savant dosage de liberté, de tolérance, de justice.

Profondément anticléricale, cette philosophie affirme que la raison et la science doivent permettre une approche dénuée de tout a priori. Même s’ils sont rassemblés dans un mouvement global, visant à dénoncer le fanatisme et l’ignorance, de profondes différences ponctuent ces esprits. Libéraux, tant en philosophie qu’en économie, ils ont aussi une vision politique et défendent des régimes divers et ne peuvent être résumés, tant ces courants de pensée diffèrent selon les auteurs.

La question nous intéressant le plus ici est de savoir quelle vision avaient ces grands esprits de l’islam. La France côtoie le monde ottoman par intermittence, mais en voit passer des représentants. Des ambassadeurs, des récits de voyage, mais aussi des galériens, à Marseille et à Toulon. Le Coran est même traduit. Néanmoins, l’inconnu déclenche des peurs. Mais il serait faux de penser que les jugements de ces philosophes sont inspirés uniquement par cette crainte. Toute forme de religion ou de dogme sont rejetés par les penseurs des Lumières, à commencer par le christianisme, dont ils sont culturellement issus. Et le rejet de la foi chrétienne peut amener certains à se montrer plus tolérant à l’égard des autres religions,

dans une démarche strictement rationnelle. En effet, le XVIIIe siècle est le siècle du procès de Dieu. Il est accusé d’avoir mal gouverné le monde en autorisant le mal.

Avant d’aborder les discours des philosophes sur l’islam, voyons ce qu’ils disent du christianisme. Pour Voltaire, « Tant qu’il y aura des fripons, il y aura des religions. La nôtre est sans contredit la plus ridicule, la plus absurde et la plus sanguinaire qui ait jamais infecté le monde. » Ou « Le christianisme est la superstition la plus infâme qui ait jamais abruti les hommes et désolé la terre. » Mais Voltaire pouvait aussi souvent se contredire. N’a-t-il pas publié qu’« Après notre sainte religion, qui sans doute est la seule bonne, quelle serait la moins mauvaise ? Ne serait-ce pas la plus simple ? Ne serait-ce pas celle qui enseignerait beaucoup de morale et peu de dogmes ? […] Celle qui n’ordonnerait pas de croire des choses impossibles, contradictoires […] celle qui ne soumettrait pas les rois à ce prêtre ? Celle qui n’enseignerait que l’adoration d’un Dieu, la justice, la tolérance et l’humanité1 ? »

Diderot est-il plus nuancé que Voltaire ? Quoique destiné, dans sa prime jeunesse, à embrasser le statut ecclésiastique, et même tonsuré, il en vient à rejeter la religion, les religions en tant que croyances fondées sur un être supérieur, mais il accepte une religion naturelle. Il évolue vers un théisme très à la mode, puis s’oriente vers le matérialisme, une sorte d’athéisme.

« Dieu, un père comme celui-là, il vaut mieux ne pas en avoir », « Jamais aucune religion ne fut aussi féconde en crimes que le christianisme, depuis le meurtre d’Abel jusqu’au supplice de Calas, pas une ligne de son histoire qui ne soit ensanglantée. »

Montesquieu, qui, dans sa jeunesse, a été fort influencé par le scepticisme, va évoluer, quant à lui, vers un respect du christianisme. Il est plus tempéré que ses contemporains : « Cette religion défendant la pluralité des femmes, les princes y sont moins renfermés, moins séparés de leurs sujets et par conséquent plus hommes ; ils sont plus disposés à se faire des lois et plus capables de sentir qu’ils ne peuvent pas tout. Pendant que les princes mahométans donnent sans cesse la mort ou la reçoivent, la religion chez les chrétiens rend les princes moins timides et, par conséquent, moins cruels. Le prince compte sur ses sujets, et les sujets sur le prince. Chose admirable ! La religion chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci2. » Loin des Lettres persanes de sa jeunesse, qui faisaient preuve de plus de scepticisme,

Montesquieu, malgré les pirouettes influentes de Voltaire, est bien resté fidèle à la foi de sa jeunesse3.

Et Rousseau ? Que dit-il de la foi chrétienne ? On le connaît pour son sens aigu de l’égalité absolue, pour sa volonté de faire oublier l’histoire comme source de maux, de mensonges permanents. Il conteste l’école historique classique et écrit : « Il n’est pas sûr, dans ces conditions, que l’histoire soit cette école de civisme que vantent sans relâche les hommes politiques et les enseignants », voire estime que l’élève ne doit pas connaître l’histoire4, puisque Émile, son élève modèle, ne sait « pas même le nom de l’histoire ». Sur la religion, ambiguïté la plus totale encore. On connaît son propos : « J’avais souvent travesti la religion à ma mode, mais je n’avais jamais été tout à fait sans religion5. » Catholique, calviniste,

« religion civile » ? Sa conscience semble son guide. « L’individu est libre de croire à ce qu’il sent être vrai et de rejeter ce qui n’est pas conforme à la raison6. »

Que pensent-ils alors de l’islam ? Il est classique de dire que Rousseau a plutôt une bonne image de l’islam. Certes, selon lui, la société islamique est despotique, mais elle lui paraît démocratique, car égalitaire et moins corrompue que les sociétés européennes7. Mais ne dit-il pas cela par simple esprit de contradiction vis-à-vis de Voltaire, son meilleur ennemi, qui vient d’écrire Mahomet ou le fanatisme ?

Au-delà de son antisémitisme connu (selon lui, les Juifs pratiquaient des sacrifices humains8) et d’un certain racisme soutenant l’esclavagisme (lui rapportant de confortables ressources financières9 !), Voltaire, en effet, tient des propos violents dans cette fameuse pièce jouée en 1741 et 1742, à Lille puis à Paris.

Ce « monstre […] barbare […] imposteur […] arabe […] insolent […]

brigand […] traître […] fourbe […] cruel […] de tous les tyrans, c’est le plus grand criminel. » Cette pièce lui permet de dénoncer le fanatisme des religions monothéistes, appelant Dieu « l’infâme » ou « dieu d’Intérêt ». Le caractère de Voltaire est connu et accepté avec ses contradictions (et elles sont nombreuses). Or, cette pièce – qui a été fort peu jouée depuis sa création – a récemment encore enflammé les esprits. Lors du tricentenaire de la naissance de Voltaire, une troupe suisse décide de la produire à Genève, sans se douter des réactions qui vont mener à l’annulation du projet10. Elle ne sera finalement jouée qu’à deux reprises en décembre 2005

sous protection de la police, à Saint-Genis-Pouilly et Genève ! Sans se douter que son esprit incisif sera aussi violemment attaqué trois siècles après sa mort, il avait assoupli son jugement sur l’islam. En effet, dès 1748, il considérait que, si le Coran était « mauvais pour notre temps et pour nous, il était fort bon pour ses contemporains, et sa religion encore meilleure11 » (par rapport aux idolâtres). Puis, en 1756, dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, il donne une autre version de son jugement, assouplit son approche pour y voir une religion sage et austère. Toutefois, sous l’influence de Catherine II, Voltaire se prend à vouloir parler de politique, et se dit affligé de la présence des officiers français aux côtés des armées turques. Il espère que les canons français « crèveront à la première décharge » et aimerait mieux que la France envoie trente vaisseaux de ligne à Constantinople plutôt qu’à Tunis12.

En fait, on ne peut juger la critique des philosophes des Lumières sur l’islam qu’en tenant compte de leurs attaques violentes contre la religion chrétienne, et des connaissances de leur époque, puisque aucun d’entre eux n’a voyagé en pays musulman. Diderot, dans l’Encyclopédie, dictionnaire de la raison, affirme, en 1765, que le Coran « livre par excellence […]

fourmille de contradictions, d’absurdités et d’anachronisme13. » « Sa religion était d’ailleurs plus assujettissante qu’aucune autre, par les cérémonies légales, par le nombre et la forme des prières et des ablutions, rien n’était plus gênant pour la nature humaine, que des pratiques qu’elle ne demande pas et qu’il faut renouveler tous les jours. » S’il reconnaît les valeurs morales de l’islam, il condamne le refus de la raison : « dans cette partie du monde, on ne se doutait pas qu’il y eut ailleurs de la science et des lumières ». « On y voit surtout une ignorance profonde de la physique la plus simple et la plus connue14. » Il reconnaît le génie du peuple arabe dans la conquête, la poésie, l’apport en astrologie, en médecine, mais appelle Mahomet un prétendu prophète, et « […] la religion mahométane doit être établie sans miracle, sans dispute, sans contradiction, de sorte que tous ceux qui y répugnent doivent être mis à mort, et que les musulmans qui tuent ces incrédules, méritent le paradis15. »

Diderot et d’Alembert, dans leur Encyclopédie, font une analyse rationnelle de l’islam dénuée de foi, comme pour tous les autres sujets qu’ils ont traités. Ils indiquent notamment la version du Coran traduite en 1698, et il n’y a pas chez eux la même ironie ou cynisme qu’on a pu voir chez Voltaire.

Et Montesquieu ? En 1721, il écrit les Lettres persanes, un roman qui lui permet de s’amuser de la société française et la critiquer, en mettant en scène des Persans fictifs qui font part de leurs observations et étonnements.

L’utilisation de la Perse est purement opportuniste – n’importe quelle autre contrée ou peuple aurait suffi – mais montre, cependant, l’influence et/ou la fascination du peuple persan ou ottoman sur l’esprit français. Le Persan joue alors le rôle du naïf qui peut dénoncer la société française sans risquer la condamnation ou l’exil. Dans un premier temps, Montesquieu n’assume pas la paternité de l’ouvrage, se faisant passer pour un traducteur du persan.

En revanche, quand il s’agit de donner son propre commentaire sur l’islam, il le fait dans l’Esprit des lois : « C’est un malheur pour la nature humaine, lorsque la religion est donnée par un conquérant. La religion mahométane, qui ne parle que de glaive, agit encore sur les hommes avec cet esprit destructeur qui l’a fondée16. »

Condorcet (1743-1794), quelques années plus tard, ne sera pas radicalement différent : « La religion de Mahomet, la plus simple dans ses dogmes, la moins absurde dans ses pratiques, la plus tolérante dans ses principes, semble condamner à un esclavage éternel, à une incurable stupidité, toutes ces vastes portions de la terre où elle a étendu son Empire […], la Chine nous offre le même phénomène17 ».

Les philosophes des Lumières s’arrêtent essentiellement aux propos guerriers du Coran, l’absence de raisonnement et d’esprit critique porté sur la religion musulmane et, quand ils l’évoquent, la cohérence politique et religieuse, la morale qui donne une cohésion à un peuple d’origine disparate. Ils ne peuvent donc être lus qu’en tenant compte de leur philosophie générale plus ou moins matérialiste et souvent anticléricale.

Cependant, cette période voit également la Turquie s’ouvrir aux écrits français. L’athéisme français des Lumières progresse, et le Khan de Crimée est considéré comme un disciple éclairé des Lumières18.

1. Voltaire, Dictionnaire philosophique, Londres, 1764.

2. Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XXIV, chap. III.

3. Charles Barthélémy, Erreurs et mensonges historiques, vol. 15, Ch.

Blériot, 1882.

4. Jean Jacques Rousseau, Émile ou de l’ éducation, livre IV.

5. In Les Confessions.

6. Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau, article « Religion ».

7. Henry Laurens, « La Révolution française et l’islam », Revue du monde musulman et de la méditerranée, vol. 52, n° 1, Édisud, 1989, pp. 29-34.

8. Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, 1756.

9. La compagnie Montaudouin de Nantes avait même donné son nom à un de ses navires chargé du commerce négrier.

10. Hervé Loichemol, article du Monde du 14 février 2006.

11. Œuvre de Voltaire, tome IV, 1748.

12. Choiseul Gouffier, op. cit., p. 21.

13. Article islam dans l’Encyclopédie.

14. Article Mahomet dans l’Encyclopédie.

15. Article Alcoran dans l’Encyclopédie.

16. Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XXIV, chap. 4.

17. Jean-Antoine-Nicolas Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1794.

18. Choiseul Gouffier, op. cit., p. 17.

Chapitre 26

Louis XVI et la Révolution française,