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La France et l islam au fil de l histoire Quinze siècles de relations tumultueuses

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Academic year: 2022

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La France et l’islam au fil de l’histoire

Quinze siècles de relations tumultueuses

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Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous pays

© 2017, Groupe Élidia Éditions du Rocher

28, rue Comte-Félix-Gastaldi – BP 521 – 98015 Monaco www.editionsdurocher.fr

ISBN : 978-2-268-09052-8 EAN epub : 9782268097688

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Gerbert RAMBAUD

La France et l’islam au fil de l’histoire

Quinze siècles de relations tumultueuses

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Introduction

« L’ histoire n’est qu’un perpétuel recommencement », selon l’auteur antique Thucydide (v. 460 av. J.-C.-v. 400 av. J.-C.).

L’islam est un sujet délicat à aborder, par crainte de critiques, par peur de stigmatisation ! Pourtant, écrire sur l’islam en France au fil des époques me paraît une nécessité presque impérieuse. Cependant, quoi de plus sensible de nos jours, après les attentats qui ont fait des centaines de morts, après une psychose qui s’empare légitimement de nombreux esprits, que tenter d’évoquer ces siècles de cohabitation ou d’affrontements vécus sur notre territoire ou par notre pays ? Mon travail a commencé avant les effroyables attentats de Nice et des Champs-Élysées. Cette sinistre actualité, qui n’arrête, hélas, jamais de défiler, rend encore plus délicat le sujet.

L’islam, ou un islam, serait-il devenu ennemi de la France ? Allons-nous vers un affrontement entre deux cultures, au sein d’une même population présente sur notre territoire ? Nombreux sont ceux qui le craignent et refusent d’affronter le débat. On préfère alors éluder, évacuer le sujet, comme s’il n’existait pas ou comme s’il n’était que la résurgence d’un racisme insoupçonné, involontaire, instinctif. C’est ainsi que, pour beaucoup de politiques ou d’intellectuels, émettre une opinion sur l’islam, sur les islams, ferait rejaillir ce vieux spectre d’un nationalisme exacerbé, d’une xénophobie et renverrait à tous les malheurs du XXe siècle. Ne risque- t-on pas de vilipender une communauté, celle des musulmans, dont la grande majorité n’aspirent qu’à vivre paisiblement ? Ne risquet-on pas d’amener sur elle un déferlement de haine ? Déjà, on pense à la Shoah et à l’antisémitisme, qui a frappé si durement la communauté juive. D’autres jouent sur la peur, sur les peurs, et tentent d’instrumentaliser la crainte de la guerre civile, usent du sujet à leur seul profit politique. Il suffit de surfer sur la Toile pour voir les pires projections sur l’avenir du pays.

Alors faut-il se taire, avec le risque de laisser les craintes prendre le pas sur la raison ? Laisser les accusations les plus dramatiques, les fantasmes les plus improbables, les mensonges les plus éhontés circuler ? Ne faut-il

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pas mieux essayer de comprendre ? Ne dit-on pas que l’avenir appartient à ceux qui connaissent le passé ? La vérité nous rend libres, et c’est pourquoi il convient de se pencher plus sérieusement sur notre histoire. Nietzsche ne disait-il pas que « le futur appartient à celui qui a la mémoire la plus longue » ?

Suis-je le mieux qualifié pour faire ce travail ? Sans nul doute, d’autres auraient pu l’écrire. Un solide ouvrage a été réalisé par des universitaires, Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours1, avec de nombreux contributeurs, des spécialistes pour chacune de leur époque respective, sous la direction de Mohammed Arkoun, avec une préface de Jacques Le Goff. Mais un ouvrage d’universitaires est-il accessible à tous ? A-t-il la fluidité d’un ouvrage de vulgarisation (au bon sens du terme, c’est-à-dire rendre accessible au plus grand nombre) ? De plus, il m’est apparu important de remettre dans le contexte général les différentes phases de notre histoire, de sa filiation, de ses approches philosophiques, culturelles, politiques, etc. C’est pourquoi j’ai pris la décision de passer en revue toute l’histoire de la France avec l’islam, même si, comme beaucoup de Français, j’ai de nombreux ancêtres qui n’ont pas tous été gaulois, contrairement à ce que dit le roman national…

Il faut également apporter quelques observations générales sur mon livre. J’ai pris le parti de traiter de l’histoire non pas seulement de la France, telle qu’elle émerge au fil des siècles (sinon je n’aurais jamais parlé du Languedoc musulman, car il ne dépendait pas du royaume de France au VIIIe

siècle), mais des territoires qui, de nos jours, constituent notre pays. Nous tenterons de passer en revue les événements qui ont pu concerner, par exemple, la Provence, la Franche-Comté, la Corse, la Savoie, alors même que ces régions n’étaient pas encore devenues françaises.

Pour mener à bien ce projet, il a fallu inclure toutes les différentes tendances de l’islam. Au fil des époques, on désignait les musulmans, avec une terminologie différente : les Maures, les Barbaresques, les Sarrasins, les Infidèles, les Mahométans, ou les Arabes. Ces noms correspondent aux termes que les contemporains ont utilisés lorsque nos civilisations se sont rencontrées. Il convient également de préciser que l’Islam correspond à la communauté, c’est-à-dire la oumma, tandis que l’islam correspond à la religion. Par ailleurs, l’islam est particulièrement divers, avec la division entre sunnites, chiites, ainsi que les ismaéliens, les Druzes, les Alaouites, car l’histoire musulmane a connu ses schismes, ses oppositions religieuses

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ou politiques2. Mais, dans cet ouvrage « condensé », ces courants religieux n’ont pas lieu à justifier des traitements différenciés, sauf lorsque la spécificité de la situation le nécessite. La France et les Français étaient en relation avec des musulmans, sans qu’ils ne fassent trop de distinction entre eux. De même, il n’est pas possible d’évoquer toutes les situations où la France a été confrontée à l’islam, mais les plus décisives quant à l’histoire de notre pays.

Il est évident que la majeure partie des sources utilisées sont des travaux d’historiens français, même si, chaque fois que des documents musulmans ou étrangers m’étaient accessibles, j’ai essayé de les intégrer et de m’arrêter aux faits, suivant en cela le commentaire de l’historien Ibn Khaldoun (1332-1406)3 : « Il faut toujours en revenir aux sources et s’en remettre à soi-même. Un esprit clair et un bon sens bien droit doivent distinguer naturellement entre le possible et l’impossible. » Sans doute, d’autres travaux pourront poursuivre la découverte de nos relations respectives, et il faut accepter que chaque pays puisse avoir une approche en fonction de son histoire personnelle et humaine.

Il n’est pas question de polémiquer, de justifier ou de critiquer, mais juste – et c’est déjà beaucoup – de découvrir cette relation si particulière que la France a connue avec le monde musulman, afin que chacun connaisse mieux son histoire respective. Que le Français de tradition ou de foi catholique puisse discuter avec le Français de tradition ou de foi musulmane. Et vice versa. La connaissance du passé ouvre nos consciences vers un respect mutuel. Comme le dit Élie Wiesel (1928-2016) : « Un homme sans passé est plus pauvre qu’un homme sans avenir. » Rien de pire que l’ignorance permettant l’instrumentalisation des esprits. Redécouvrir tout simplement notre passé peut être révolutionnaire, car cela peut permettre de briser les idées les plus répandues.

Les chrétiens comme les musulmans ont parfois des idées fausses sur leurs propres histoires. Continuer à les véhiculer, par ignorance ou, parfois aussi, par malveillance empêche une meilleure connaissance de l’autre. Des erreurs ont été commises de part et d’autre, si tant est que l’on puisse juger des actes du passé sans tomber dans l’anachronisme, et c’est pourquoi la repentance, si utilisée de nos jours à des fins politiques, n’a pas, à mon sens, lieu d’être en histoire. Il n’est pas question de nier ces erreurs (souvent plus faciles à comprendre après les faits), car cela reviendrait à se voiler la face.

Regardons simplement la vérité, sans faux-semblant.

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Observons les problèmes de fond qui se présentent. Je n’ignore rien des limites de l’exercice : il est toujours délicat de résumer et de synthétiser en quelques centaines de pages une histoire multimillénaire. Et je prie ceux qui auraient aimé plus de précisions sur tel ou tel point de ne pas hésiter à creuser ces sujets, car j’ai, quant à moi, privilégié la compréhension générale. D’autres l’ont déjà fait avant moi sur l’histoire générale de notre pays et ont su faire aimer l’histoire à des millions de lecteurs.

« L’histoire, je le crains, ne nous permet guère de prévoir, mais, associée à l’indépendance d’esprit, elle peut nous aider à mieux voir4 », dit Paul Valéry (1871-1945). Alors, allons ensemble voyager sur deux millénaires, afin de mieux comprendre l’antagonisme qui a pu exister entre nos deux cultures, découvrir ces phases de confrontations, de guerre, de violence, mais aussi ces moments pacifiques, d’alliance, entre nos deux mondes. Et parcourir aussi ces phases plus ou moins heureuses de cohabitations, avec ces moments qu’il nous faut regarder en face. Et peut-être essayer d’en tirer profit pour une cohabitation si nécessaire pour l’avenir de notre nation, qui a toujours su, même après ses heures les plus sombres et les plus dramatiques, se relever et poursuivre cette histoire commencée, en grossissant un peu le trait, avec Vercingétorix et Jules César.

1. Albin Michel, 2006.

2. Un hadith parle de 73 sectes différentes dans l’islam.

3. ‘Abd al-Rah ̣mān b. Mu ammad b. Haldūn est un historien mort au Caire, et issu d’une famille andalouse d’origine arabe.

4. Valery (Paul), Variétés IV, Paris, NRF, Gallimard, 1938, p. 142.

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LA FRANCE AVANT L’ISLAM

Même si le sujet de cet ouvrage est la relation de la France avec l’islam, il convient de découvrir rapidement les différentes religions qui ont vécu sur son territoire.

En effet, la terre qui constituera la France a été confrontée à de multiples invasions, conquêtes territoriales, militaires avant d’arriver à une stabilité. Et chacune de ces conquêtes s’accompagnait d’une arrivée de population plus ou moins importante et de la rencontre avec une nouvelle religion. Selon les époques, les situations, les hommes et les femmes politiques, parfois, les envahisseurs ou les conquérants apportaient leur religion, ou prenaient la religion du peuple conquis.

Que la religion s’implante avec l’arrivée d’un peuple ou par un pouvoir politique qui impose sa culture, il faut constater que le vieil adage qui sera de mise à l’époque de la Réforme, Cujus regio, ejus religio, signifiant « à chaque région, sa religion » ou aussi traduit par « on a la religion de son prince », a toujours trouvé à s’appliquer au cours de ces périodes, c’est-à- dire que le pouvoir politique a toujours eu la même religion que le peuple, même si ce principe sera intellectualisé plus tardivement avec l’arrivée du protestantisme.

Survolons donc rapidement ces six siècles au cours desquels quatre religions différentes seront pratiquées et quatre régimes politiques très différents adoptés.

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Chapitre 1

D’une religion gauloise au christianisme

Les Gaulois, éleveurs, commerçants, fins guerriers et bons vivants…

Également infatigables défricheurs1, « les plus magnifiques brûleurs d’herbe », selon l’expression de Rimbaud dans Une saison en enfer. On le voit, si Uderzo et Goscinny ont pris quelques libertés avec la vérité dans Astérix le Gaulois, ils n’en ont pas moins mis un accent de sincérité. Au fond, en grossissant à peine le trait, « nos ancêtres les Gaulois », chers au roman national de Michelet, restent un raccourci de l’esprit français ! Sans omettre leur côté individualiste qui leur coûtera leur liberté…

Lorsque le chef gaulois arverne Vercingétorix rend les armes en 52 av.

J.-C., il laisse au général Jules César une Gaule peuplée de tribus sous l’emprise romaine. On sait que, selon la division faite par César, les Aquitains, les Celtes et les Belges composaient les trois parties de la Gaule.

Si les Gaulois ne sont pas unis (pas moins de soixante peuples ou tribus, soit 9 à 10 millions d’habitants), une religion commune s’applique, organisée par les druides, des prêtres savants, administrant le sacré, le religieux, mais possédant aussi la connaissance et faisant la loi. Hommes du savoir, les druides sont les enseignants. Même s’ils connaissent l’écriture, ils privilégient la transmission orale. D’une grande autorité, ils s’imposent au roi gaulois, qui ne prend la parole qu’après leurs interventions. Un véritable binôme.

La religion de « nos ancêtres les Gaulois » est peu connue. Des sacrifices d’animaux (chevaux, porcs, moutons, taureaux…) étaient pratiqués et, très exceptionnellement, des sacrifices de prisonniers de guerre

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également. César, dans sa Guerre des Gaules, ne mentionne-t-il pas le caractère très religieux de ces peuples ?

D’où vient cette religion ? Commune aux Celtes, elle a dû, sans doute, les accompagner dans leurs pérégrinations, puisqu’ils viennent d’Europe centrale et d’Asie Mineure. Ils croient en l’immortalité de l’âme et n’éprouvent pas de crainte face à la mort, ce qui en fait des guerriers redoutables. Diverses entités divines sont adorées, tel un panthéon gaulois.

En effet, il n’y en a pas moins de… 400 ! Qui plus est, il est difficile de déterminer avec précision les différents dieux, car les noms peuvent être multiples et variables d’une tribu à l’autre.

Difficile de les citer tous. Le dieu le plus vénéré semble être Lug, parfois assimilé à Mercure ou Apollon. Il y a aussi Cernunnos, dieu de la puissance sexuelle, du rythme des saisons, qui pourrait s’apparenter à Dionysos. Épona, la déesse mère de la fécondité, protectrice du foyer et de la moisson. Teutatès (ou Toutatis) serait le protecteur de la tribu. On lui sacrifierait des hommes, soit en les plongeant dans un bassin jusqu’à étouffement, soit en les suspendant à un arbre, soit en les brûlant dans un arbre creux…

L’image des lieux de cultes dans la forêt est transmise évidemment par la célèbre bande dessinée. Mais, contrairement à Panoramix, les druides ne se réunissent pas en pleine forêt des Carnutes, mais dans des temples. Les recherches archéologiques démontrent, en effet, l’existence de bâtiments, de lieux de cultes érigés, autres que les légendaires menhirs et dolmens. Ces lieux de cultes sacrés sont vénérés par les Gaulois, et l’on verra, d’ailleurs, la religion chrétienne se les approprier après les avoir baptisés comme, par exemple, l’église d’Orcival (Puy-de-Dôme) construite sur un lieu sacré gaulois ou la chapelle Sainte-Barbe à Plouaret, en Bretagne, construite sur un dolmen.

Les rites connus consisteraient en l’érection de trophées guerriers. Les armes prises à l’ennemi sont exposées en ex-voto, puis détruites. Des sanctuaires sont érigés. Des prisonniers de guerre ont sans doute été sacrifiés. Ces rites évolueront vers de grands banquets, des festins au cours desquels seront sacrifiés des animaux.

À la suite de la colonisation romaine (de 57 à 50 av. J.-C.), les dieux gaulois tendent à être remplacés par les dieux romains ou, du moins, assimilés à eux. La religion des conquérants s’implante, la religion de la minorité (mais qui contrôle le pouvoir politique et militaire) impose son

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monde religieux, après avoir pris le contrôle d’un territoire. Et le peuple, majoritaire, abandonne les dieux de leurs ancêtres.

L’empereur Claude (10 av. J.-C., 54), né à Lyon, interdit ainsi le druidisme à cause des prétendus sacrifices humains, qui semblent pourtant avoir déjà disparu. Ce n’est évidemment qu’un prétexte, car, si l’on regarde du côté du Tibre, Rome ne se repaît-il pas des jeux du cirque, où gladiateurs et prisonniers sont massacrés à l’occasion de grandes fêtes dans les colisées ou amphithéâtres ? Et pourtant, aucun Romain ne s’élève à l’époque contre

« ces amusements » cruels autrement plus meurtriers… Mais, à leurs yeux, tolérer une autre religion est un risque politique majeur. L’interdiction de la religion gauloise est bien assurément le moyen de mieux asseoir la puissance romaine, puisque tout citoyen se doit de prêter serment chaque année à l’empereur, dans un culte impérial alliant le pouvoir temporel et spirituel.

L’empereur romain, divinisé selon Auguste en qualité de fils d’Apollon, a ainsi vocation à rassembler des peuples dissemblables, avec des croyances à l’origine diverses. La religion est donc déjà comprise comme un élément de cohésion d’un peuple « en devenir », une nation romaine issue d’un monde gaulois.

La Gaule, jalouse, malade et vaincue de et par ses divisions, est devenue province romaine. Lyon est la capitale des Gaules, qui se couvrent de lieux de cultes romains, comme le temple d’Auguste et de Livie à Vienne (Isère), encore intact après presque 2 000 ans.

La colonisation romaine fut rude, brutale, violente. Le fer cognera, et le sang coulera. Mais, et tous les historiens s’accordent sur ce point, les Gaulois montreront un sens aigu de l’assimilation. Assimilés ou intégrés à la culture et à la religion romaine, ils pratiquent le culte des dieux des conquérants. En 48, l’empereur Claude prononce un discours devant le Sénat romain reconnaissant désormais le droit aux notables gaulois d’entrer dans cette haute assemblée2. Égalité des droits avec les conquérants, les Romains, dont ils partagent la religion.

Cette harmonie ne dure pas et explose avec l’arrivée du christianisme.

Si l’on connaît peu de chose sur la pénétration du christianisme en Gaule, on sait qu’il y a des chrétiens en Italie, puis en Gaule romaine. Dès l’an 60, une communauté est implantée à Marseille3. Le pouvoir romain est vite hostile au christianisme. Il avait, certes, dans le passé, toléré de nouveaux cultes, à condition qu’ils respectent les dieux romains et les autres religions.

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Or, pour les Romains, cette nouvelle religion orientale inquiète dès qu’elle commence à se structurer en communautés chrétiennes, aussi appelées en grec ecclésia et qu’elle n’admet pas le culte rendu à l’empereur comme s’il était Dieu.

L’année 177 marque un tournant dans l’histoire du christianisme en Gaule. Sous le règne de l’empereur Marc Aurèle, des chrétiens sont martyrisés à Lyon. Ils viennent aussi de Vienne, autre principale ville romaine voisine de l’époque. Une lettre adressée aux chrétiens d’Asie et de Phrygie raconte le martyre de Pothin, vieillard de plus de 90 ans et évêque, mais aussi celui de 48 autres chrétiens, dont le médecin Attale, placé sur une chaise rougie au feu, et, bien sûr, la jeune esclave Blandine, qui aurait déclaré : « Je suis chrétienne et chez nous, il n’y a rien de mal. » Dans l’amphithéâtre des Trois Gaules4, les bêtes ne l’attaquèrent pas ; las, elle sera fouettée, jetée dans un filet à un taureau furieux, puis égorgée… Mais le « mal » est simplement dans le fait que sa croyance n’est pas celle de l’Empire romain et, donc, source de discorde.

Cette cruauté inouïe est tout à la fois un témoignage des « mœurs locales » et la preuve du danger mortel que représentait cette religion pour les Romains.

La christianisation se fait donc de manière clandestine, souterraine ; c’est l’église des catacombes, des symboles, comme le poisson, qui permet secrètement la reconnaissance entre fidèles5. Une nouvelle persécution particulièrement violente se déroule dans les années 257-258 sous l’empereur Valérien, puis encore une en 303, sous l’empereur Dioclétien, faisant des milliers de victimes. En 304, le culte chrétien est, une nouvelle fois, officiellement interdit.

Et, comme souvent, la victimisation, les massacres, les martyres sont une formidable propagande : ils aboutissent au développement fulgurant de la nouvelle religion chrétienne, s’implantant sur le sang de ses morts.

Quelques années plus tard, l’empereur Constantin se convertit. En 312, il devient chrétien, les persécutions cessent, et le culte chrétien est officiellement reconnu dans l’Empire.

L’édit de Milan, en 313, autorise officiellement le culte. Une alliance voit le jour entre le pouvoir impérial et le christianisme. En 325, le premier concile de Nicée (aujourd’hui Iznik) rassemble, sous Constantin, les évêques et rappelle un élément primordial au sein de l’Église catholique, l’unicité d’un seul Dieu, au sein de la Trinité. Constantin se présente alors

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comme le représentant de Dieu sur terre, inaugurant ainsi une longue tradition reprise par les monarchies européennes pendant des siècles.

Il ne faut pas se méprendre : même si l’empereur Constantin reconnaît le principe de la séparation des pouvoirs religieux et politique, dans les faits, il intervient tant au plan spirituel que temporel, créant une confusion qui perdurera souvent dans l’esprit européen. C’est ainsi qu’il se permet même de choisir les évêques à la place de l’assemblée des fidèles ou du pape. La voie est libre : la toute nouvelle religion touche désormais l’Empire romain. Comme cela va se vérifier une fois de plus, le pouvoir politique devient dépendant du pouvoir religieux, et l’inverse se vérifie également.

La religion chrétienne, désormais, influence le droit romain. L’empereur Constantin commence par interdire quelques châtiments les plus atroces6 pour les esclaves. Puis, le concile d’Orange, en 441, accorde l’asile à tout esclave au sein des évêchés. Et même si la volonté de maintenir l’esclavage est forte dans la société romaine, les premières évolutions du statut d’esclave se font sous l’influence chrétienne7.

Aux IVe et Ve siècles, la religion chrétienne supplante définitivement la religion romaine, démontrant encore une fois les difficultés créées par la coexistence de plusieurs religions sous le même pouvoir politique. Le peuple croit désormais en un seul Dieu, un Dieu unique, trinitaire mais unique.

Mais déjà l’Empire romain d’Occident agonise. « Supposez que les Romains soient chassés de leurs conquêtes : qu’en peut-il résulter, sinon une mêlée générale de tous les peuples de la terre ? » aurait dit le général Cerialis (30-83), rapporte Tacite. Ces mauvais jours arrivent. Sur le territoire de la Gaule romaine, des troubles militaires surgissent dès le milieu du IIIe siècle. Les Barbares8 frappent à la porte. Les Francs et les Alamans envahissent pour la première fois de manière majeure les Gaules en 253. Quelques généraux romains tentent de prendre le contrôle des parties de territoires non envahies, en rupture avec l’Empire. Deux de ces

« empereurs gaulois » sont identifiés. Ils n’arrivent pas à tenir le pouvoir face à Rome, l’un est exécuté, l’autre se suicide9. Une nouvelle période de trouble commence, l’Empire se consume dans l’anarchie.

Nouvelle invasion des Francs et des Alamans en 355, ils s’installent entre le Rhin et la Moselle. En 418, les Wisigoths conquièrent une partie de l’Aquitaine à la suite de l’invasion des Vandales, des Burgondes, des

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Suèves. L’Empire romain n’est plus qu’un souvenir. Des royaumes barbares se constituent désormais, et ces élites militaires et politiques viennent avec leur religion, la religion des guerriers conquérants.

1. Jean-Robert Pitte, Histoire du paysage français de la préhistoire à nos jours, vol. 2, Tallandier, 1983.

2. Les tables claudiennes sont retrouvées à Lyon en 1528 et sont conservées au Musée gallo-romain de Lyon. Une plaque de bronze de 222,5 kg est retrouvée, correspondant à la moitié de la plaque d’origine. Ces dimensions hors normes indiquent la volonté de rappeler cet acte de reconnaissance du statut des Gaulois, désormais définitivement romains.

3. Une pierre funéraire datée de l’époque de Néron est retrouvée en 1837 à Marseille, elle mentionne deux martyrs chrétiens, Volusianus et Fortunatus.

4. L’amphithéâtre se situait au pied de la colline de la Croix Rousse.

Construit à partir de l’an 19, il sera agrandi et pouvait accueillir jusqu’à 20 000 spectateurs. Il n’en reste quasiment plus rien aujourd’hui.

5. Ichtus, le poisson en langue grecque, deviendra le symbole chrétien entre le Ier et le IVe siècle ; il dissimule le nom de Jésus puisque les premières lettres de « Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur » donnera Ichthus.

6. Sont interdits par un édit de 316 la crucifixion et le marquage au fer rouge au visage, puis, en 316, la séparation des familles.

7. « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous êtes tous un en Jésus-Christ. » Saint Paul, Galates 3:28.

8. Le terme est utilisé par les anciens grecs pour désigner ceux qui ne sont pas grecs. Les Romains l’utiliseront pour tous ceux qui sont à l’extérieur de l’Empire.

9. Titus Aelius Proculus est exécuté, et Gallus Quintus Bonosus se suicide juste avant d’être capturé en 280-281.

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Chapitre 2

Les Francs, Clovis et sa conversion à la foi chrétienne

Heureux Mérovée1 ! Car voilà bien un personnage historique paré, auréolé de – presque – toutes les vertus. Il est, dit-on, tout à la fois le socle et l’origine, l’alpha et l’oméga de l’histoire de France ; ne la fait-on pas remonter précisément aux Mérovingiens et à ce roi franc salien, voire à son prétendu père, Clodion le Chevelu ? Plus ou mieux encore, avec ses origines hors du commun, Mérovée ne pouvait qu’être entouré d’une légende qui ne l’est pas moins, digne d’un dieu grec ou romain.

Il serait né d’une mère, Frédégaire, déjà enceinte d’un monstre marin ayant forme d’un serpent, appelée Neptune Quinotaure, qui l’aurait séduite ou violée. Ce mélange des sangs aurait donné cet enfant aux origines presque magiques. Forcément… L’air est connu : le surnaturel est un élixir essentiel pour l’aura d’une dynastie, en droite ligne des empereurs romains divinisés. D’ailleurs, de nombreux auteurs, comme l’imaginatif Dan Brown dans son best-seller Da Vinci Code (sorti en 2003), se serviront de cette origine divinisée pour soutenir que Mérovée aurait même du sang du Christ dans les veines, allant jusqu’à lui attribuer une filiation par Joseph d’Arimathie !

La réalité est tout de même un peu éloignée du surnaturel, même si

« faire remonter » l’histoire de la France à ce roi n’a rien d’absurde. Pour les Gallo-Romains, les rois francs, guerriers, chefs de tribus, comptent moins que les chefs des Goths, par exemple. Mais ils peuvent aussi servir d’auxiliaires dans l’armée romaine. Ainsi, Mérovée se serait installé en

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« Gaule Belgique » et aurait résidé à Tournai. Fait d’armes marquant, il aurait participé, avec les Wisigoths, sous les ordres du général romain Aetius, à la célèbre victoire des champs Catalauniques, en Champagne, en 451, sur Attila, le redoutable et redouté chef des Huns. Celui qui se surnommait lui-même le Fléau de Dieu devra repasser le Rhin : ce sera la dernière victoire de Rome !

C’est sûrement la première fois que le nom des Francs est associé à une telle victoire. Cette tribu – ou plutôt une ligue rassemblant une population diverse – utilise un nom qui signifie ou signifiera liberté, les Francs étant les hommes libres. À quoi ressemblent-ils ? Ils sont grands, ont la peau blanche, les yeux bleus, se rasent le visage mais conservent une moustache, les cheveux courts derrière mais longs devant, et ils sont blonds. Voilà la description précise qu’en fait Sidoine Apollinaire2.

Les francs pratiquent une religion issue du monde germanique et scandinave3. Ils vénèrent un paganisme polythéiste, avec le dieu principal Wuodan4, dieu de la guerre, de la poésie et de l’éloquence, le père des dieux, semblable à Jupiter ou Zeus. Son épouse est Frikka, déesse de la fécondité et de la victoire. Mais aux côtés de ces dieux, les fées, les lutins circulent allégrement. Les Francs vénèrent également la nature, les sources, les arbres, les rochers, les astres comme la lune et le soleil. Ils croient en la résurrection des corps, pratiquent un culte funéraire, enterrant leurs morts avec respect, avec leurs armes ou objets précieux. La sépulture des rois est accompagnée de sacrifices de chevaux, enterrés avec eux. Leur paradis est le Walhalla. Si un chef, un roi meurt au combat, cela signifie qu’il a été appelé au Walhalla par les dieux et qu’il convient de battre en retraite, car c’est la volonté suprême religieuse. Il semble que des sacrifices humains sont encore pratiqués, avec les prêtresses de Freyja qui sollicitent alors la victoire, ou la fécondité.

Cette religion ressemble à la religion des Romains, une religion polythéiste, avec de nombreux mythes fondateurs. Mais l’impact sur le pouvoir politique diffère. Chez les Francs, les dieux assurent directement la victoire ou la défaite du chef militaire.

L’histoire, le pouvoir est une affaire de circonstances et d’hommes. Et les circonstances vont être simplement favorables aux Francs. Que se passe- t-il en effet ? Avec la chute de l’Empire romain en 476, submergé par les Germains, c’est la fin de la plus grande civilisation de l’Anti-quité, et c’est, pour la Gaule, le retour à plusieurs siècles de barbarie. Au nord, du Rhin à

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la Somme, les Francs (eux-mêmes divisés en plusieurs tribus) ; au centre, de la Somme à la Loire, un vestige d’État gallo-romain tenu par un certain Syagrius ; au sud-est, de la Loire aux Alpes, les Burgondes ; au sud de la Loire, les Wisigoths, sans oublier les Alamans, les Alains, les Suèves qui poursuivent leur migration jusqu’à l’Espagne, puis l’Afrique du Nord ; en effet, certaines de ces tribus ne font que passer.

La chance des Francs – et ce n’est qu’un apparent paradoxe – est qu’ils ne sont pas chrétiens. Dans le même temps, en Gaule, à la suite de la longue agonie de l’Empire romain, l’État gaulois, si l’on peut l’appeler ainsi, est déliquescent : plus de pouvoir, plus d’autorité ; la terreur n’est pas loin. Les seuls qui ont encore un quelconque ascendant sur les peuples, ce sont les hommes d’Église, en l’occurrence les évêques. Or, ils n’étaient aucunement dans leur intention d’exercer le pouvoir, mais il leur fallait une autorité, et, cette autorité, les Francs, des païens à leurs yeux, allaient la leur donner. Et c’est précisément en cela que Clovis, chef des Francs Saliens, en 482, va faire preuve d’une intelligence et d’une vision politique proprement stupéfiante. Il pèse et mesure les forces en présence, froidement, en homme d’État.

En 481, Clovis règne sur un territoire correspondant à l’Est de la France, à l’Ouest de l’Allemagne et à l’actuelle Belgique. Le reste de la France est encore romaine, ou burgonde, alamane, armoricaine, wisigothe.

Certains de ces peuples barbares ont déjà abandonné leur religion pour adopter une hérésie chrétienne appelée l’arianisme5. Cette « variante » de la religion chrétienne leur permet de maintenir leur lien sacré, assimilant le

« roi barbare » à un « Christ surhomme », lui offrant ainsi la possibilité de devenir chef de l’Église. C’est encore la survie de la notion de l’empereur divinisé, ou du roi germanique chef religieux. Clovis, lui, reste païen et adorateur de la religion de ses pères germaniques.

Avec ses hommes, il se met en marche vers le centre de la Gaule. Il lutte d’abord contre Syagrius, qu’il écrase à Soissons en 486. Il conquiert les villes de Senlis, Beauvais, Soissons, puis Paris. La bataille de Soissons reste dans l’imaginaire national comme l’une des étapes majeures de la construction du pays. Que s’est-il donc passé à Soissons, dont le nom reste indéfectiblement associé à Clovis ?

Syagrius, un général romain, surnommé le roi des Romains6, contrôle une enclave gallo-romaine, indépendante, entre la Meuse et la Loire. Un petit royaume autonome de Rome depuis 476 qui correspond à la Gaule du

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Nord, soit le quart supérieur de la France actuelle. Selon le chroniqueur Grégoire de Tours, c’est à l’occasion de ce fait d’armes qu’a lieu l’épisode du fameux vase de Soissons. Comme c’est la coutume chez les Francs, à la fin de la bataille, les soldats réunissent le butin pour le partager. Clovis demande à bénéficier d’un vase religieux, qu’il souhaite rendre à l’église de Reims, à la demande de l’évêque, saint Remi. S’il sollicite ce vase, un vase utilisé pour le culte chrétien, c’est parce qu’il cherche à obtenir une certaine reconnaissance de l’évêque : il a déjà conscience de l’importance de la religion dans l’assise de son pouvoir. Il a saisi avant les autres, en bon politique, que la clef de la réussite est de respecter le catholicisme, si ancré dans la culture gallo-romaine. De son côté, saint Remi a compris que, pour que la Gaule retrouve la paix et la sérénité, l’alliance avec Clovis était une nécessité absolue.

Mais un guerrier s’y oppose et casse ou frappe le fameux vase, considérant que, tout roi qu’il est, il ne peut décider seul du partage. Clovis ne réagit pas face à l’affront, estimant sans doute qu’il n’est pas en mesure de s’imposer dans cette situation, puisqu’il avait tenté de violer les règles du partage du butin. Mais, quelques mois plus tard, à l’occasion d’une revue des troupes et de l’armement, il constate que les armes du guerrier en question ne sont pas bien entretenues et jette la hache de celui-ci à terre.

Lorsque le soldat se baisse pour la ramasser, Clovis le frappe de sa hache et le tue. L’armée se retire en laissant le cadavre exposé à la vue de tous.

Certes, il montre un comportement bien éloigné de la charité chrétienne, ce qui ne l’empêchera pas d’embrasser quelques années plus tard cette même foi chrétienne. C’est brutal, mais c’est juste, car, écrit Jacques Bainville,

« l’exécution sommaire d’un soldat sacrilège fit plus que tout pour le triomphe de Clovis7 ».

Dix ans plus tard, pour renforcer son influence, après force concubinages, il épouse Clotilde, fille du roi chrétien burgonde Childéric II.

Ce royaume est voisin du nouveau royaume franc et correspond à l’actuelle Savoie et au Dauphiné. Le mariage a lieu vers 492 à Soissons. Sa femme n’a eu de cesse de lui demander d’abandonner la religion de ses ancêtres et de se convertir au christianisme. Clovis est confronté à un dilemme : soit il conserve sa religion et n’assoit pas son pouvoir sur la population gallo-romaine et les évêques, soit il se convertit et risque de perdre son influence sur son peuple et son armée qui pourrait le traiter de renégat.

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Pour se faire un nom, il faut des siècles ou une bataille. Pour Clovis, ce sera une bataille, celle de Tolbiac, près de Cologne. En 496, il y affronte les Alamans. Son armée est sur le point d’être vaincue. Son pouvoir religieux risque d’être mis à mal par cette défaite qui s’annonce, car il est alors un roi

« religieux ». C’est lorsque tout semble perdu qu’il fait le serment de se convertir au Dieu de Clotilde, « Jésus fils de Dieu vivant », à condition que celui-ci lui accorde la victoire. Et contre toute attente, le chef alaman est tué, et la victoire change de camp. L’histoire donne de multiples scenarii de cette conversion, tantôt une bataille, tantôt un lieu, tantôt une date différente. Toujours est-il que, dans l’histoire de France, c’est cette version qui est retenue pour rappeler la conversion de Clovis qui, elle, n’est pas contestable. Plus encore, il ne s’agira pas seulement de la conversion d’un roi, mais aussi de toute son armée. En effet, autour de l’année 500, Clovis reçoit le baptême à Noël avec 3 000 de ses guerriers des mains de saint Remi. Grégoire de Tours écrit que, lors du baptême, le saint prélat l’aurait enjoint : « Courbe-toi, fier Sicambre, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré. » C’est à cette occasion qu’une colombe aurait apporté une fiole, la sainte ampoule, remplie du saint chrême qui sera ultérieurement utilisé pour le sacre des rois de France.

L’événement est capital. Aux yeux des Gallo-Romains, il a mis en fuite l’envahisseur éternel, « l’Allemand », l’ennemi héréditaire. C’est à la suite de ce baptême que le roi obtient son surnom de fils aîné de l’Église. Il est communément admis que, comme le dira le général de Gaulle en 1965, l’histoire de France commence avec Clovis8. Conduisant une politique d’alliance avec les Francs rhénans et les Romains, et menant des conquêtes militaires à l’encontre des Thuringiens, il agrandit et affermit son royaume.

Les Burgondes sont battus en 500, les Wisigoths écrasés à Vouillé, près de Poitiers en 507 : Bourgogne et Aquitaine sont aux mains des Francs. Les chrétiens se rallient avec joie à Clovis9 au fur et à mesure de ses victoires ! C’est alors que Clovis fixe sa capitale à Paris. En 508, il reçoit de l’empereur romain d’Orient le titre de consul et celui d’auguste lors d’une cérémonie à Tours.

L’anarchie est évitée, la civilisation reste romaine, et la religion sera le catholicisme. Le pouvoir est recréé (même s’il est embryonnaire), et il sera monarchique. Mais, pour arriver à être reconnu d’égal à égal avec les rois et empereurs issus de l’ancien Empire romain, il faut qu’il se « civilise », se

« polisse ». En effet, le pays sur lequel il règne désormais est peuplé très

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majoritairement de chrétiens. La conquête franque s’est faite avec peu de monde par rapport à la population autochtone. Le pouvoir politique et royal est minoritaire, donc fragile, face aux Gallo-Romains, plus nombreux.

Afin d’asseoir son pouvoir politique et spirituel, dans la droite ligne de la conception païenne et antique mêlant les deux pouvoirs, juste avant sa mort, Clovis réunit, en 511, le concile des Gaules à Orléans, rassemblant 32 évêques. Ce concile le désigne Rex Gloriosissimus et fils de la sainte Église.

Il n’est plus un chef religieux, un chef d’Église. Il obtient néanmoins de pouvoir nommer les évêques dans son royaume. Il peut autoriser ou refuser l’accès à la cléricature, à la prêtrise.

À partir de cette date, les rois de France revendiquent le pouvoir de soigner par miracle les écrouelles, le sacre par le saint chrême qui serait venu du ciel lors du baptême, et les trois fleurs de lys, symbole de la Sainte Trinité (le Père, le Fils et le Saint-Esprit). Désormais, le pouvoir royal franc s’appuie sur le pouvoir de l’Église chrétienne.

Le rôle social de l’Église chrétienne se met aussi en place. Le droit d’asile est reconnu pour tous les bâtiments entourant l’église. Les esclaves sont protégés dans ces lieux, et un soldat ne peut y pénétrer sans avoir prêté serment. Une indemnisation financière est même prévue dans ce cas. Les terres d’Église sont exemptées d’impôts, afin que les religieux puissent s’occuper des pauvres et des prisonniers. L’alliance de l’Église chrétienne et du pouvoir royal va durer près de 1 350 années.

Cette avancée n’empêchera nullement la France de retomber dans l’anarchie à la mort de Clovis.

1. Grégoire de Tours dans Histoire des Francs, livre II, tome IX, Éditions Guigot-Brière, 1825, p. 68.

2. Sidoine Apollinaire (né à Lyon en 431, mort à Clermont-Ferrand en 486), évêque mais également poète. Œuvre de Sidoine Apollinaire, Lyon, Rusand, 1836.

3. Henri d’Arbois de Jubainville, Académie des inscriptions et belles lettres, séance 1896, vol. 40, n° 2, p. 135-136.

4. Vuotan ou Odin, également.

5. L’arianisme, du prêtre Arius de l’église d’Alexandrie, hérésie chrétienne apparue au début du IVe siècle, affirme que le Christ est une créature de Dieu le Père et lui est inférieur, alors que le christianisme affirme, au

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contraire, l’égalité parfaite entre les trois natures du Dieu unique (le Père, le Fils et le Saint-Esprit).

6. Selon le chroniqueur Grégoire de Tours.

7. Jacques Bainville, Histoire de France, Fayard, 1924.

8. David Schoenbrun, Les Trois Vies de Charles de Gaulle, Julliard, 1965.

9. Le prénom Clovis donnera en français moderne le prénom Louis, si utilisé par les rois de France.

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LA CONFRONTATION AVEC L’ISLAM

À partir du VIIe siècle, les affrontements, les conquêtes territoriales, entamées au IIIe siècle, s’accentuent avec les grandes invasions barbares, qui, traversant toute l’Europe, viennent principalement de l’est pour aller vers l’ouest. Une recomposition du pouvoir politique est en œuvre au sein de tout le continent, avec, à la suite de la fin de l’Empire romain, l’éclatement de royaumes et l’apparition de nouveaux états.

Cependant, un nouveau ferment d’unité renforce l’Europe : le christianisme. À Rome, le pape aspire à se substituer à l’ancien empereur romain divinisé et tente de maintenir l’unité de cet ancien monde.

Or, un nouvel affrontement va arriver du sud, inédit, multiple mais en même temps unitaire. Des forces militaires vont arriver d’Espagne ou d’Afrique du Nord. Et au-delà de la simple conquête territoriale, assez classique, s’ajoute désormais une conquête spirituelle. C’est la confrontation entre le monde européen, la future France et le monde musulman. Un affrontement qui va se dérouler pendant près de six siècles, de part et d’autre de la Méditerranée, d’abord en Europe avec l’invasion et les batailles de Sens ou de Poitiers, pour ensuite s’achever avec les croisades, en Palestine.

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Chapitre 3

La situation de la France avant la confrontation

À la mort de Clovis, presque toute la Gaule a retrouvé son unité. Mais la paix est fugace ! L’anarchie va régner en maître, comme il sied à toute succession mal réglée, mal préparée : ce sera d’une férocité insoupçonnée.

Au même moment, loin, très loin, une nouvelle religion, l’islam, apparaît au début du VIIe siècle, dans la péninsule arabique, à 6 509 kilomètres de Paris, qui va se propager dans l’ancien Empire romain, le monde méditerranéen.

Cette distance peut paraître importante pour l’époque, mais, contrairement aux idées reçues, l’homme médiéval, quand il se déplace, voyage beaucoup, ne serait-ce qu’à l’occasion des pèlerinages. En outre, cette distance ne se couvre qu’en 150 jours environ de voyage à cheval, soit un peu moins de cinq mois1.

Dans la tradition des rois francs, il est d’usage de partager son royaume entre ses enfants. Au lieu de désigner un seul héritier, Clovis partage son royaume entre ses quatre fils. Des fils et leurs descendances qui ne feront que s’entre-tuer : Clodomir, par exemple, décédant en 524, Childebert et Clotaire égorgent leurs neveux. À la génération suivante, c’est la guerre civile entre Chilpéric, qui règne sur la Neustrie, au nord-ouest, et Sigebert, roi d’Austrasie, à l’est. Les deux frères ont épousé les deux sœurs Galswinthe et Brunehaut. Pour épouser Frédégonde, Chilpéric fait étrangler Galswinthe, et Frédégonde, devenue reine, fait assassiner Sigebert. Quand Brunehaut sera enfin capturée par le fils de Frédégonde, Clotaire II, il la fera attacher à la queue d’un cheval.

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Quoi qu’il en soit, ce même Clotaire II (584-629), roi de Neustrie puis roi des Francs, reconstitue son royaume, qui est, à nouveau, divisé entre ses deux fils, dont le fameux Dagobert.

Il hérite de la même situation, et, par des guerres fratricides, reconstitue le royaume. Il devient roi des Francs en 629, juste un an avant que Mahomet prenne la ville de La Mecque. S’il est resté dans la mémoire collective comme le « bon roi Dagobert2 », ce n’est pas sans raison. Il est le dernier des grands rois mérovingiens à gouverner. Sa capitale est Paris. Ce grand lettré et grand bâtisseur sait s’entourer de conseillers de grande qualité, tels saint Éloi, ou saint Ouen. Il contrôle sa monnaie, élément essentiel de toute souveraineté, et, pour lutter contre les manipulations monétaires, en centralise la frappe. Fin diplomate, il conclut un traité de paix perpétuel avec l’empereur d’Orient, en 631, démontrant ainsi que les relations dans l’ancien Empire restent vivaces.

Il a conscience de l’importance de la religion chrétienne pour gouverner.

Il s’appuie ainsi sur le clergé, couvre de dons l’ancienne abbaye royale de Saint-Denis devenue basilique. Il meurt en 639, soit sept ans après la mort de Mahomet. Il se fait enterrer à Saint-Denis, et non dans l’abbaye de Saint- Germain-des-Prés comme l’ont fait ses prédécesseurs. Après lui, tous les souverains français s’y feront inhumer (pour rappeler l’importance du roi Dagobert, le roi Louis IX, plus connu sous le nom de Saint Louis, fera reconstruire son tombeau).

Et après ? Une effroyable décadence, déclenchée par les sempiternels partages et des luttes intestines. Les successeurs sont qualifiés de rois fainéants (ou plutôt « fait néant », selon les termes du biographe de Charlemagne3). Des Mérovingiens essaient de rétablir un semblant d’autorité, sans résultat. N’est pas Clovis qui veut…

Inévitablement, l’autorité du roi s’affaiblit au profit de hauts fonctionnaires. Lorsque le politique abandonne ses prérogatives, la fonction publique pallie – lorsqu’elle est suffisamment bien organisée pour le faire – les incompétences ou les abandons du pouvoir. Une fonction va prendre le dessus : celle de maire du Palais, le major domus, sorte de vice-roi. C’est un responsable chargé des relations avec l’aristocratie franque et, de fait, il administre le pays.

Les Carolingiens mettent près de cent ans à arriver au pouvoir final. Du côté de l’Austrasie, avec les ducs d’Héristal : ils sont riches, puissants et, sans conteste, intelligents. Sans entrer dans les détails, ils se nomment

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Pépin de Landen et Pépin de Herstal, son neveu, qui réunifie une nouvelle fois les royaumes4. Il est l’ancêtre illustre de la famille des Pippinides, qui devient celle des Carolingiens, l’ancêtre de Charlemagne.

Pépin de Herstal, d’abord maire du palais d’Austrasie, devient le vrai chef du pouvoir politique et militaire du royaume. Il prend le titre de princeps et use du pouvoir à titre personnel jusqu’à sa mort en 714. C’est lui qui, notamment, nomme les évêques, les ducs et les comtes. Son fils illégitime, Charles (Karl) n’est pas destiné, au départ, à succéder à son père.

À l’occasion de violents conflits qui ébranlent, une fois de plus, les héritiers de Pépin, Charles s’évade de prison et arrive à s’imposer. Il prend le contrôle de la mairie d’Austrasie même si le « roi officiel » est toujours Clotaire IV, puis Chilpéric II et Thierry IV, rois fantoches mis sur le trône.

Charles, que l’histoire a retenu en sa qualité de Charles Martel5 dès le

IXe siècle, fait, en l’an 717, son entrée triomphale à Paris et réunit l’ensemble du territoire qui constitue en grande partie l’actuelle France, avec la Belgique, une partie des Pays-Bas et de l’Allemagne jusqu’à la Bavière. Il restaure le pouvoir des Francs, s’appuie, lui aussi, sur l’Église, mais décide de s’accaparer une partie de sa puissance financière en laïcisant des biens lui appartenant. Plus qu’une simple spoliation, c’est, en réalité, une reprise de terres qui avaient été concédées par l’empire romain chrétien et les rois mérovingiens aux religieux, afin de mettre en œuvre certaines missions de service public, notamment sociales6. L’histoire le retient aussi comme celui qui organise le système de la féodalité française (ou le lien des seigneurs entre eux ; le système seigneurial étant le rapport du seigneur et des paysans et entre seigneurs, vassaux). Ainsi, ses fidèles, en contrepartie de terres données, se dotent d’un bon armement (au prix de 18 à 20 vaches) et doivent défendre militairement le suzerain.

Dès le VIIe siècle, les bandes armées utilisent le cheval. Il semble que Charles Martel développe la cavalerie, ce qui en fait, sans aucun doute, aux côtés de l’infanterie, une des forces militaires du pouvoir politique des Francs. Elle procure une indiscutable mobilité à l’armée. En organisateur hors pair, il étend, dans les territoires conquis, les relais, qui avaient disparu depuis l’époque romaine, construit des forteresses sur la frontière Est, zone du territoire qu’il pense la plus vulnérable. Cependant, le danger ne viendra pas de l’est mais du sud. À cette période, ce territoire va être confronté à une menace nouvelle, l’invasion d’une armée mue par une religion totalement inconnue pour le monde franc, l’islam.

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1. Un cavalier et sa monture peuvent effectuer entre 35 et 70 kilomètres par jour, selon les relais dont il dispose.

2. La fameuse chanson du « bon roi Dagobert qui a mis sa culotte à l’envers » est, en réalité, une chanson prérévolutionnaire destinée à moquer la monarchie française.

3. Vita Karoli Magni, La Vie de Charlemagne, Éginhard, édition et traduction par Louis Halphen, Paris, Les Belles Lettres, 1994.

4. L’Austrasie et la Neustrie, la partie Est et la partie Ouest du royaume divisé en deux.

5. Martellus, le marteau, à moins que ce ne soit le village de Martel, où une partie de l’armée sarrasine aurait été défaite.

6. Stéphane Lebecq, Nouvelle histoire de la France médiévale, Tome 1, Les Origines franques, Ve-IXe siècle, collection Seuil, 1990.

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Chapitre 4

La situation du monde musulman avant la confrontation

De l’autre côté de la Méditerranée, les cartes du pouvoir politique sont entièrement rebattues. Les royaumes existants sont balayés les uns après les autres sous l’avancée d’une armée se réclamant de l’islam, religion issue du fin fond de l’Arabie.

Un siècle plus tôt, un homme, Mahomet, né en 570, descendant d’Ismaël, fils d’Abraham, annonce une nouvelle religion au monde arabe.

Chef religieux, prophète, berger, mais aussi marchand, puis homme politique, il affirme avoir reçu une révélation de l’archange Gabriel lui transmettant les paroles de Dieu qu’il appelle dans sa langue arabe Allah.

Selon les sources musulmanes, il est qualifié d’illettré. Avec 37 compagnons, puis 50 disciples, il va tenter de convertir tout son peuple.

Après de nombreuses péripéties, persécutions, fuites, il devient enfin un chef religieux, politique et militaire. Aux peuples païens de l’Arabie occidentale qui pratiquent le paganisme, il apporte une nouvelle religion monothéiste qu’il affirme être une religion de paix pour ses fidèles. En 630, à la tête d’une armée de 10 000 soldats, il marche sur La Mecque, qui se rend, cette fois, sans opposition. Il devient le chef incontesté d’une nouvelle religion, l’islam, même s’il revendique qu’elle a toujours existé, puisqu’il fait remonter les premiers musulmans à Adam et Ève (l’islam affirme que la première salutation assalam’alaikoum fut utilisée par Adam). Il établit ainsi une communauté de croyants et un État organisé, auréolé d’un prestige inégalé.

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Quoi qu’il en soit, en neuf ans, toute l’Arabie, désormais unifiée, embrasse l’islam. Au-delà de l’homme pieux, la tradition musulmane le décrit également comme un combattant, doté de 7 épées, 3 arcs, 3 cuirasses, 3 lances et un bouclier. Âgé de 63 ans, il meurt à Médine en 632 ; n’ayant donné aucune instruction quant à sa succession, ses paroles sont rassemblées en un seul livre, le Coran, moins de vingt ans après sa mort.

Le Coran1 devient le livre que les musulmans considèrent comme incréé, donné directement par Allah, et ils se soumettent à cette loi divine telle que révélée. Les musulmans se disent appartenir à une religion du livre, comme, d’ailleurs, les juifs. Cependant, il est à noter que les chrétiens ne se revendiquent pas de la religion du livre, se considérant le peuple de l’Alliance, ou les gens du Verbe ; les livres qu’ils suivent (Ancien Testament et Évangiles) sont susceptibles d’analyse et d’interprétation, car écrits par des hommes. Le nom islam devient celui de cette nouvelle religion, islam signifiant soumission et non paix2, même si certains musulmans revendiquent cette interprétation plus paisible.

L’islam devient conquérant, estimant, désormais, que la religion doit être communiquée à l’ensemble des hommes. À la mort du prophète, Abou Bakr prend le pouvoir et le titre de premier calife. Il est un des plus proches compagnons de Mahomet, et selon la tradition sunnite3, le premier de ses disciples convertis. Ses fidèles et successeurs constituent la branche sunnite de l’islam. À l’inverse, le gendre de Mahomet, Ali, estime être le dépositaire du pouvoir et de l’héritage du prophète. Ceux qui le suivent deviendront les chiites. C’est donc une guerre de succession, de lutte entre deux potentiels chefs de l’islam qui est à la base de cette scission qui perdure, avec ses violences répétées près de treize siècles plus tard.

Abou Bakr se rapproche du cercle familial de Mahomet, et lui donne en mariage sa fille Aïcha, âgée de 6 ou 7 ans4. Elle deviendra l’épouse favorite de Mahomet. Après avoir unifié les tribus arabes sous la même foi et le même pouvoir politique, Abou Bakr commence ses conquêtes au-delà de la péninsule arabique dès 633 apr. J.-C.

Son successeur, Omar, lui aussi compagnon de Mahomet, devient calife en 634. Homme politique et militaire, il structure son pays. Il fixe le nouveau calendrier des musulmans en le faisant débuter à l’hégire (départ de La Mecque vers Médine le 16 juillet 622), et, surtout, lance l’expansion territoriale de l’islam. En moins de dix ans, la Syrie, l’Irak, la Perse, Jérusalem et l’Égypte tombent sous sa coupe. L’Empire byzantin est affaibli

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par ses guerres contre les Perses, mais surtout par la peste qui, quelques années auparavant, a anéanti presque la moitié de la population de Constantinople, qui a perdu 10 000 habitants par jour en l’an 5425. Par rigueur historique, il n’est pas possible de passer sous silence ce qui est imputé notamment à Omar, à l’occasion de la conquête de l’Égypte : la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie, la plus fameuse du monde antique. Cette destruction est sujette, là aussi, à de multiples controverses.

Même si certains accusent les guerres civiles romaines ou le pouvoir politique des premiers chrétiens (hypothèse apparue essentiellement au XIXe

siècle), de nombreuses sources semblent en faire porter une partie de la responsabilité au calife Omar et son général Amr Ibn al-As6. Ce sujet est encore particulièrement sensible, voire polémique, démontrant ainsi que les relations entre le monde occidental et musulman sont loin d’être apaisées, malgré les… quatorze siècles qui se sont écoulés depuis ce triste événement7.

Le troisième calife, Othman, poursuit la conquête vers le monde méditerranéen. Outre qu’il est celui qui décide « d’officialiser » le Coran, en faisant retranscrire par écrit les paroles de Mahomet – texte désormais inchangé et inchangeable –, il envahit Chypre et étend son territoire de l’Arménie jusqu’au-delà de Tripoli. La frontière avec le royaume franc n’est plus, alors, qu’à 3 800 km. Le califat musulman est désormais le plus puissant État du Moyen-Orient.

À partir de 661, la dynastie des Omeyyades (dont l’ancêtre est le grand- oncle de Mahomet) va diriger le monde musulman jusqu’en 750. Une nouvelle phase de conquête va se dérouler. De Damas, leur capitale, ils vont envahir à l’est jusqu’à l’Indus (l’actuel Pakistan). À l’ouest, Carthage est prise en 698, et, en 711, toute l’Afrique du Nord passe sous contrôle musulman. Désormais, seul un bon millier de kilomètres séparent Gibraltar et le monde musulman des Pyrénées et du futur royaume de France. C’est à la fois beaucoup et peu, surtout avec une mer entre ces deux mondes.

Comment, alors, en moins d’un siècle, un pouvoir militaire et religieux a-t- il pu s’emparer de la moitié des restes de l’Empire romain d’Occident ?

Depuis son invasion en 429 par les Vandales (tribu barbare venant notamment du Jutland, actuel Danemark) et les Alains (qui viendraient, originellement des bords de l’Iran mais seraient passés par l’Europe), l’Afrique du Nord ne dépend plus de Rome. Ces peuples, qui ont traversé l’Espagne, arrivent en 430 à Constantine. C’est, d’ailleurs, au cours de ce

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siège que meurt, à 76 ans, saint Augustin, qui avait été évêque d’Hippone (actuellement Annaba, anciennement Bône en Algérie).

Les Vandales laisseront le souvenir d’un pouvoir politique rigoriste et moralisateur. Ils ferment les maisons de prostitution, marient de force les courtisanes, exilent les travestis et prostitués dans des régions inhabitées. Ils affirment ainsi que la douce vie menée en Afrique du Nord appartient désormais au passé, et rendent obsolète la devise de Timgad (en Algérie), La chasse, les bains, les jeux, le plaisir, voilà ce qui s’appelle vivre8. Les Vandales, de religion arienne9, cette hérésie du christianisme, obligent également les catholiques à se convertir à l’arianisme avant le 1er juin 484.

La population d’Afrique du Nord, elle, avait opté pour le donatisme10, autre variante et hérésie chrétienne. Il est fort probable que ces périodes de troubles religieux faciliteront le passage à l’islam quelques siècles plus tard.

En outre, la population d’Afrique du Nord est, depuis un siècle, coupée de Rome, dont elle dépendait jadis. En 533, l’Empire byzantin, sous l’empereur Justinien, et sous le commandement du général Bélisaire, décide de prendre le contrôle de ces territoires, voulant reprendre la place laissée vacante par l’Empire romain d’Occident. La population doit accepter la domination de cet empire, avec qui elle n’avait jamais eu de relations.

Byzance impose alors sa vision religieuse, parfois des châtiments corporels et l’exil, à des prélats peu obéissants à l’empereur. Des révoltes locales, notamment berbères, ont lieu, amenant à la création de petits États, ou micro-souverainetés, incapables, ultérieurement, de faire face à une armée musulmane structurée et déterminée.

La situation de l’Afrique du Nord, ce morcellement entre divers pouvoirs locaux, cet Empire byzantin incapable de contrôler le territoire mais imposant sa force, ces hérésies chrétiennes diverses, expliquent la facilité avec laquelle les armées sarrasines pourront envahir les lieux. Même si quelques royaumes berbères tentent de s’opposer à l’envahisseur, alliés pour l’occasion avec l’Empire byzantin, comme on le verra plus loin. Une remarque de terminologie importante : en France, le mot musulman ne sera pas utilisé avant le XVIe siècle et islam au XVIIe siècle ; le terme de Sarrasin est communément admis ainsi que les termes Maure, mais aussi de Mahométan, Ismaélien, ou tout simplement Arabe.

La légende raconte que, en 666, Uqba ibn Nafi, général arabe, envoyé par Moawiyya Ier, calife de Damas, envahit le Sud marocain, dont on lui décrit la population comme particulièrement barbare, mangeant des

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cadavres, buvant le sang de ses bestiaux, vivant comme des animaux, ne croyant pas en Dieu, mais avec des femmes d’une beauté sans égale. Ayant massacré tous les hommes, Uqba arrive sur l’Atlantique et aurait déclaré :

« Il n’y avait plus d’ennemis de la religion à combattre ni d’infidèles à tuer11. »

Loin de l’image d’Épinal décrivant un peuple qui désirait être libéré de l’emprise byzantine et qui aurait accueilli à bras ouverts les troupes musulmanes, même si certains ont certainement cru bon d’agir ainsi, la majorité du peuple résiste avec ses forces et moyens à ce nouvel envahisseur qui vient, après les Vandales, les Alains, et les Byzantins, occuper leurs terres et leur imposer sa religion. On trouve même des royaumes berbères, pour certains convertis à l’islam, qui s’opposent à ces armées arabes. C’est ainsi que le chef berbère Koceila bat les troupes musulmanes à Tehuda, tue Uqba, et prend la ville de Kairouan. À sa mort, en 686, une femme prend la relève, Dihya, aussi appelée Kahina (la devineresse). Sa mort en l’an 700 marque la fin des affrontements entre les Berbères et les Arabes.

Après huit campagnes militaires, des batailles difficiles, la route est libre, désormais, pour tenter l’invasion de l’Europe. Le jihad, au sens de guerre sainte destinée à soumettre les populations à l’islam (et non de combat intérieur, que nombre de musulmans affirment être le seul et unique jihad), sera le moteur de la conquête. L’islamisation et l’arabisation vont d’abord concerner les villes d’Afrique du Nord. Le monothéisme de l’islam est facilement accepté par la population, car il correspond à leur foi d’antan, certes hérétique, mais chrétienne et, donc, elle aussi, monothéiste.

La Berbérie va devenir musulmane en deux siècles. Aux côtés des armées, les musulmans employaient des moines-soldats pour convertir la population et continuer la guerre. C’est l’institution du ribat, à la fois couvent et garnison, qui sert de base d’opérations contre les infidèles. Les soldats s’entraînent au combat et fortifient leur foi en l’islam. Le ribat de Monastir est connu pour avoir accordé le paradis à quiconque y passerait au moins trois jours en garnison. Le nom actuel de Rabat (Maroc) vient d’ailleurs de la déformation de ribat12.

La fin de la présence chrétienne en Afrique du Nord date à peu près du

XIIe siècle. Grégoire VII (pape de 1073 à 1085) correspond encore avec le dernier évêque chrétien installé en terre devenue musulmane13. Si, dans les premiers siècles, une certaine tolérance a semblé s’installer, le XIIe siècle,

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avec les califes almohades, voit la situation changer radicalement. Abd al- Moumim demande, en 1159, aux juifs et aux chrétiens de choisir entre la conversion à l’islam et la mort par le glaive. À cette époque, comme le fait remarquer Gabriel Camps, préhistorien et spécialiste du monde berbère,

« son petit-fils Abu Yussuf al-Mansur se vantait de ce qu’aucune église chrétienne ne subsistait dans ses états ». Une population arabe qui n’a pas dépassé 100 000 individus a transmis sa culture, sa civilisation et sa religion à une population native de plusieurs millions de personnes.

1. De nombreux débats ont lieu sur l’origine du Coran, même si l’islam reconnu affirme qu’il est unique et non discutable.

2. « Islam est un mot arabe qui signifie soumission, obéissance. » mosquee- lyon.org

3. La séparation de l’islam en deux tendances date de 632.

4. Le mariage n’est consommé qu’une fois la puberté atteinte, c’est-à-dire, selon les sources classiques, à 9 ou 10 ans. Cette version est contestée par certains exégètes de l’islam.

5. Alain J. Stoclet (dir.), Les Sociétés en Europe du milieu du VIe à la fin du

IXe siècle, mondes byzantin, slave et musulman exclus, Presses universitaires de Lyon, 2003.

6. Dès 1203, un historien arabe, Abd al-Latîf al-Baghdâdi, en impute la responsabilité aux envahisseurs arabes. Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, Relation de l’Égypte par Abd-Allatif, médecin arabe de Bagdad, suivie de divers extraits d’ écrivains orientaux, et d’un état des provinces et des villages de l’Égypte dans le XIVe siècle, Cambridge University Press, 2013, p. 183.

7. Mireille Hadas-Lebel, Philon d’Alexandrie, un penseur en diaspora, Fayard, 2003.

8. François Decret, L’Afrique chrétienne, de l’invasion vandale au Maghreb musulman, article de février 2002, éditions Clio 2016.

9. Le prêtre Arius, de l’église d’Alexandrie, estimait que Jésus n’était qu’un homme parmi les autres, et non le fils de Dieu.

10. Schisme déclenché en 305 par l’évêque Donat, évêque d’Afrique du Nord, refusant l’accès à la religion chrétienne à tous ceux qui avaient failli à la foi lors des martyres romains.

(36)

11. Gabriel Camps, « Comment la Berbérie est devenue le Maghreb arabe », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 1983, vol.

35, p. 11 et 13.

12. Un autre dérivé de ribat est le maraboutisme.

13. Cyriacus, évêque de Carthage.

(37)

Chapitre 5

La confrontation en Europe

Le rocher de Gibraltar n’est pas seulement un point sur une carte, c’est un lieu enveloppé de mystères. L’antiquité grecque n’en avait-elle pas fait un lieu mythique ? Un passage créé par les forces surhumaines du fils de Zeus, resté dans la mémoire des hommes sous le nom de colonnes d’Hercule après avoir été les colonnes d’Atlas. Un passage du monde connu au monde inconnu, un lieu à ne pas franchir, séparant le monde méditerranéen de l’Atlantique ; là même où Platon y place la mystérieuse cité perdue d’Atlantide, et où les textes de la Renaissance nous affirment qu’était inscrit sur un des piliers l’avertissement nec plus ultra, « plus rien au-delà ».

À l’époque romaine, ce détroit est plus prosaïquement appelé le mont Calpé. Seuls 6,5 milles romains1 séparent l’Europe de l’Afrique. C’est là qu’un général de l’armée omeyyade, sous le commandement du gouverneur de l’Afrique Musa Ibn Nusayr, décide, en avril 711, de franchir le détroit.

Cet homme, Tariq Ibn Ziyad, est connu en sa qualité de général, mais ses origines sont sujettes à de nombreuses controverses. Est-il arabe, persan ou berbère ? De multiples hypothèses circulent encore à son sujet2, tant sont nombreuses les communautés souhaitant se l’approprier. A-t-il brûlé ses bateaux, comme le raconte la légende, afin de galvaniser ses troupes ? Comment aurait-il, alors, fait pour introduire les renforts qu’il fit venir plus tard ? Quoi qu’il en soit, on estime sa première armée à 7 000 hommes – mais les sources varient de 1 700 à 12 000 – et près de 23 000 guerriers viennent le rejoindre ultérieurement. Il s’installe sur le rocher auquel il

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