• Aucun résultat trouvé

L’invasion commence donc par les villes qui dépendent encore du royaume wisigoth, l’actuel Languedoc. Mais avant de poursuivre les conquêtes, par sagesse, le pouvoir musulman organise les territoires envahis. C’est ainsi que la ville de Narbonne, dont le nom devient Arbuna, va devenir le siège d’une région, d’un gouvernement local, d’un wali (même origine que la wilaya, qui sera, en Algérie, dirigée par un wali).

Narbonne restera sous domination musulmane pendant quarante ans, jusqu’en 759.

Dans la foulée de ces victoires, les troupes musulmanes foncent vers Toulouse. Eudes, duc d’Aquitaine et de Vasconie (équivalents du Pays basque actuel et de la Gascogne), contrôle le Sud-Ouest de l’actuelle France. Il avait constitué un quasi-royaume, avait affronté les armées de Charles Martel, mais avait été battu en 719 près de Soissons ; cela préludera à une série d’alliances entre eux, jusqu’à la signature d’un traité de paix avec le maire du palais en 720.

Désormais, le danger est l’avancée musulmane. En mai 721, les Sarrasins arrivent avec machines de guerre et frondes pour assiéger la ville de Toulouse. Première défaite importante des armées mahométanes, selon les termes usités alors. Al-Samh ibn Malik al-Khawlani, le gouverneur de al-Andalus (le nouveau nom de l’Espagne) est tué dans cette bataille. Dans le Liber pontificalis, que l’on a attribué sans doute à tort à Anastase le Bibliothécaire1, est écrit : « Ce prince d’Aquitaine […] ayant assemblé toutes ses forces, les enveloppa, les tailla en pièces et leur tua en un seul jour, selon la relation qu’il envoya à ce pape, 375 000 hommes sans perdre

de son côté que 1 500 Français qui demeurèrent sur place. » Ces explications sont évidemment exagérées, mais elles démontrent cependant l’importance de cette bataille oubliée de nos jours. Le même auteur attribue une cause miraculeuse à cette réussite en soutenant que les soldats avaient reçu un petit morceau tiré de trois éponges bénites et envoyées par le pape.

Sans doute galvanisé par cette victoire, le duc d’Aquitaine aurait repris quelques places fortes aux Sarrasins… Le successeur de l’émir, Anbasa, revient à la charge, mais, après quelques succès, est également vaincu à deux reprises, en 725 et 726.

Après l’échec de Toulouse, les armées musulmanes continuent leur avancée jusqu’aux dernières villes issues de l’ancien royaume espagnol wisigoth. Les villes de Carcassonne et de Nîmes tombent en 725, ce sont les dernières villes frontière avec le royaume des Francs. La prochaine étape, c’est la France.

Une première expédition est lancée par le général Anbasa en 725 en remontant le couloir rhodanien et se termine par le pillage et l’incendie de la ville d’Autun le 22 août. Des garnisons sarrasines sont installées à Lyon et dans la vallée du Rhône2, notamment en Avignon.

Eudes d’Aquitaine tente alors de nouer des relations avec des dissidents du pouvoir andalous. Selon une tradition invérifiable jusqu’à présent, il aurait marié sa fille avec le général musulman Munuza3, en rupture avec le pouvoir central, et conclu une trêve. Celui-ci refuse alors de continuer à attaquer les chrétiens, mais il est tué en 732 sur ordre du général Abd al-Rahman, qui veut envahir la France. Sa tête est envoyée à Damas, et sa femme contrainte à rejoindre le harem du calife4.

Le général Abd al-Rahman veut, en effet, venger les défaites de Toulouse. Il décide d’envoyer deux armées simultanément : l’une doit remonter vers Sens par la vallée du Rhône, l’autre, qu’il dirige, doit remonter vers Bordeaux pour affronter directement Eudes d’Aquitaine.

L’objectif n’est pas de mener de simples raids ou razzias, comme on l’affirme souvent, mais bien la prise de contrôle du territoire ; les armées sont équipées de machines de siège, pour les villes qu’il convient de prendre. Les razzias sont une première étape de reconnaissance du terrain pour préparer une implantation durable, comme cela a été le cas lors de la conquête hispanique5. C’est la quatrième tentative d’envahir la France ou les Gaules, comme on l’appelait encore.

Cette fois, le duc d’Aquitaine est battu sur les bords de la Garonne, et Bordeaux est pillé. Les chroniques de l’époque décrivent un carnage : « Le nombre de chrétiens qui furent tués dans cette sanglante bataille fut si grand, qu’au rapport d’Isidore de Beja, historien contemporain, il n’y a que Dieu seul qui ait pu le savoir6. » Après Bordeaux, et maintenant que la route est enfin libre, c’est le trésor de l’abbaye de Saint-Martin-de-Tours qui devient l’objet de convoitise, ces terres dépendant, cette fois, du domaine de Charles Martel. Abd al-Rahman continue donc son avancée victorieuse.

Eudes d’Aquitaine demande l’aide de Charles Martel, qui fait franchir la Loire à ses troupes et s’installe autour d’Amboise.

Les musulmans, quant à eux, ont atteint Poitiers, qu’ils pillent comme c’était l’habitude, à l’époque, pour toute armée victorieuse. La bataille a-t-elle eu lieu à Poitiers ou plus près de Tours ? Toujours est-il que, face aux armées musulmanes, s’avançaient des troupes composées de Francs, mais aussi d’Alamans, de Bavarois, d’Austrasiens. Les musulmans disposent d’une cavalerie légendaire, mais qui aurait perdu de sa rapidité d’action par un armement plus lourd qu’au début de la conquête. Une légende veut que l’étrier qui équipait la cavalerie franque ait joué un rôle décisif, mais on trouve peu de traces de cette cavalerie7. Or, l’armée franque est réputée pour son infanterie. Après sept jours d’observation, les fantassins francs, armés de lourdes épées, en palissade, tel un mur infranchissable, s’opposent victorieusement. Les troupes aquitaines interviennent alors et les prennent à revers. C’est la débâcle pour l’armée musulmane. Abd al-Rahman, le chef musulman, trouve la mort au combat. Et dans le Coran, Allah donne la victoire au musulman sincère8. Que le chef meure en martyr, et le doute s’installe dans sa troupe. Allah ne risquet-il pas de donner la victoire à l’autre camp ? C’est ainsi que, dans la nuit, les troupes musulmanes survivantes, qui seraient venues avec leurs familles (femmes et enfants)9, abandonnent leur campement et le fameux butin et s’enfuient vers l’Espagne.

Cette bataille de Poitiers a fait couler assurément du sang mais aussi, depuis, beaucoup d’encre. Pour certains, elle est la bataille mythique, celle qui marque l’arrêt de l’expansion musulmane et l’apparition d’une dynastie qui donnera le grand Charlemagne, le nouvel empereur de la nouvelle renaissance romaine, le propre petitfils de Charles Martel. Et on comprend tout l’intérêt des rois carolingiens à glorifier leurs valeureux ancêtres10. Cependant, l’importance de cette bataille est sujette à polémique de nos

jours. Il suffit de lire l’article du Monde du 5 juin 2015 sous la plume de Salah Guemriche – qui cite Marc Bloch, « Comme si, à force de vénérer le passé, on était naturellement conduit à l’inventer » –, qui s’offusque de l’importance accordée à cet événement11. Ou les attaques subies par l’acteur et passionné d’histoire, Lorant Deutsch à l’occasion de son livre Hexagone12 pour avoir écrit une page sur l’événement.

C’est là tout le débat sur le roman national, qui a besoin de ces mythes, de ces moments romanesques, de ces dates charnières. Toute époque, toute nation a usé de ces procédés peu historiques mais politiques. Mais, quoi qu’il en soit, il est une réalité qui ne peut être niée : c’est une des défaites majeures, avec celle de Toulouse, des armées musulmanes, qui voulaient conquérir ce qui est devenu la France. Et les auteurs contemporains ne s’y sont pas trompés, jugeant cette victoire décisive13. Le site exact de la bataille est encore sujet à de multiples controverses ; pas moins de 38 sites différents revendiquent le lieu de la bataille.

L’affrontement n’a pas eu lieu qu’à Poitiers ou près de Tours, comme disent les historiens anglo-saxons. Qui se souvient des armées levées par l’évêque de Sens, quelques mois auparavant ? Qui se souvient d’Ebbon de Sens, saint Ebbon, l’évêque ? Né à la fin du VIIe siècle, Ebbon est de noblesse franque, comte de Tonnerre en 709, et évêque de Sens en 710. En 731, lorsque l’armée musulmane fait le siège de Sens, Ebbon, devenu vieillard, organise la défense d’une ville qui songeait à se rendre. Il la mène personnellement au combat et attaque par surprise le camp des Infidèles14. Selon les textes anciens, les Sarrasins se sauvent en désordre devant les chrétiens qui les poursuivent et font un véritable carnage. Ebbon n’est pas le seul prélat qui s’engage dans la lutte armée. Haimar d’Auxerre et Eucher d’Orléans s’opposeront également à cette guerre de conquête soutenue par la religion musulmane.

C’est aussi la fin, pour un temps, du duché indépendant d’Aquitaine, qui reconnaît alors la suzeraineté de Charles Martel, ce qui flatte son ambition.

Mais l’affrontement ne s’arrête pas là.

En 734, le remplaçant d’Abd al-Rahman, Abd al-Malec, tente une nouvelle incursion militaire. Il est battu dans les Pyrénées. En 735 et 736, les combats ont lieu en Provence. Certains potentats locaux, voulant se démettre de la tutelle de Charles Martel, tentent des alliances avec les Sarrasins. C’est ainsi que tombent les villes d’Avignon et d’Arles. Puis, c’est la remontée du Rhône et, au passage, le sac et pillage d’Uzès, de

Viviers, de Valence, de Vienne et de Lyon. À cette époque sont également envahies les îles de Lérins, et le monastère est ruiné. Les chroniques mentionnent qu’environ 500 religieux sont martyrisés15.

Une nouvelle armée est lancée par Charles Martel, avec les Bourguignons, pour reprendre le contrôle de la Provence, désormais aux mains des musulmans. Il envoie son frère, le duc Childebrand, reprendre Avignon ; tous les Sarrasins sont passés au fil de l’épée, et la ville pillée pour avoir collaboré avec l’ennemi. Passant à l’ouest du delta du Rhône, il file sur Béziers et atteint Narbonne. En 737 a lieu la fameuse bataille de Berre ou de Narbonne. Charles Martel organise le siège, et, lorsqu’une armée de secours vient d’Andalousie, il l’écrase. Celle-ci venait par la mer, mais les Francs avaient fortifié cet accès, rendant impossible tout débarquement. L’ensemble de l’armée musulmane envoyé est détruite, et le commandant Umar tué. Cependant, Charles Martel, estimant que le siège n’aboutit pas assez rapidement et qu’il est trop coûteux, décide de lever le camp, à moins que ce ne soit la mort du roi Thierry IV qui l’oblige à revenir d’urgence régler la succession du pouvoir royal. Retournant vers ses terres, il décide de détruire les places fortes qui avaient été occupées par les Sarrasins : Béziers, Agde et Maguelonne16.

Il y a plusieurs versions qui décrivent la manière dont Nîmes a été traité sous le pouvoir musulman. Au XVIIe siècle, l’historien Gauthier raconte que la pratique de la religion chrétienne fut interdite, les églises changées en mosquées17. Toutefois, cela est contradictoire avec l’attitude générale du monde musulman vis-à-vis du monde chrétien. En général, il réduit la liberté de culte sans l’interdire totalement ; soit les églises sont transformées, pour partie, en mosquées dans un premier temps, puis totalement ensuite, soit des mosquées nouvelles sont construites. Mais, dans tous les cas, l’équilibre économique de ces conquêtes ne fonctionne qu’avec un maintien de la population chrétienne au travail. Il faut que les chrétiens soient toujours actifs pour faire tourner l’économie du pays. Tant que ces chrétiens restent fidèles à leur religion, ils doivent payer des impôts pour financer le mode de vie des conquérants, car les musulmans en sont exemptés. En outre, les chrétiens n’ont pas les mêmes droits juridiques que les musulmans, devenant ainsi des citoyens de seconde zone, des dhimmis.

Ainsi, beaucoup se convertissent à l’islam pour devenir des citoyens à part entière et ne plus subir les discriminations dont ils ne peuvent obtenir réparation.

Cette bataille de Berre va être le coup d’arrêt de l’invasion mauresque.

Même si d’autres escarmouches ont encore lieu, elles ne seront jamais plus de la même ampleur ; les Arabes ont compris qu’ils ont plus à perdre qu’à gagner en continuant à vouloir envahir durablement ce qui deviendra la France. Même si Uqba, quatorzième gouverneur de Cordoue, est venu, semble-t-il, en personne, soutenir les armées et diriger le jihad18 (dans le sens de combat et non dans le sens mystique).

Cependant, agissant ainsi, Charles Martel n’obtient pas l’adhésion des peuples. Il pratique la politique de la terre brûlée, afin que les Sarrasins ne puissent plus s’en servir. La situation est donc particulièrement tendue. En 739, une nouvelle expédition militaire est organisée par Charles Martel, devenu désormais duc ou prince des Français, aucun roi n’ayant été désigné pour succéder à Thierry. Les Mérovingiens ne représentent plus rien. Après cette expédition, il en est fini des espérances des Andalous sur la Provence.

Quoique…

Charles Martel meurt en 741. En sa qualité de père de Pépin et de grand-père de Charlemagne, le geste qu’il accomplit à Poitiers est resté dans la mémoire de la France. Son fils, Pépin, lui succède, devient roi de France, fait enfermer dans un couvent le dernier descendant de Clovis, est sacré par saint Boniface (753), puis par le pape : cette consécration religieuse est désormais le caractère essentiel de la monarchie française jusqu’à la Révolution.

1. Né vers 815 et mort en 880, moine et lettré, puis bibliothécaire du pape Adrien II.

2. François Clément « La Province arabe de Narbonne au VIIIe siècle », in Histoire de l’islam et des musulmans en France, Mohammed Arkoun (dir.), 2006, Albin Michel.

3. Aussi appelé Ostman.

4. Louis Viardot, Essai sur l’ histoire des Arabes et des Mores d’Espagne, Paulin, 1833.

5. Jean Deviosse, Charles Martel, Tallandier, 2006.

6. Dom Claude Devic et dom Vaissète, op. cit.

7. Stephen J. Harris, Bryon Lee Grigsby, Misconceptions about the Middle Ages, Routledge, 2007.

8. « Et quiconque prend pour alliés Allah, Son messager et les croyants, réussira, car c’est le parti d’Allah qui sera victorieux. » (sourate al ma’idah).

9. André Clot, L’Espagne musulmane, Perrin, 2004.

10. Ce nom est si fortement chargé émotionnellement que la 25e division FFI s’appellera la brigade Charles Martel, durant la Résistance.

11. http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/06/05/comment-le-mythe-de- charles-martel-et-de-la-bataille-de-poitiers-en-732-s-est-installe-dans-l-histoire_4648311_3232.html

12. Michel Lafon, 2013.

13. Par exemple, le moine Bède, dit le Vénérable, dès 735 ; voir aussi les chroniques mozarabes.

14. Aristide Guilbert, Histoire des villes de France, Furne, 1845, vol. 3, p.109.

15. Histoire générale du Languedoc, op. cit.

16. Philippe Sénac, Les Carolingiens et al-Andalus, Maisonneuve et Larose, 2003.

17. Henri Gauthier, Histoire de la ville de Nismes et de ses antiquitez, André Cailleau, 1724.

18. Mohamed Arkoun (dir.), Histoire de l’islam et des musulmans en France, op. cit., p. 49.

Chapitre 7