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Les accusations de cruauté lors des croisades

Le jugement actuel sur les croisades est particulièrement sévère, près de mille ans plus tard. L’Europe se serait rendue coupable d’atrocités et de violences. Ce jugement, apparu depuis quelques décennies, est totalement anachronique. Ces neuf croisades successives s’étendent de 1095 à 1291, soit sur deux siècles. C’est dire si les croisades se sont suivies et ne se ressemblent pas. Les juger d’un bloc équivaudrait à évoquer d’une même manière toutes les guerres de l’Europe depuis deux siècles. À titre de comparaison, durant la même période, la France aura huit rois aussi différents les uns des autres, pour n’en citer que quelques-uns : Philippe Ier, Louis VI le Gros, Philippe Auguste, Louis IX ou Philippe le Bel.

Le lancement des croisades est une réplique aux invasions sarra-sines.

C’est une guerre sainte sans être une guerre de religion. Il n’y a, à l’origine, aucune volonté de faire la guerre pour exterminer les musulmans ou les convertir de force, mais celle de reconquérir un territoire pour libérer l’accès au tombeau du Christ. Certaines villes ne sont envahies que depuis quelques années, comme Antioche. Les croisades ne sont pas lancées contre les Arabes, mais contre les Turcs – eux-mêmes envahisseurs de territoires arabes –, ce qui amène parfois à des alliances inattendues entre croisés et Arabes.

Les croisades ont eu leurs périodes sombres, sont restés en mémoire les massacres de Juifs et le pillage de leurs biens pendant les premières croisades, essentiellement en Allemagne ou à Strasbourg1. Ces exactions marquent pour toujours la communauté juive qui prie régulièrement pour ses martyrs. Mais il convient de savoir que cela fut condamné sévèrement

par l’Église, le pape, les évêques, avec, notamment, l’intervention de Bernard de Clairvaux (1090-1153). Ce chevalier devenu moine cistercien fait cesser les persécutions et rappelle qu’un chrétien ne peut pas tolérer l’antijudaïsme : « Ne sommes-nous pas spirituellement des Sémites ? », et il continue dans sa lettre 363 : « Les Juifs ne doivent point être persécutés, ni mis à mort, ni même bannis. Interrogez ceux qui connaissent la divine Écriture. Qu’y lit-on de prophétisé dans le Psaume, au sujet des Juifs ? Dieu, dit l’Église, m’a donné une leçon au sujet de mes ennemis : “ne les tuez pas, de crainte que mes peuples ne m’oublient.” Ils sont pour nous des traits vivants qui nous représentent la passion du Seigneur… »

Pour saint Bernard, toucher aux Juifs, c’est comme toucher à Jésus, car ils sont ses os et sa chair, commente Joseph Ha Cohen au XVIe siècle.

Éphraïm von Jacob, dans son Livre de souvenance, rend grâce à Dieu qui

« nous entendit et nous exauça […]. Il envoya […] un moine honnête, grand et maître de tous les moines, connaissant leur religion et intelligent. Son nom était Bernard […]2. »

Bernard de Clairvaux ne se contente pas d’écrire, mais va prêcher en personne devant les synagogues incendiées3. Les empereurs Henri III puis Barberousse prennent des mesures pour interdire les conversions forcées des Juifs4, et le pape Grégoire IX intervient également. La suite de la lettre de Bernard de Clairvaux est, certes, beaucoup moins clémente envers les musulmans puisqu’il prêche la deuxième croisade : « Il n’en va pas de même de l’islam : les musulmans ne se convertiront jamais. Pour eux, il n’est qu’un seul langage, celui du glaive exterminateur. »

La Ire croisade a profondément marqué l’histoire et la mémoire collective, notamment en raison des nombreux massacres, à commencer par celui des chrétiens en Palestine, qui sera le motif du déclenchement. La croisade d’origine se transforme et devient une réponse directe au jihad militaire. Si des massacres de musulmans – comme de chrétiens – ont eu lieu, ils n’ont jamais été planifiés. Ce sont des actes perpétués par des individus, dans des circonstances particulières. En deux siècles et sur des centaines de milliers de combattants, il y a eu des soldats sans foi ni loi, des aventuriers, des exaltés, mais aussi des hommes blessés par les violences commises sur leurs familles. Toute guerre connaît ses massacres honteux.

La guerre propre n’existe pas, et juger une guerre sur les exactions de part et d’autre n’a pas de sens historique ou moral.

Il est important d’étudier sereinement ce qui s’est passé, les zones de lumière et les zones d’ombre. La ville de Jérusalem est prise par les croisés le 16 juillet 1099. Or, depuis le lancement des croisades en 1095, la ville vient tout juste d’être reprise aux Turcs par les Arabes5, le 26 août 1098.

C’est un massacre de tous les Turcs et leurs habitants alliés. Massacre entre musulmans, préfigurant le massacre que les chrétiens vont reproduire quelques mois plus tard. De même, les Turcs avaient massacré des milliers de chrétiens en chemin vers la croisade, des soldats, mais aussi des familles venues les accompagner. La seule journée du 10 août 1096, 12 000 chrétiens auraient été tués.

Il convient aussi de préciser que ces massacres de musulmans à Jérusalem sont le fait des troupes et des civils, mais aucunement d’un ordre planifié. Au contraire, Godefroy de Bouillon et Beaudouin, son frère, s’efforcent de stopper ces exactions et sauvent ceux qui peuvent encore l’être. Les textes arabes comme chrétiens ont tendance à présenter les faits en exagérant les massacres de l’autre camp, systématiquement. S’arrêter sur les faits présentés dans Les Croisades vues par les Arabes d’Amin Maalouf sans esprit critique, c’est comme lire les chroniques médiévales chrétiennes sans recul.

Ainsi, certains textes arabes évoquent la population arabe fuyant la ville de Jérusalem pour aller se réfugier jusqu’à Bagdad, ou fondant le faubourg de Salihyé, au nord de Damas6. À rebours, la prise de Tripoli, en 1292, par les Arabes donne également lieu à des massacres. Le chroniqueur arabe Abu al-Fida, dans son Histoire des croisades, écrit : « La plupart des hommes furent tués, les femmes et les enfants réduits en esclavage. Quand on eut fini de tuer, on rasa la ville jusqu’au sol ; près de la ville était un îlot où s’élevait une église de saint Thomas ; une foule énorme s’y était réfugiée. Les musulmans s’[y] précipitèrent. Tous les hommes qui s’y trouvaient furent égorgés7. »

Opposer les massacres de Renaud de Chatillon, croisé originaire du Loiret, d’une cruauté sans pareil, usant de procédés tous plus horribles les uns que les autres (supplice de Aimery de Limoges, patriarche d’Antioche8, ou Chypre, terre chrétienne qu’il pille, dont il incendie palais et couvents, prend en otages les hommes, fait décapiter les pauvres, laisse violer les femmes…), à la sagesse de Saladin (qui pourtant fait décapiter tous les templiers prisonniers9 ainsi que leurs alliés, les troupes turques, et déporter en esclavage le tiers de la population de Jérusalem), n’a pas de sens. Tout

comme opposer la sagesse d’un Baudouin IV, le jeune roi lépreux, aux atrocités de al-Ghazi10 ou à la violence de l’émir Alameddine Schugaï qui fait massacrer les habitants de Beyrouth le 21 juin 1291, réduire en esclavage les autres, massacrer les moines de couvent du carmel de Haïfa, éventrer les femmes enceintes après la prise de Saint-Jean-d’Acre ! Il est aussi reproché aux premiers croisés d’avoir fait rôtir des enfants pour les manger ! Cette fable, reprise dans l’ouvrage d’Amin Maalouf, circule encore de nos jours, laissant croire que les Européens auraient agi de la sorte régulièrement et avec plaisir.

Comment cette légende est-elle née ? Le 11 décembre 1098, les croisées entrent dans la forteresse de Marrah11 après un siège de trois semaines.

Bloqués pendant un mois et quatre jours, ils viennent à manquer de vivre, en plein hiver. La version d’Antioche évoque aussi une population affamée.

Ils vont manger des chiens, scandalisant les musulmans, pour qui le chien est, la plupart du temps, un animal impur12. Pire, pour survivre, certains membres de l’expédition (on parle des Tafurs13) vont manger de la viande humaine. Non pas des personnes qu’ils massacrent, mais des cadavres, suscitant l’effroi chez leurs compatriotes qui l’indiquent dans leurs chroniques ou au sein de l’armée adverse. Il semblerait que le chef de guerre Bohémond se servit de cette histoire et la déforma pour semer la terreur. Ce cas n’est donc qu’anecdotique, même si cette situation s’est reproduite, par exemple pendant la Révolution française14. Les violences furent réelles de part et d’autre, selon les époques. Mais les croisades n’en ont pas commis davantage que d’autres périodes, d’autant que le christianisme a toujours condamné le cannibalisme, car la chair, à l’image de Dieu, est sacrée.

Le dernier reproche habituel à l’encontre des croisades est le sac et le pillage de Constantinople. Cet acte odieux de la IVe croisade n’était mené par aucun monarque européen, et le pape excommuniera15 ceux qui s’en sont rendus coupables.

Finalement, comme l’écrit l’historien Claude Cahen, les croisades sont comme « une réaction lentement mûrie à l’humiliation ressentie depuis quatre siècles devant la conquête musulmane de la moitié du bassin méditerranéen16 ». Une réaction normale pour l’époque, où seules les armes comptent pour faire entendre ses droits territoriaux, motivation à laquelle s’ajoute la défense de la foi et des chrétiens martyrisés dans le pays du

tombeau du Christ. Cette époque voit des guerres entre chrétiens, entre seigneurs, entre musulmans pour le contrôle de telle ou telle ville ou entre musulmans et chrétiens.

1. En 1146.

2. dom Jean Leclercq, Recueil d’ études sur saint Bernard et ses écrits, vol.

5, Rome, 1992, p. 64.

3. Jean-Philippe Lecat, L’Idée de la croisade selon Bernard de Clairvaux, Grandes signatures, 2008, p. 68.

4. Charte d’Henri III en 1090, ratification par Barberousse en 1157.

Henriette Benveniste, « Fierté, désespoir et mémoire, les récits juifs de la première croisade », revue Médiévales, vol. 17, n° 35, 1998, pp. 125-140.

5. Venant d’Égypte.

6. Abou-L-Feda, fragmenta annalium auctore, p. 3 ou René Grousset, Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, Plon, Paris 1934, réed. 1992.

7. Régine Pernoud, Les Hommes de la croisade, Taillandier, 1977, p. 128.

8. Parce qu’il avait mal parlé de lui, Renaud de Chatillon le fait torturer, fait enduire ses blessures de miel, l’enchaîne, et l’expose au soleil et aux insectes.

9. Notamment le 4 juillet 1187 à la bataille de Hattin.

10. L’émir al-Ghazi, dit l’Égorgeur, fait traîner nus, le 28 juin 1119, les prisonniers attachés par file de 200 ou 300, les faisant mourir de soif devant des jarres remplies d’eau. Cf. René Grousset, op. cit.

11. Une autre version parle du siège d’Antioche, où la nourriture vient à manquer pour les assaillants, avec près d’un septième des soldats morts de famine.

12. Hormis pour la chasse ou la garde d’un champs ou d’un troupeau, l’islam condamne la possession d’un chien, et le toucher peut obliger à se laver sept fois les mains. Madjmou’Fatawa Cheikh Muhammad ibn Outhaymine (11/246) et Fatawa islqmiyya, 4/447.

13. Troupe de 10 000 combattants chrétiens, avec un chef normand, Tafur, reconnu pour sa cruauté.

14. Anne Aimé Guillin-Dumontet, ancien gouverneur du Sénégal, seigneur de Poleymieux, au nord de Lyon, homme peu aimé de ses concitoyens, est assassiné suite à une révolte populaire le 26 juin 1791, et des morceaux de

son corps seront mis en bouche. Les faits incontestés sont consignés dans un rapport des commissaires des amis de la Constitution de Trévoux qui remontera jusqu’à l’Assemblée nationale.

15. Régine Pernoud, Les Saints au Moyen Âge, la sainteté d’ hier est-elle pour aujourd’ hui ? Plon, 1984.

16. Henri Platelle, « Les Croisades, une étape de la question d’Orient » in revue Histoire du christianisme, n° 28, 2005, p. 29.

Chapitre 13

Aspects plus méconnus, plus surprenants des