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Avec le Roi-Soleil, la France vit désormais pleinement ce que les historiens appellent le Grand Siècle. Première puissance économique, démographique et militaire d’Europe. Qu’il semble loin le temps où François Ier craignait pour l’existence même de la France face aux Habsbourg ! Paris voit s’ériger de nouvelles constructions. Versailles et son château, le plus grandiose d’Europe, le plus magnifique témoin de la civilisation du XVIIe siècle. Architectes, paysagistes, peintres, sculpteurs, musiciens, ébénistes, tragédiens, poètes, philosophes font vivre ce qui devient le style français, son art de vivre, la référence ultime du monde civilisé de l’époque. Racine, Corneille, Molière, Perrault, La Fontaine, Bossuet, Boileau, La Bruyère, La Rochefoucauld, Descartes, Pascal, Fénelon, pour les lettres, mais aussi Poussin, Le Lorrain, Simon Vouet, La Tour, Mignard, Le Brun, Coysevox, Boulle, pour les arts, et François, Jules Hardouin-Mansart, Le Vau, Le Nôtre, pour le patrimoine. Quel foisonnement de talents rassemblé sur une aussi courte période dans l’histoire de France !

Il n’est plus question des Ottomans, ni des Turcs, ni de l’Islam. Les deux mondes vivent-ils toujours séparés par la Méditerranée ? L’Europe, se tournant vers le nouveau continent, n’a-t-elle pas tourné la page ottomane ? Pourquoi se battre pour une parcelle limitée, alors que le monde entier semble s’offrir aux nations européennes ? Il n’en demeure pas moins que le monde musulman est toujours là, comme une ombre, synonyme d’exotisme, de voyage, mais aussi de cruauté ou de danger, parce qu’il faut bien avoir un adversaire à craindre.

Louis XIV, à cette époque, n’a que 10 ans. Même s’il est officiellement roi en 1643, il n’est couronné que neuf ans plus tard, en la cathédrale de Reims. Entre 1643 et 1654, c’est Anne d’Autriche, une Habsbourg, ayant comme bisaïeul Charles Quint, qui régente le royaume. Son parrain, le cardinal Jules Mazarin1, en digne successeur de Richelieu, est aux côtés de la reine et devient, jusqu’à sa mort en 1661, Premier ministre du roi.

Mazarin, cet Italien, « le gredin de Sicile » comme le qualifiait le prince de Condé, connaît parfaitement bien le monde méditerranéen. Vers 1656, l’empire turc entre dans une phase de durcissement. Sont évoquées 60 000 décapitations, dont celle du grand patriarche de Constantinople2. En effet, cette fonction est loin d’être une sinécure et source de revenus, comme peuvent l’être, à l’époque, les sièges épiscopaux de France. Le patriarche de Constantinople, Parthénios III a été pendu le 24 mars 1567 (ou avril3), et Parthénios II étranglé le 16 mai 16504. La Sublime Porte fait toujours peur aux Européens. L’Empire ottoman relance son expansion, et la flotte ottomane se déploie dans la mer Égée, reprenant aux Vénitiens de nombreuses îles, comme Lemnos et Ténédos. La Crète est en proie à l’invasion turque. Le monde chrétien est à nouveau en ébullition. Les Vénitiens tentent de mobiliser au nom de la défense de la foi, autrement plus rassembleur que la défense de leurs propres intérêts.

Ainsi, contrairement à la politique d’alliance de la France depuis François Ier, Mazarin, n’oubliant pas qu’il a occupé la fonction de nonce apostolique (c’est-à-dire ambassadeur du pape) souhaite engager la France dans le combat contre les Turcs. Il autorise le départ de soldats français et finance pour un montant de 100 000 écus une première expédition dès 1660. Les résultats ne seront pas à la hauteur de ses espérances, mais cela engage la France jusqu’en 1669, apportant ressources militaires et maritimes, jusqu’au siège final et la chute de la Crète (on parlait à l’époque de l’île de Candie). Ce pourrait être la dernière croisade financée par la France5.

Qui dit marine dit marin. Et quelle plus belle figure de marin de cette époque que le chevalier Paul, ou Paul de Fortia, ou Samuel ou de Saumur (son nom de naissance est inconnu) ? Même sa naissance est un mystère, il serait né dans un bateau en décembre 1597 d’une lavandière qui naviguait entre Marseille et le château d’If. « D’une taille haute […], sombre dans la physionomie, sa moustache et son toupet formaient une espèce de croix de malte […] plus poli que ne le sont communément les marins, si doux qu’il

ne se mettait jamais en colère […] petite voix et parlait peu […]. Jamais homme ne fut plus intrépide dans le danger, et jamais capitaine de vaisseau ne posséda mieux son métier6. » Un vrai personnage romanesque au courage et à la bravoure qui le fait reconnaître de son vivant ; il est reçu plusieurs fois à la cour, malgré une naissance obscure, mais anobli par le roi, chevalier de Malte7 et courtisan hors pair8.

Dans la première campagne d’aide à la Crète, il emmène 3 600 hommes au secours des Vénitiens attaqués par les Turcs. Le 12 mai 1663, avec son seul navire, L’Hercule, 28 canons et 320 hommes d’équipage, il tient tête, seul, à 25 vaisseaux turcs ou corsaires tunisiens, et s’esquive de nuit après avoir attaché un fanal en haut d’une upe qu’il fait dériver la nuit, pendant qu’il prend une autre route, tous fanaux éteints9, image que le cinéma ou la littérature utilisera à de multiples reprises. Il intervient dans la Méditerranée pour protéger les navires marchands des attaques barbaresques devant Tripoli, Alger et Tunis, et, à ce titre, capture même le navire amiral algérien, La Perle, le 8 juin 1663.

En effet, la Méditerranée est toujours la proie des pirates. La France décide alors, pour pacifier le commerce maritime, de s’implanter sur la côte, afin d’empêcher la retraite des pirates en retour d’expédition, comme les Anglais avec Tanger et les Espagnols avec Oran. Le Bastion de France n’étant plus en activité durant cette période, il faut remédier à l’absence d’une présence française au sud de la Méditerranée. C’est la raison de l’expédition de Gigéri, déclenchée en 1664, durant laquelle le chevalier Paul livre la bataille de Cherchell, sur la côte algérienne. Le 24 août, il prend trois navires, en coule deux10.

Mais cette campagne va être une véritable source de problèmes.

D’abord où s’installer ? Le duc de Beaufort11 veut Bougie tandis que le chevalier de Clairville, le surintendant des fortifications du royaume, opte pour Djidjelli (ou Gigéri), située plus à l’ouest, au nord de Constantine.

Après un débarquement réussi à Djidjelli, 6 000 hommes de juillet à octobre, on fortifie la ville. Malgré une petite victoire début octobre, la mésentente entre officiers s’installe avec, à la clé, de mauvais choix militaires. Les renforts demandés n’arrivent pas, la maladie fait des ravages, la résistance ennemie est plus forte, la retraite est alors décidée. La troupe remonte à bord des bateaux la nuit du 30 au 31 octobre, après avoir détruit la place forte installée12. Manque de chance, le retour sera une nouvelle épreuve. Un des bateaux de l’expédition, La Lune, coulera au large de

Toulon13 et enverra par le fond 800 à 1 000 soldats. C’est cette épave qui a été retrouvée en 2013. Incontestablement, cette aventure est un échec, essentiellement dû au manque de préparation et à la discorde entre officiers supérieurs. Louis XIV ordonnera au même duc de Beaufort d’aller chercher par mer l’artillerie perdue sur place. Le 25 août 1665, il détruit deux navires de corsaires algériens, en capture trois, et retrouve ainsi l’artillerie abandonnée sur place un an auparavant14. Cela permet aussi de signer un traité de paix avec Tunis, puis avec Alger en 1666.

En 1664, toujours dans le but d’affronter l’Empire ottoman, Louis XIV participe à une coalition contre le sultan qui vise la route de Vienne. Les troupes françaises combattent les Turcs lors de la bataille de Saint-Gotthard.

Sur les rives de la Raab, un affluent du Danube, 6 000 soldats et 2 000 chevaux, partis de France en mai, sont sous le commandement du général de Coligny et prennent part à une vaste coalition de plus de 80 000 hommes de diverses nationalités. Les troupes du grand vizir, 100 000 hommes, veulent encore et toujours Vienne, la capitale du Saint-Empire romain germanique.

Franchissant la rivière sur un pont construit à cette occasion, ils affrontent les troupes de l’empire. Les soldats français sont en uniforme impeccable, perruqués et poudrés, faisant même dire au grand vizir Mehmed Köprülü « quelles sont ces jeunes filles ? » criant « Allons, allons, tue, tue » face aux cris d’« Allahou akbar15 » lancés par les soldats musulmans.

Les Ottomans franchissent le pont qu’ils viennent de construire, mais, après une première avancée victorieuse, se confrontent aux soldats français.

Dans la déroute, ils reculent sur le fameux pont, qui s’effondre alors. Une partie des Ottomans n’ayant pu battre en retraite sont fait prisonniers, tandis que d’autres sont à l’eau. Et, ultime humiliation, on raconte même que des soldats de l’Empire auraient baissé leurs pantalons afin de montrer leurs postérieurs aux soldats turcs trempés. Cet acte surprenant pour l’époque serait une réponse à une situation inverse qui s’était déroulée quelques semaines plus tôt16. Cette victoire de troupes françaises, sous commandement français, est inexplicablement oubliée du récit national.

Elle reste pourtant une des grandes défaites de l’armée turque. D’ailleurs, le château de Versailles conserve, dans le salon de Mars, une allégorie sur cette victoire, sculptée par les frères Marsy d’après un dessin de Le Brun, montrant les drapeaux frappés du croissant de l’islam rapporté par un

angelot victorieux. De cette bataille, la France rapporte cinq pièces de canon turques et 50 étendards17. Toutefois, la France n’y gagne rien, et l’empereur n’a aucune reconnaissance envers Louis XIV, qui, du coup, ordonne le retour des troupes immédiatement après l’expédition.

Mais l’heure n’est pas encore à la paix avec les Turcs. La venue en juillet 1667 à Toulouse du père Balthazar Loyola Mendez est habilement rendue publique, en véritable campagne d’information – ou de propagande.

Qui est-il ? Prince « saadien » ou « dilaïte », Sidi Muhammad avait décidé de se convertir au catholicisme en juillet 1656 après un rêve, il est appelé

« roi de Fès et de Maroc » ou même « empereur d’Afrique et de toute la nation arabesque ». Au cours de ses nombreux voyages dans toute l’Europe, il passe à Toulouse, et célèbre la messe dans plusieurs lieux toulousains.

Comme beaucoup de convertis, il prêche avec passion et sincérité et dénonce son passé de musulman18.

Cependant, en Crète, les batailles font rage depuis cinq ans. L’année 1669 sonne l’heure de la dernière campagne. Deux ans avant, 40 000 Turcs avaient débarqué sur l’île. La France, toujours tiraillée entre ses deux positions, veut être garante du monde chrétien, mais, en même temps, l’alliée de la Sublime Porte, qui accueille toujours un ambassadeur de France. Sous couvert d’une flotte envoyée par le pape, elle essaie de donner le change. Elle envoie 6 000 hommes. Le 25 juin 1669, François de Bourbon-Vendôme, deuxième duc de Beaufort, est tué ainsi que 800 soldats au siège d’Héraklion (aussi appelée Candie). Le 21 août 1669, la flotte française quitte la Crète, sur laquelle Venise ne conserve plus que trois villes, l’île passant alors sous domination turque. Le dernier soldat turc quittera l’île le 2 novembre 1898, et ce n’est qu’en 1913 que la Crète sera officiellement rattachée à la Grèce.

La politique de guerre de Louis XIV face aux Ottomans n’a pas le succès espéré. Depuis la mort de Mazarin, en 1661, le roi gouverne sans ministre principal, l’époque des tout-puissants cardinaux-ministres est finie.

Les Habsbourg restent un danger constant. L’alliance de plus d’un siècle déjà avec l’Empire ottoman est mise entre parenthèses, et ses dirigeants, furieux, font emprisonner l’ambassadeur de France à Constantinople, puis rompent les relations diplomatiques. Louis XIV comprend qu’il n’a rien à attendre des Habsbourg et que le vent va une nouvelle fois tourner. Il sait que l’allié du jour va redevenir l’ennemi de demain. Ayant, enfin, retrouvé une force militaire oubliée depuis longtemps, la France peut désormais être

seule face à l’Europe et tenter de développer sa puissance territoriale et maritime. Quoi de mieux pour cela que de traiter à nouveau avec les Ottomans ?

1. Italien d’extraction modeste, repéré, notamment, par Richelieu, il devint cardinal grâce à ses qualités diplomatiques exceptionnelles, et n’a jamais été ordonnée prêtre.

2. Pierre Goubert, Mazarin, Fayard, 1990.

3. Article de Siméon Vailhé « Les Patriarches grecs de Constantinople », Échos d’Orient, vol. 10, n° 65, 1907, p. 214.

4. C. Clémencet, M. Dantine, U. Durand, L’Art de vérifier les dates des faits historiques depuis la naissance de Jésus-Christ, Paris, 1750.

5. François Pugnière et Özkan Bardakçi, La Dernière Croisade, les Français et la guerre de Candie, 1669, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

6. Claude François Achard, Dictionnaire de la Provence et du Comté-Venaissin, Histoire des hommes illustres de la Provence, tome IV, Jean Mossy, Marseille, 1787.

7. C’est en son honneur que la frégate de défense aérienne type horizon, mise à flot le 12 juillet 2006, a été nommée.

8. Alors que Louis XIV descend en 1660 à Toulon, il s’arrête chez le chevalier, entouré de la cour. Pour surprendre ces dames de Versailles, Paul fait confire, sur les orangers de son jardin, quelques-uns des fruits, s’amusant à leur faire croire que les fruits frais pouvaient être naturellement de la sorte.

9. Léon Guérin, Les Marins illustres de la France, Éditions Marizot, Paris, 1861.

10. Étienne Taillemite, Dictionnaire des marins français, Éditions maritimes et d’outre-mer, 1982.

11. Petit-fils d’Henri IV et cousin du roi.

12. La Hode (comte de), Histoire de la vie et du règne de Louis XIV, tome III, Bruzen de la Martinière, 1741.

13. Paul Pellisson-Fontanier, Histoire de Louis XIV, depuis la mort du cardinal de Mazarin, Rollin, Paris, 1749.

14. Œuvres de Louis XIV, lettres particulières, Treuttel et Würtz, Paris, 1806.

15. Joseph von Hammer-Purgstall, Histoire de l’Empire ottoman, Bellizard, Barthès, Dufour et Lowell, 1835.

16. Il semblerait que les troupes ottomanes aient agi de la sorte quelques semaines plus tôt, lors du siège d’une forteresse, Yeni-Kale, face aux soldats adverses qui s’étaient alors enfuis de la même manière.

17. Joseph Sévin de Quincy, Histoire militaire du règne de Louis le Grand, Mariette, Delespine et Coignard, Paris, 1726.

18. Lucette Valensi, Ces Étrangers familiers, musulmans en Europe

(XVI-XVIIIe siècles), Rivages et Payot, Paris, 2012, p. 82.

Chapitre 23

Changement de stratégie de Louis XIV et