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Louis XV, une coopération militaire se développe

Louis XIV meurt à Versailles le 1er septembre 1715 ; Louis XV (son arrière-petit-fils) n’ayant que 5 ans, il a désigné comme régent son neveu, Philippe, le duc d’Orléans, assisté par un conseil. Pour avoir les mains libres, le duc se fait donner les pleins pouvoirs par le parlement de Paris, mais, en échange, lui rend le droit de remontrances, ce qui, par la suite, va lui permettre d’exercer des droits face au monarque. Il est régent de 1715 à 1723. Même si, officiellement, le roi est déclaré majeur le 22 février 1723, Louis XV ne règne réellement qu’à partir de 1726, et gouverne personnellement à partir de 1743, à la mort du cardinal de Fleury, qui faisait office de Premier ministre ou principal ministre (il était d’ailleurs son ancien précepteur).

Sa politique vis-à-vis de l’Empire ottoman reste dans la droite ligne de l’alliance imaginée par François Ier et va même aller au-delà. Pour la première fois, le sultan ottoman, Ahmed III, nomme un ambassadeur en France, Mehmed Efendi en 1720. Il découvre la France et la fait connaître à son pays par ses écrits, notamment dans un ouvrage intitulé Le Paradis des infidèles. Qu’il semble loin l’affront subi par Louis XIV, qui désespérait d’avoir son ambassadeur turc en France…

Le récit de son voyage est passionnant. Officiellement, il vient annoncer à la France qu’elle est autorisée à réparer l’église du Saint-Sépulcre de Jérusalem, dont le dôme menace une nouvelle fois de tomber en ruines, et il vient aussi négocier la libération d’esclaves turcs. Mais au-delà, le réel

objectif de son voyage est de découvrir la France et de rapporter au sultan ce qu’il voit, ce dernier désirant mieux comprendre cette culture et cette civilisation, tant à Paris qu’à Vienne, où la Sublime Porte avait également envoyé une ambassade1. Cette fois, l’ambassadeur, merveilleusement reçu, est enthousiaste. Sa venue contribue à ce que l’Empire change radicalement d’attitude, comprenne que le développement technique de l’Occident peut aider à moderniser la Turquie.

Son étonnement nous montre cette méconnaissance entre ces deux peuples et notamment sur la place de la femme dans la société. Lisons quelques passages de son récit : « En France, les hommes ont beaucoup de respect pour le sexe : les plus grands seigneurs feront des honnêtetés incroyables aux femmes du plus bas état ; de sorte que les femmes font ce qu’elles veulent et vont en tel lieu qu’il leur plaît ; leurs commandements passent partout. On dit aussi que la France est leur paradis, parce qu’elles y vivent libres de toute peine et de tout soin, et que quelque chose qu’elles puissent désirer, elles l’obtiennent facilement2. »

Mais outre sa surprise à propos de la condition de la femme, il décrit les autres merveilles qu’il découvre. Passant par le canal du Midi, puis Toulouse, puis Bordeaux, il remonte par les châteaux de la Loire, Amboise, Blois, Chambord. C’est à cheval qu’il entre à Paris. L’armée est là pour l’accueillir, dont deux compagnies de mousquetaires de belle allure. Il nous raconte son accueil par le jeune roi : « Le roi, à peine sorti de sa onzième année, ne faisait que d’entrer dans sa douzième. Sa beauté non pareille, accompagnée de l’éclat de ses habits, qui étaient chargés d’or et noyés dans les diamants, lançaient des rayons de lumière dans l’assemblée. »

On le choie et, en sa qualité d’hôte illustre, on lui présente tout ce qui peut compter d’intérêt. Une chasse au vol, avec faucons gerfauts, éperviers et même aigles, la visite des Invalides et de son église et son orgue, puis l’Opéra et, enfin, Versailles. Subjugué par l’endroit, il écrit plusieurs dizaines de pages sur le château, ses jardins et la machine de Marly :

« Décrire […] une chose impossible […] Pour moi, je n’ai jamais entendu parler de rien qui approchât de ce miracle de l’art », Versailles, « en un mot, c’est un palais dont on n’a point vu le pareil, et la Renommée publie que l’Europe n’a rien qui puisse entrer en concurrence avec lui et son jardin. À dire le vrai, il mérite qu’on croie tout ce qu’on en dit ».

Il veut tout voir, les manufactures des Gobelins, celle des glaces et son millier d’ouvriers. Puis, il quitte Paris, passe par Dijon, puis Beaune (sans

un mot sur les vignes qu’il traverse, alors qu’il ne peut pas ne pas les avoir vues, mais la bienséance vis-à-vis de son peuple à qui il écrit lui commande de ne pas les évoquer), Mâcon, et Lyon. Arrêtons-nous quelques instants sur ses propos : « De toutes les villes que j’ai vues, Lyon est la plus peuplée et la plus vaste. Elle est fort bien bâtie et fort marchande […] en un mot, elle mérite d’être regardée comme un second Paris. J’y reçus tous les honneurs possibles durant une semaine que je restai à Lyon […]. Lorsque la nuit fut venue, on orna toute la ville de lumières. Le rivage était bordé aussi de lampes, et on fit au milieu de la rivière une forteresse sur des radeaux. Tout cela fut accompagné d’une quantité prodigieuse de fusées qu’on lança en l’air3. »

Sixième ambassadeur dans l’histoire, il s’embarque à Montpellier et explique à son pays les raisons qui, selon lui, amènent la France à être aussi puissante militairement et économiquement en Europe, le fonctionnement du gouvernement, des ministres etc. Il rapporte des plans d’architecture française qui influencent l’urbanisme ottoman et, notamment, les bassins du palais de Sa’dabad, construit en juin 17224, et les palais des dignitaires stambouliotes.

Désormais, l’Empire ottoman noue de véritables liens avec la France.

Les relations diplomatiques sont plus stables. Et une deuxième ambassade se déplace en janvier 1742, avec, cette fois, le fils du précédent ambassadeur, Mehmed Saïd Pacha. Le cérémonial de Louis XIV est respecté dans la galerie des Glaces du château de Versailles. Il lui remet alors une lettre du grand vizir, qui apporte son soutien à la France dans sa lutte contre l’Autriche.

La France n’est plus exposée aux puissances européennes, et la paix semble s’installer. De même, le Saint-Empire, sous l’effet de la médiation du roi de France, aboutit à une paix avec l’Empire ottoman, suite au traité de Belgrade de septembre 1739. Les Turcs, reconnaissants de l’efficacité française, renouvellent alors les capitulations (accords commerciaux), redonnant la suprématie au commerce français avec le Moyen-Orient.

Mais cette relative tranquillité cesse en 1740 avec la guerre de succession d’Autriche qui suit la mort de l’empereur Charles VI. La fameuse bataille de Fontenoy (1745) est longtemps en mémoire jusqu’à ce que l’épopée napoléonienne apporte d’autres victoires à la mémoire militaire. L’Empire ottoman a besoin de moderniser son armée, car elle se voit surpassée par les évolutions technologiques européennes. C’est ainsi

que les Turcs viendront en France chercher les connaissances utiles pour leur armement.

Un exemple de ces personnages qui vont participer à la modernisation de l’Empire ottoman : Claude Alexandre de Bonneval (1675-1747). C’est un officier français qui va se mettre au service des Turcs, sous le nom de Humbaraci Ahmed Pacha. Condamné à mort pour avoir offensé Madame de Maintenon, maîtresse du roi, il passe au service des Autrichiens vers 1705.

Il combat alors les Turcs à la bataille de Peterwardein (Petrovaradin en Serbie, près de Belgrade), au cours de laquelle le grand vizir trouve la mort et son armée perd près de la moitié de ses 100 000 combattants ottomans.

Autorisé à revenir en France, il ne peut s’empêcher de se moquer du prince Eugène de Savoie et, après être parti aux Pays-Bas, il est condamné une nouvelle fois à mort pour une querelle avec le vice-gouverneur. Sa peine finalement commuée en exil, il opte définitivement pour une vie d’aventurier et se met au service de l’Empire ottoman. Converti par pur opportunisme – « il fallait perdre ma tête ou la couvrir d’un turban » – et en vrai adepte des Lumières (« ma religion est celle que Dieu a mise dans le cœur de l’homme »), il se fait raser la tête, dit les prières requises et, en raison de son âge, arrive à éviter la circoncision. Il est nommé pacha par le sultan et autorisé à lever une armée de 30 000 hommes. Il forme 12 régiments armés à l’européenne (hormis les bottes qu’il n’arrive pas à faire porter aux cavaliers turcs), qu’il envoie contre les armées impériales, qui sont défaites et taillées en pièces5. Le sultan ne lui en fait pas porter la responsabilité et lui conserve sa confiance.

Il modernise alors l’artillerie turque, fait construire des usines d’armement, mousquets et canons, et de poudre, et crée une école de génie militaire, formant ainsi les Turcs au fonctionnement de nos armées6. S’il sera décrié pour cela, qualifié de traître, accusé d’avoir altéré les relations entre la France et la Sublime Porte en dévoilant certains objectifs secrets, il est finalement un de ceux qui vont renforcer l’armée turque face à la Russie et l’Autriche, dont l’objectif est de combattre Constantinople. En maintenant, dans cette région du globe, un équilibre des forces, il assoit finalement la position de la France7. Après des hauts et des bas dans l’Empire ottoman, il meurt à Istanbul alors qu’il semblait vouloir revenir en France.

Il y a moult exemples de Français, d’Européens, marchands, réfugiés, voyageurs, diplomates, aventuriers qui vont à Istanbul, alors que très peu de

Turcs se rendent dans les pays des infidèles8. Ainsi, la technologie occidentale se diffuse dans le monde ottoman, même si elle reste circonscrite à quelques avancées excluant des pans entiers de la technique, comme l’imprimerie, qui concurrencerait la calligraphie du Coran ou les horloges publiques, qui feraient ombrage aux muezzins. De manière surprenante, les avancées de la Renaissance ne se sont pas diffusées de l’autre côté de la Méditerranée, qui en est restée, par exemple, à la médecine antique sans intégrer les découvertes en anatomie, et qui, en astronomie, ignore Copernic et Galilée9. C’est surtout le retard technique militaire que les Ottomans du XVIIIe siècle veulent rattraper.

Prenons un exemple différent du cas de Claude Alexandre de Bonneval, celui du Baron François de Tott, officier de son état, qui intervient également auprès de l’armée turque, excellent connaisseur de la culture ottomane. Dès l’âge de 22 ans, il vient avec son père à Constantinople. En effet, d’origine hongroise mais marié à une Française, il accompagne déjà régulièrement l’ambassadeur, Monsieur de Vergennes10, et parle le turc. Il débarque le 21 mai 1755. Dès son arrivée, il étudie la langue et, moins d’un an après, épouse à Constantinople Marie Rambaud, d’une famille de soyeux Lyonnais partie-commercer en Turquie et installée dès 172711 – démontrant encore les nombreux échanges commerciaux entre la France et la Turquie12. Le baron de Tott est chargé d’aider les Ottomans et fait construire une fonderie d’obusiers. Il fortifie le Bosphore (le château des Dardanelles, l’arsenal de Constantinople, notamment13) et participe même au développement de l’Académie navale turque par un enseignement des sciences maritimes14. Mais, au-delà de l’aspect purement militaire, il observe le monde turc qu’il décrit dans ses mémoires. Il y rappelle un adage qui circulait alors à Constantinople : La richesse aux Indes, l’esprit en Europe, et la pompe chez les Ottomans, c’est-à-dire le faste, qu’il qualifie de fierté excessive.

Il quitte Istanbul en 1767 pour être ambassadeur chez les Tatars en Crimée, auprès de Kam (Khan), pays constituant une des marches de l’Empire ottoman, et suit alors la guerre russo-turque après que la France et la Sublime Porte avaient exigé que la Russie évacue la Pologne. Cette guerre, déclenchée par l’Empire ottoman, sera un échec pour les Turcs, qui sortiront affaiblis face aux Russes. Le rôle de la France et de son

ambassadeur semble ambigu, n’ayant apporté aucune aide concrète aux Tatars de Crimée.

Cette ambassade a permis une meilleure connaissance entre les deux pays, et le succès des mémoires du baron permettra de diffuser l’ampleur de l’acquisition de ces connaissances sans cacher quoi que ce soit des qualités et des défauts d’Istanbul, selon lui. Il évoque aussi bien la vie des femmes, les harems, l’opium, le vin, que la justice, la religion, la cruauté du régime ottoman, mais aussi la douceur de vivre et un certain raffinement qu’il apprécie, tout comme sa belle-famille installée durablement et pour des générations à Istanbul. Il n’hésite pas, dans ses mémoires, à mettre en doute les écrits de philosophes illustres des Lumières et s’étonne que « deux siècles de commerce entre l’Europe et les Turcs n’aient encore produit que des notions fausses […] c’est en vivant au milieu d’eux pendant vingt-trois ans […] que j’ai pu les connaître15. »

Par ailleurs, il est toujours nécessaire de rendre plus sûr le commerce méditerranéen à destination des peuples du Levant. Le musée de la Marine, à Paris, expose un tableau montrant le prince Joseph de Bauffremont, lieutenant général des armées navales, arrivant avec son navire, Le Protecteur, dans le port de Smyrne (Izmir en Turquie). Le 28 septembre 1766, à 5 heures du soir, accompagné des dames françaises, il est représenté à l’occasion d’un défilé montrant alter-nativement des forces ou corps constitués ottomans, puis français. Il tient un journal de campagne sur les différentes escales et rappelle la volonté du roi d’une diplomatie avec la Sublime Porte, et les capitulations. Il va, cependant, lui aussi, au-delà du simple rapport de diplomate ou de militaire, puisqu’il évoque les harems, la prière d’un Turc, l’esclavage des chrétiens16, qui sont toujours les sujets qui obsèdent les Européens.

Ainsi, avec un règne de près de soixante ans, la France a connu cette ouverture sur le monde initiée par le règne précédent. Et si Louis XV, qui meurt en 1774, n’a pas su conserver les possessions françaises au Canada, notamment face aux ambitions des Anglais, il a su préserver l’amitié franco-ottomane dans la droite ligne de celle qui liait François Ier et Soliman le Magnifique, et la transformer en réel soutien militaire pour aider à la modernisation de ce pays allié. Avec Louis XV, la France est toujours le meilleur allié de la Turquie, qui lui maintient son rôle de défenseur des chrétiens d’Orient. Cependant, l’Empire ottoman n’est plus l’empire

conquérant, il devient fragile, alors menacé par l’Autriche et la Russie. Il lui faut désormais se défendre et non plus seulement attaquer.

1. Fatma Müge Göçek, East Encounters West : France and the Ottoman Empire in the Eighteenth Century, Oxford University Press, New York, 1987, p. 4.

2. Relation de l’ambassade de Mehemet Effendi à la cour de France en 1721, écrite par lui-même et traduite du turc, Constantinople, Paris, Ganeau, 1757, p. 35.

3. Ibid., p. 220.

4. Ibid., p. 30.

5. Jean Alexandre Vaillant, Revue de l’Orient, 1848.

6. William E. Watson, Tricolor and Crescent, France and the islamic World, Greenwood Publishing Group, 2003.

7. Albert Vandal, Le Pacha Bonneval, Cercle Saint-Simon, 1885.

8. Gilles Veinstein, Cahiers de la méditerranée, vol.7, n° 1, 1983, pp. 133-146.

9. Ibid.

10. Charles Gravier de Vergennes (1719-1787) est ambassadeur de 1755 à 1770, puis ministre des Affaires étrangères de Louis XVI à partir de 1774.

Il avait épousé à Constantinople Anne Duvivier, une Savoyarde dont la famille était installée en Turquie.

11. Une de ces familles de marchands, financiers français qui se sont installés à Istanbul à la première moitié du XVIIIe siècle, et qui seront puissantes jusqu’au XIXe siècle, dans le commerce, la banque mais, aussi la diplomatie, etc., alliées aux familles Alléon, dont sont issus les fondateurs de la banque Ottomane. Selon le Baron de Tott, ils sont environ 200 à 300 Européens à Istanbul.

12. Mémoires, p. 83.

13. Choiseul Gouffier, op. cit., p. 7.

14. Ezel Kural Shaw, History of the Ottoman Empire and Modern Turkey, Cambridge University Press, 1977.

15. Baron de Tott, Mémoire sur les Turcs et les Tartares, Amsterdam, 1784.

16. Joseph de Bauffremont, Journal de campagne de l’amiral de Bauffremont, prince de Listenois, dans les pays barbaresques, CNRS, 1981.

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