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L’islam, jusqu’alors conquérant, – les musulmans ont envahi des régions entières, imposé leur loi et leur foi – s’est vu opposer une résistance nouvelle qui l’a obligé à rebrousser chemin. Désormais, l’Europe veut prendre sa revanche et se confronter directement aux musulmans sur les terres qu’ils ont conquises. L’Europe, morcelée en divers États, a mieux résisté aux invasions musulmanes que l’imposant Empire byzantin, qui sera démantelé plus ou moins lentement. Finalement, ces petits États européens ont réussi à rebondir, à réattaquer sans relâche, bataille après bataille.

L’Empire romain d’Orient de Constantinople, superstructure étatique, malgré ses souverainetés locales mais impuissantes, n’a pas eu cette capacité.

Au VIIe siècle, les Byzantins avaient contenu l’avancée des musulmans en Asie Mineure ; mais au XIe siècle, les Turcs seldjoukides les en ont chassés et menacent Constantinople. À la tête de l’Empire romain d’Orient, de mauvaises décisions sont prises. Lorsque l’empereur Constantin IX (1042-1055) réalise que sa fonction va lui permettre de jouir enfin d’une retraite dorée1, on constate qu’il n’agit plus dans l’intérêt de son pays.

L’erreur d’un homme est l’erreur d’un empire tout entier. Or, si les Turcs prennent Constantinople, c’est l’invasion de l’Europe par l’est. Cette même tribu turque a, d’autre part, déclenché, à Jérusalem, de terribles persécutions contre les pèlerins chrétiens. À l’appel de Byzance, défendre l’Europe contre l’islam, libérer les Lieux saints vont être les buts de la Ire croisade.

Comme toujours, il est nécessaire de se replacer dans le contexte de l’époque. Quel est l’état d’esprit des pays européens ? Ces peuples,

eux-mêmes jadis violents conquérants, ont pu et dû, à de multiples reprises, affronter d’autres envahisseurs, les Vikings, les Hongrois. Ils sont formés à la lutte armée, et leurs religions respectives ne s’opposaient pas à l’utilisation de cette violence. Désormais, ils sont tous de religion catholique, religion qui ne magnifie pas la guerre, contrairement aux anciennes religions païennes (un chrétien des premiers temps ne peut pas même être soldat). Mais sa doctrine doit évoluer vers l’acceptation de la guerre, d’autant que l’Église gère maintenant directement des territoires.

Des différences fondamentales existent entre les deux religions. Jésus prêche pour un « royaume de Dieu qui n’est pas de ce monde ». Il envoie un message d’amour et de paix aux hommes. Mahomet, comme les prophètes de l’Ancien Testament, à l’instar de David ou de Moïse, est un chef religieux, mais aussi un chef d’État et de guerre. Au-delà d’une lecture du Coran qui reconnaît le jihad comme le combat intérieur du musulman – et que de nombreux musulmans veulent respecter –, il y a aussi une vision plus militaire. Ainsi, à la bataille de Badr, en 626, Mahomet galvanise ses soldats avant le combat : « Il ne vous faut, pour obtenir le paradis, que trouver le martyre2 », attitude logique d’un homme qui a sous sa garde un peuple et un territoire qu’il entend défendre au nom de sa foi. Mais, à l’origine, l’Église catholique ne mêle pas le religieux et le politique, comme le rappelle le Christ : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », annonçant la stricte séparation du religieux et du politique, c’est-à-dire la distinction du « temporel et du spirituel ».

Quelques siècles seront donc nécessaires pour que l’Église catholique trouve une parade « doctrinale » à la guerre sainte islamique, le jihad. Deux siècles avant l’apparition de l’islam, saint Augustin, avait développé dans La Cité de Dieu l’idée de la « guerre juste », celle qui, lorsque la paix n’est pas possible, a une juste cause. Pour avoir le droit moral de réagir par les armes, le dommage infligé par l’adversaire doit être durable, certain et grave. Cependant, pour saint Augustin, qui fut évêque d’Hippone jusqu’en 430, « L’église ne conquiert pas avec des armes temporelles les forces qui lui sont opposées, mais avec les armes de l’esprit. » Ce n’est pas assez, la doctrine chrétienne doit encore évoluer pour développer une notion équivalente au jihad, une guerre sainte qui permettrait le déclenchement des croisades.

Le pouvoir de Rome, du pape, est ambigu. Le souverain pontife se considère désormais comme un chef temporel, il veut influencer, voire

contrôler, les différents royaumes européens. Pour cela, il doit justifier le recours à la force militaire pour défendre la papauté. La guerre devient légitime, pour la défense de ses biens privés, domaines, abbayes, monastères, richesses – qui n’ont de cesse d’être pillés lors des razzias sarrasines, notamment –, et, ainsi, attaquer le pape devient attaquer l’Église.

Les moines acquièrent désormais le droit de se défendre, y compris militairement. Face au raid des Sarrasins ravageant Rome, le pape évoque, en 846, l’accès direct au paradis du soldat mort « pour la vérité de la foi, le salut de la patrie et la défense des chrétiens ». Tous les éléments sont là pour que la guerre sainte chrétienne puisse se mettre en marche et contrer le jihad des musulmans.

La religion juive va connaître une évolution similaire, même si elle ne reste qu’à l’étape théorique avec Moïse Maïmonide, grand rabbin, qui justifie l’utilisation d’une certaine violence, le mensonge envers tout non-Juif, l’extermination des traîtres, des épicuriens et des hérétiques. Mais ces principes ne seront pas mis en pratique au nom du judaïsme3.

Pourquoi, le 27 novembre 1095, le pape Urbain II, à Clermont, lance-t-il l’appel à la croisade (et non au Puy comme souvent indiqué4, le Puy étant un des points de départ de la croisade) ? Le mot croisade n’est jamais utilisé à l’époque, il ne sera usité qu’un siècle plus tard. La question se pose de savoir pourquoi ces croisades ne se sont pas déclenchées plus tôt. En effet, cela fait désormais près de quatre cents ans que Jérusalem est aux mains des musulmans. Pourquoi cela est-il paru insupportable aux chrétiens de la fin du XIe siècle, et pas avant ? Pourquoi Eudes de Châtillon, ancien grand prieur de l’abbaye de Cluny, élu pape sous le nom d’Urbain II, se décide-t-il, après sept ans de pontificat, à prêcher la croisade ? Il convient de reprendre une partie de son sermon : « Il importe que, sans tarder, vous vous portiez au secours de vos frères qui habitent les pays d’Orient et qui déjà bien souvent ont réclamé votre aide […] un peuple venu de Perse, les Turcs, a envahi leur pays […]. Beaucoup sont tombés sous leurs coups, beaucoup ont été réduits en esclavage. Ces Turcs détruisent les églises ; ils saccagent le royaume de Dieu […]. Le Christ l’ordonne […]. À tous ceux qui partiront et qui mourront […] la rémission de leurs péchés sera accordée […]. Qu’ils aillent au combat contre les infidèles […]. Ceux-là qui, jusqu’ici, s’adonnaient à des guerres privées et abusives, au grand dam des infidèles. Qu’ils luttent maintenant, à bon droit, contre les barbares […]5. »

Urbain II, Eudes ou Odon de Châtillon, né à Lagery, près de Châtillon-sur-Marne, entre Reims et Château-Thierry, est moine bénédictin et prieur de Cluny, la fameuse et puissante abbaye. Il est un homme de fort caractère.

Élu 157e pape en 1088, il s’oppose à l’empereur du Saint-Empire Henri IV, qui continuait à nommer des évêques sans l’accord du pape et refusait son autorité. Il s’oppose aussi à l’antipape Guilbert et excommunie Philippe Ier, roi de France, pour son divorce et l’exclut de la future croisade. Il combat la simonie (la vente des sacrements et des fonctions ecclésiastiques) et la vie dissolue du clergé.

Pourquoi cet homme d’action réagit-il en 1095 ? Certes, l’église du Saint-Sépulcre, construite au-dessus du tombeau du Christ a déjà été presque entièrement détruite en 1009 sur ordre du calife al-Hakim, dit le calife fou, qui interdit également les pèlerinages. Mais les Byzantins ont négocié avec son successeur, et obtenu l’autorisation de reconstruire ce haut lieu sacré trente ans plus tard. La destruction du Saint-Sépulcre peut être comparée, en termes d’impact émotionnel pour le monde chrétien, à ce qui se serait passé si la Kaba, lieu central des pèlerinages musulmans à La Mecque, avait été détruite. Pourtant, la réaction ne vient pas en 1009, mais… plus de soixante ans plus tard.

En 1065, plus de 12 000 pèlerins arrivent d’Allemagne et de Hollande pour se rendre à Jérusalem, mais seuls quelques milliers reviennent indemnes. Six ans plus tard, les Turcs seldjoukides envahissent la région et prennent le contrôle de Jérusalem. Commencent alors de nouvelles persécutions, le pillage de la ville chrétienne, et – persécution ultime – les pèlerinages sont interdits. Les voies terrestres ou maritimes deviennent trop dangereuses. Le califat de Cordoue a éclaté en 10316, et la ville de Tolède est redevenue espagnole en 1085, libérant la moitié de l’Espagne de la domination musulmane. Déjà, une coalition de chevaliers français et italiens est venue aider les Espagnols pour participer à la Reconquista, à laquelle se sont joints des chevaliers de toute l’Europe, y compris des Polonais7. Ainsi, l’Europe pense avoir quasiment vaincu les Maures en Espagne, et les chevaliers sont désormais disponibles pour une autre mission. Par ailleurs, l’empereur byzantin subit une terrible invasion des Turcs seldjoukides. Il perd une grande partie de son territoire et la ville d’Antioche en 1085.

Affaibli, il doit mobiliser une armée et pense que la chrétienté latine peut l’aider. Le grand schisme séparant les orthodoxes des catholiques vient d’avoir lieu en 1054. Le pape cherche par tous les moyens à rassembler les

chrétiens. Lorsque l’empereur byzantin lui demande de l’aide, il décide d’agir, espérant sans doute pouvoir, ensuite, œuvrer à la réunification du monde chrétien divisé. De plus, vers 1071, à la bataille de Mandzikert, les Turcs s’emparent de l’Arménie. Les habitants de la capitale, Ani, sont massacrés, la grande croix d’argent surplombant le couple de la cathédrale est arrachée et fondue pour devenir le seuil d’une mosquée, sacrilège pour les chrétiens8.

L’appel d’Urbain II à libérer le tombeau du Christ pour gagner le paradis va au-delà de ses propres espérances. Il semble même qu’il prenne peur devant l’immense enthousiasme qu’il vient de susciter, et se doit de limiter les départs. Il interdit ainsi aux clercs de partir sans l’autorisation de leurs supérieurs, aux jeunes maris sans l’accord de leur femme, et aux laïcs sans l’autorisation d’un clerc, ainsi qu’aux personnes âgées et inaptes au combat9.

Les chevaliers de la France méridionale sont particulièrement excités à l’idée de se battre contre les musulmans ; surtout s’ils sont des cadets de famille et sans terre. Ils espèrent pouvoir se faire offrir des fiefs en remerciements de leur courage. Ils connaissent les ravages occasionnés dans le sud de la France par les musulmans. S’ils sont débarrassés de la présence permanente des Sarrasins depuis un siècle, les razzias continuent.

Narbonne est à nouveau attaquée en 1019 ; le monastère des îles de Lérins pillé en 1047 et les moines déportés. Les chevaliers du sud de la France sont aussi motivés que ceux du nord, qui n’ont pourtant jamais vu de Sarrasins depuis des siècles. Forts de la présence de Godefroi de Bouillon, ils vont constituer ce qu’on appellera plus tard « l’armée des barons ». Adhémar de Monteil, évêque du Puy, est choisi par le pape pour mener la croisade, avec Raymond IV de Toulouse, deux Méridionaux.

Mais, à côté de la croisade militaire, l’engouement des prêches amène une partie du peuple à vouloir aussi libérer Jérusalem et le tombeau du Christ. Des milliers de clercs et de laïcs répondent à l’appel, cousent sur leurs vêtements une croix rouge pour pouvoir se reconnaître, à l’instar du blason du chevalier sur le champ de bataille. Cette croisade populaire est menée par un religieux français : Pierre l’Hermite. Il parcourt les campagnes, passe de village en village, dans le Berry, l’Orléanais, puis la Champagne, avant de finir dans le Saint-Empire. Des foules s’engagent de toute l’Europe. Devançant les sages et méthodiques préparatifs du pape, des quantités de pauvres gens prennent la route, demandant naïvement à chaque

ville s’il s’agit de Jérusalem. Cette croisade populaire est un désastre. Après de multiples exactions, que ce soit avant d’arriver en Terre sainte ou une fois arrivés à destination, ils sont quasiment tous exterminés par les maladies ou les Turcs.

Pierre l’Hermite s’en sort mieux que ses compatriotes. Il rejoint la croisade dite des barons, mieux organisée. Là, les chevaliers Francs sont nombreux. Hugues de Vermandois, frère du roi Philippe Ier de France, est du voyage. Si la Ire croisade a été lancée par des religieux de France, la décision englobe le monde chrétien occidental, et ce sont toutes les nations européennes qui s’engagent dans ce combat de reconquête du tombeau du Christ.

1. Michel Psellos, Chronographie ou histoire d’un siècle de Byzance (976-1077), Les Belles Lettres, 1928.

2. Jean Flori, La Guerre sainte, la formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, coll. Histoire de l’islam, Aulier, 2001, p. 104.

3. Georges-Bernard Depping, Les Juifs dans le Moyen Âge, Imprimerie royale, Paris, 1844, p. 82.

4. Au Puy, Urbain II, le 15 août précédent, annonce le futur concile de Clermont.

5. Foucher de Chartres, Historia Hierosolymitana, une des quatre versions.

6. Il éclate en 23 petits pays dont certains concluent des alliances avec les royaumes chrétiens.

7. Le blason du clan Mora, clan polonais incluant de nombreuses familles, est constitué d’une tête-de-Maure, commémorant leur participation à la libération de la péninsule Ibérique.

8. Regine Perrond, Les Croisades, Julliand, 1960, p. 14.

9. Lettre au peuple de Bologne.

Chapitre 12