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Pourquoi parler de l’île de Beauté dans cet ouvrage ? Parce que la Corse, même si elle ne sera française qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle, reste au cœur des tourments avec l’islam. Le drapeau frappé de la tête-de-Maure avec son bandeau est là pour le rappeler.

À l’époque romaine, une centaine de milliers d’habitants peuplent l’île, mais, mille ans plus tard, la moitié de cette population a disparu. Que s’est-il passé pour qu’un pays perde un habitant sur deux, alors que, durant la même période, la Gaule est restée quasiment stable ? Sous Jules César, en 46 av. J.-C., la Corse est riche grâce à son blé, son miel, son huile d’olive, l’extraction de ses carrières, de ses mines. Mille ans plus tard, les villes romaines de l’île ne sont que ruines, et Aléria, une ville morte, selon l’historien de l’université de Corte Jean-André Cancellieri1, une ville désertée, fantomatique. La plaine abandonnée, source, jadis, de tant de richesses, devient insalubre, et la population se réfugie dans les montagnes pour fuir la maladie (le paludisme) et les invasions.

Dès 457, la Corse, province romaine, affronte les Vandales qui, finalement, sont battus par les Grecs de Byzance en 534. Court répit, car ce sont les Goths qui, ensuite, s’implantent en 551. Pour peu de temps, car les Grecs reviennent, puis les Lombards, puis à nouveau les Grecs en 5832. Les Corses n’ont guère le temps de souffler. En effet, les Maures, les Sarrasins qui ont tenté d’envahir l’Europe, se rabattent sur la Corse dès 713. De nombreuses villes sont saccagées et pillées. L’île semble moins touchée que la Sardaigne et la Sicile, mais suffisamment pour se sentir obligée de transférer les reliques de sainte Julie du monastère de la Gorgone à Brescia,

à l’intérieur des terres, pour les protéger3. La seconde vague des raids, venant cette fois d’Espagne, survient à partir de 798.

L’expédition menée en 806 par Pépin, roi d’Italie et un des fils de Charlemagne, chasse l’armée sarrasine qui vient de débarquer. Une flotte, avec à sa tête Adhémar de Genève4, part de Pise et défait la flotte musulmane. Mais, lors d’une nouvelle invasion un an après, en 807, Charlemagne envoie son connétable Burchard, qui prend 13 navires aux Sarrasins. Ceux-ci reviennent deux ans plus tard, détruisent la ville d’Aléria un samedi saint et enlèvent la population pour la réduire en esclavage, à l’exception des vieillards et des infirmes5.

À la mort de Pépin d’Italie, en 811, la Corse est laissée à elle-même, et les Sarrasins reviennent encore. Le courage des Corses a souvent été loué par les chansons de geste ou poésie diverses. Voici ce qu’écrit Pierre Cyrnée, historien corse du XVe siècle : « La surprise […] avait facilité cette terrible invasion ; mais, bientôt, revenus de leurs frayeurs, les paysans attaquèrent courageusement les barbares. Ceux-ci, irrités de l’opiniâtreté de la résistance, n’en devinrent que plus cruels, et l’île entière se couvrit de ruines. Les Corses, se voyant réduits à la dernière extrémité, s’adressèrent à Charlemagne et lui demandèrent une prompte assistance. » Ledit Charlemagne envoie à nouveau une flotte commandée par son autre fils, Charles, qui combat victorieusement devant Mariana et les pourchasse d’Aléria jusqu’à l’intérieur de l’île, où ils sont définitivement battus.

En 813, huit vaisseaux maures revenant d’un raid en Corse sont arraisonnés près de Majorque. Cinq cents esclaves corses sont libérés. En 828, le comte Boniface, un des barons de l’Empire, défend l’île d’une nouvelle invasion. Mais, vers 846, une implantation maure se fait dans le sud de l’île, amenant certaines familles à fuir vers l’Italie. Le régime féodal s’appliquant en Corse, on voit le pouvoir passer aux mains des différents comtes de Toscane et de Corse. En 1001, les barons corses se déclarent indépendants du pouvoir impérial, mais cela ne dure pas. Cette période est excessivement trouble dans l’histoire de l’île, peu de documents y font référence. Y a-t-il eu une implantation durable et permanente ? Est souvent évoqué un fameux pirate, corsaire sarrasin venant des Baléares, de Dénia, aux multiples noms : Mogehid ou Moudjahid (moudjahidine ?) ou Musetto, qui œuvre autour de l’an mille et pille la zone corso-sarde allant jusqu’à Pise. Pirate ou roi de Sardaigne, voire de Corse, comme l’affirment certains

sites islamiques ? Toujours est-il que, en 1014 ou 1016, il est définitivement battu6.

Il convient d’étudier la polémique qui circule sur le passé musulman ou non de la Corse. Fleurissent des sites engagés, militants, qui affirment que la Corse aurait été entièrement musulmane jusqu’en 1090, soit pendant 250 ans7. Pour justifier l’absence de vestiges archéologiques musulmans, certains se demandent si « l’Église d’alors, toute puissante en Corse, et s’estimant propriétaire de l’île, ne se serait pas employée, lors de sa reconquête, à faire disparaître toute trace de présence des “infidèles” ».

Certains vont même jusqu’à affirmer que la présence musulmane occultée aurait duré jusqu’au XVIIe siècle8 ! Et pour cela, ils s’appuient sur les nombreux lieux géographiques ayant conservé des noms maures ou ayant une racine issue de ces mots. Pour parachever la démonstration, ils utilisent une carte musulmane de la Corse, mais qui ne date que du XVIe siècle9.

Des universitaires corses rétorquent qu’il faut déjà s’interroger sur le terme Maure, certes utilisé à cette époque, mais qui ne concerne pas uniquement les musulmans. En effet, Maure est déjà utilisé sous l’Empire romain pour identifier les habitants de l’actuel Maghreb, population berbère des actuels Maroc et Algérie, les deux Maurétanie. Mais il ne faut pas s’arrêter là. Jean-Pierre Poli, de l’académie Corsa di Nizza, de la mouvance indépendantiste, affirme que les termes de Maure ou de Sarrasin seraient, en réalité, appliqués aux Corses non chrétiens, redevenus païens. Le chroniqueur du XIVe siècle, Giovanni della Grossa, parle de « Maure de race chrétienne » ou de « Maures naturels » ! Ainsi les Maures seraient des Corses (ou des habitants d’Afrique de Nord) païens, non chrétiens, tout simplement.

Qu’il y ait eu des tentatives d’implantation en Corse de musulmans n’est pas contestable. Que des poches musulmanes aient pu subsister, c’est probable. Que des Corses se soient convertis à cette occasion ou que des soldats se soient installés, c’est possible. Mais parler d’un royaume musulman est une extrapolation plus que hasardeuse. Et la tête-de-Maure, sur le drapeau de la Corse ? Un souvenir des luttes contre les Maures ? Pas si sûr, non plus.

On voit, dès 1408, ce drapeau flotter sur l’ensemble des forteresses et places fortes de l’île. Le vice-roi de Corse officialise alors l’influence espagnole sur l’île. On retrouve ce drapeau encore en 1573, dessiné, semble-t-il, à l’initiative du géographe Giacomo Mainoldi Galerati, sur

demande de Philippe II d’Espagne, qui revendique à nouveau la Corse. La couronne d’Espagne veut probablement montrer la force de son influence et de sa protection face aux incursions musulmanes, et les habitants sont particulièrement attachés à ce symbole, c’est pourquoi il a été si vite adopté par tous. Il faut se rappeler que, pour marquer leurs victoires, les Corses dansaient la moresca, exprimant ainsi la réjouissance des chrétiens ayant vaincu les Maures10.

Repris, dans un premier temps, par l’éphémère roi corse Théodore de Neuhoff 11 en 1736, le drapeau est adopté par Pascal Paoli, chef de la nation, qui en fait l’emblème officiel de l’île. Et si la fameuse têtede-Maure est si vite acceptée par tous les Corses sans distinction, c’est qu’elle rappelle toute l’histoire réelle ou légendaire de l’île et remet en vigueur le courage des combattants contre les Maures envahisseurs12, mais aussi contre tous les autres, qu’ils soient Génois, Espagnols ou même Français.

Quoi qu’il en soit, que s’est-il passé après l’an mille ? L’île cherche des appuis ou se fait imposer ces appuis. Elle est même rattachée, en 1077, directement à l’Église romaine qui déléguera ses pouvoirs à Pise en 1091 (comme elle le fera ensuite également pour Gênes et le royaume d’Aragon).

L’évêque de Pise, Daïbert, emmène avec lui de nombreux Corses lors des croisades. Son successeur13 déclenche une action contre les Sarrasins installés dans les îles méditerranéennes, et la flotte, construite en Corse, reprend l’île de Minorque. La bravoure des Corses est alors comparée à celle des lions. Mais l’hostilité grandissante entre Pise et Gênes va mettre l’île de Beauté dans une situation délicate, où elle est loin de tout contrôler.

Durant ce temps, les raids se poursuivent sans implantations locales, contrairement à ce qui se passe en Sardaigne. Cela est confirmé par Ibn-al-Athîr (1160-1223), historien arabe sunnite qui écrit : « […] si les habitants de la Corse, pauvres et valeureux, n’évitèrent pas les invasions des Arabes, ils échappèrent à leur joug et restèrent étrangers aussi bien à la civilisation musulmane qu’à la marche du progrès en Italie14 ». La Corse n’est qu’une cible pour la seule marchandise de valeur de l’époque, les esclaves, mais également un lieu de refuges pour les marins, comme le montre un accord conclu entre Gênes et le roi maure de Valence, en 1150, pour permettre le mouillage de ses bateaux pendant dix ans, sans doute en contrepartie d’une trêve, démontrant bien ainsi les nombreuses incursions dont a été victime la Corse. Aucune implantation durable n’a lieu après les premières tentatives avortées du premier millénaire.

Puis les Génois exercent leur pouvoir sur l’île à partir de 1299, et ce, pour près de cinq siècles particulièrement troublés, n’arrivant pas, en réalité, à fédérer les Corses. En 1429, alors que les Corses, les Génois et l’Aragon se disputent toujours le pouvoir insulaire, les musulmans débarquent une nouvelle fois dans le sud. Le soulèvement de la population locale les défait et se rend maître de la petite flotte navale, composée de 16 bâtiments armés.

Sans revenir sur les différents pouvoirs qui ont prétendu au contrôle de la Corse, il convient de constater que ces siècles ont été une période d’éclatement du pouvoir et de luttes intestines. Cette division est une véritable porte ouverte aux conflits et aux invasions. Les musulmans n’ont toujours pas abandonné l’idée de régner un jour sur le territoire corse et ne se gênent pas pour piller et enlever de futurs esclaves. Les exemples sont innombrables : Piombino en 1507, en 1511, autour d’Ajaccio, plus de 1 000 captifs enlevés en six ans autour du cap Corse, avec 80 embarcations prises entre 1525 et 1530 ; raids en 1539 sur Paomia, Palasca, Fiumorbo, Covasina, en 1540, dans le village de Lumio, tous les habitants sont enlevés, comme dans tant d’autres cités.

À chaque enlèvement, les familles tentent de racheter le ou la future esclave avant le départ vers un marché d’esclaves. En effet, le principe est simple : le captif est emporté sur le bateau qui reste alors trois jours au large, le temps que la famille vienne le racheter. Si elle ne peut payer la rançon, le captif est envoyé pour être vendu sur un marché du nord de l’Afrique. Les monnaies d’échange sont l’or et l’argent (des prêts sont accordés à l’époque), mais, parfois, on y substitue des châtaignes, voire même des chiens corses.

Pour mettre fin à ces raids, au début du XVIe siècle, la construction de deux galères est ordonnée pour garder les rivages de l’île. Mais l’un des navires est immédiatement pris par les Sarrasins. Dans le même temps, un réseau de plus de 90 tours de défense est érigé sur l’ensemble du littoral – ces fameuses tours génoises que l’on peut encore observer, destinées à déclencher l’alerte dès qu’une voile barbaresque apparaît à l’horizon.

1. Professeur d’histoire médiéval à l’Université de Corse.

2. J. M. Jacobi, Histoire générale de la Corse depuis les premiers temps jusqu’ à nos jours, Bellizard, Barthès, Dufour et Lowell, Paris, 1835.

3. Antoine-Marie Graziani (dir.), Histoire de la Corse, vol. 1, Éditions Piazzola, 2013.

4. Des débats ont eu lieu pour savoir s’il ne s’agissait pas d’Adhémar de Gènes, mais il semble qu’il n’y ait pas de doute selon les auteurs anciens.

5. César Famin, Histoire des invasions des Sarrazins en Italie, du VIIe au XIe

siècle, Firmin Didot frères, Paris, 1843.

6. « La Marque des Sarrasins », L’Express, 2 décembre 1999.

7. https://histoireislamique.wordpress.com

8. Hamid Soussani, http://www.ccme.org.ma/fr/opinions/35729

9. Carte de Piri Reis (aurait été faite en 1513), dont l’authenticité fait débat.

10. Robert Colonna d’Istria, Histoire de la Corse, Éditions France-Empire, 2004.

11. Aventurier qui se fait reconnaître roi en 1736, pendant quelques mois.

12. Académie Corsa di Nizza, Jean Pierre Poli, http://accademiacorsa.org/?

page_id=223.

13. Un moine nommé Pierre.

14. Pierre-Paul Raoul Colonna de Cesari-Rocca et Louis Villat, Histoire de la Corse, Boivin, 1927, pp. 36-37.

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