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Charlemagne et les tentatives de reconquête outre-Pyrénées

Charlemagne, l’empereur à la barbe fleurie comme décrit par le roman national, apparaît pour tous les Français comme « leur » empereur. Or, pour être exact, il est autant l’empereur des Allemands, des Italiens que des Français. En effet, il sera roi des Francs en 768, roi des Lombards en 774, couronné empereur le 25 décembre 800, soit, jour pour, jour 300 ou 301 ans1 après le baptême de Clovis. Sous son règne, l’union de la majeure partie de l’Europe est une réalité, tout en acceptant la diversité des peuples qui la composent. Sa première chance fut qu’il put régner seul, son frère Carloman ayant disparu rapidement (en 771), sans le souci des luttes fratricides qui avaient désolé les siècles précédents ; seconde chance, Charles se révéla un homme de génie : ne se surnomma-t-il pas lui-même Charles le Grand, d’où Charlemagne ? Le nom lui restera, tant les populations furent sensibles au bien qu’il leur apportera. Il faut se souvenir, pour le juger, des invasions du Ve siècle et de la Gaule à nouveau barbare, des guerres civiles du Ve, de l’invasion arabe…

À la mort de son père, il trouve un royaume qui a bouté les musulmans de l’autre côté des Pyrénées. De nombreuses querelles religieuses et politiques bouleversent alors l’Espagne. De nombreux seigneurs sarrasins s’étaient rebellés contre l’émir de Cordoue. Certains avaient déjà prêté allégeance à Pépin le Bref. En 777, ils demandent l’aide de Charlemagne, le reconnaissant comme leur souverain. C’est ainsi qu’est lancée la première expédition de Charlemagne en Espagne, en appui de la reconquête de la

péninsule, suivant en cela la Reconquista, qui avait déjà débuté à partir des Asturies, royaume resté chrétien dans le nord de l’Espagne2. Il assiège et prend Pampelune, et d’autres villes de l’Aragon se rendent à lui. C’est ensuite le tour de Barcelone, et de Gérone, c’est-à-dire la Catalogne, d’être libérée du pouvoir musulman. Mais Saragosse change de position et refuse la domination franque. Charlemagne repart sans avoir pris la ville, malgré un siège de quelques semaines.

Au retour de cette fameuse expédition, en passant le col de Roncevaux dans les Pyrénées, une troupe de Gascons ou de Basques attaque en embuscade l’arrière-garde de l’armée. Contrairement à la fable médiévale, le fameux Roland n’a jamais été tué par des Maures, mais par des chrétiens soucieux de se venger de la politique de Charlemagne, qui leur avait enlevé leurs possessions3. Si cette histoire fait ainsi partie du roman national, c’est qu’elle a été écrite ainsi dans la chanson de Roland, œuvre littéraire rédigée trois siècles après les faits. Mais la réalité est beaucoup plus prosaïque.

L’oliphant de Roland, utilisé à Roncevaux fut, selon les mémorialistes lyonnais, déposé à l’abbaye de l’Isle-Barbe par la famille de Mont-d’Or, seigneurs d’Hoirieu, qui se disaient ses descendants4, maintenant ainsi pendant des siècles l’histoire de l’affrontement avec les musulmans. Les historiens ont toujours eu le constant souci de rectifier la chanson de Roland et de rappeler que les coupables étaient bien des chrétiens avides de vengeance.

Les décennies qui suivent sont tragiquement de perpétuels recommencements. Les raids musulmans dans les terres de Charlemagne succèdent aux expéditions que celui-ci ordonne en terres musulmanes.

Quelques dates : en 787, l’abbaye de Prébayon, dans les Dentelles de Montmirail, est détruite en 793 ; les musulmans tentent de reprendre Narbonne, mais échouant, filent sur Carcassonne dans une razzia victorieuse. L’émir de Cordoue reçoit, alors, selon les chroniques de Moissac, contemporaines, 45 000 livres d’or pur (selon d’autres sources, il s’agit de 45 000 dinars). C’est la bataille de l’Orbieu perdu par les Francs5.

En 796, avec l’arrivée du nouveau calife, al-Hakam, de nouveau a lieu une guerre interne de succession. Charlemagne en profite pour venger la nouvelle incursion qui vient d’être faite dans son pays quelques mois plus tôt et envoie ses représentants locaux. Mais ceux-ci sont stoppés aux frontières. Son fils, Louis d’Aquitaine, appelé par le roi des Asturies ainsi que par le wali mahométan de Huesca, prend les villes de Gironne, Tortose

et Barcelone. De 798 à 803, Charlemagne lance des opérations en représailles. Une vague de razzias s’abat en 800 sur Saintonge, qui permettent une victoire franque, la bataille du bois des Héros6. Pampelune tombe en 801.

La guerre a lieu aussi sur mer. On pense généralement que la mer était dominée par les flottes musulmanes. Cependant, en 799, Charlemagne envoie des bateaux reprendre le contrôle des îles Baléares, que les musulmans avaient envahies l’année précédente. Mais elles repasseront sous domination musulmane peu de temps après. En 806 et 807, une autre expédition maritime est lancée, afin de reprendre la Corse aux Arabes. Au même moment, les Sarrasins ont envahi le monastère de Pantalarée, et Charlemagne fait racheter les moines qui avaient été réduits en esclavage.

Quoi qu’il en soit, cela démontre que l’opposition entre le royaume des Francs et le califat musulman n’a pas faibli. Cependant, à la suite de ces incessantes escarmouches (appelée en arabe al garah, ou algarades), les deux pays décident de négocier une paix durable. C’est le traité signé en 810 à Aix-la-Chapelle, dans lequel chaque camp s’engage à respecter le territoire de l’autre. À cette époque, certains des gouverneurs musulmans ont préféré faire allégeance à Charlemagne, qui les a maintenus en poste.

Quelle a été leur attitude, ensuite, avec les chrétiens de leurs territoires ? Ils ont sans doute quitté rapidement le statut de dhimmis pour redevenir citoyens à part entière, car un roi chrétien n’aurait jamais toléré une telle situation.

On ne peut pas sous-estimer l’implication religieuse des rois des Francs ou de Charlemagne. Avant le combat en Espagne, Charlemagne se propose de « confondre la foi sarrasine et rehausser la foi catholique ». Les rois francs avaient fait un pacte avec l’Église et, dans leur for intérieur, pouvaient ressentir ce que tout chrétien peut ressentir face à l’impossibilité de vivre la religion chrétienne ou la soumission à un régime de « sous-citoyen », voire de martyre. Mais il ne faut pas non plus négliger l’envie d’agrandir leur royaume ou de le protéger d’invasions ou de razzias. Ces reconquêtes sont plus considérées dans l’histoire comme des batailles de territoires que comme des croisades au nom de la foi. En effet, ce n’est qu’à partir du XIIe siècle qu’apparaît l’idée de la guerre sainte. Il faut alors, pour justifier les croisades en Palestine, trouver des références. Et quoi de mieux que de réécrire l’histoire de Charlemagne7

Du côté musulman, la même démarche avait sans doute lieu. L’envie de richesses, de territoires à conquérir, s’accommodait bien d’une justification religieuse. Certains, comme le médiéviste et professeur à la Sorbonne, Philippe Sénac8, assimilent cependant ces raids à la guerre sainte, au jihad.

Dans la mémoire musulmane, les soldats chrétiens qui se battent pour reconquérir l’Espagne sont appelés des Francs, des Franjis (Francos, Franci, Francigenae)9, du nom du pouvoir franc qui menait ces batailles ; et cela, même si différents peuples ont pu être associés à ces batailles, des Bourguignons, des Provençaux, des Basques, des Gascons, sans oublier des Espagnols, Asturiens et autres Goths. Indubitablement, cette perception laissera des traces dans la mémoire des peuples arabes, qui assimileront toujours les combat-tants chrétiens aux chevaliers francs, et ainsi aux Français.

La diplomatie européenne fait bien la différence entre l’Andalousie et les musulmans du califat abbasside de Bagdad. Lorsque l’islam n’est pas en confrontation directe, Charlemagne sait négocier. Entre 797 et 801, des discussions auront lieu entre les deux empires. Il fait du calife de Bagdad, Harun al-Rachid, un allié de fait, à l’instar de la politique que mène quelques siècles plus tard le roi François Ier avec Soliman le Magnifique10.

Le calife de Bagdad, maître incontesté du Moyen-Orient, est donc le seul qui s’oppose au pouvoir byzantin de Constantinople, héritage de l’ancien Empire romain d’Orient. Charlemagne se veut le nouvel empereur romain d’Occident. Seul problème, et de taille : les Byzantins le considèrent comme un imposteur, le seul empereur en titre ne pouvant être que celui de Constantinople. Par ailleurs, le calife de Bagdad descend de la dynastie qui a renversé la famille des Omeyyades, dont l’unique rescapé est sur le trône d’Andalousie. Ils ont les mêmes ennemis, rappelant l’adage les ennemis de mon ennemi sont mes amis.

Pour parer à toute difficulté ultérieure, la diplomatie entre l’Empire carolingien et le califat de Bagdad, que l’on préfère nommer à l’époque le royaume de Perse, va jouer un rôle novateur dans les relations entre l’Europe chrétienne et le monde musulman. La première ambassade envoyée par Charlemagne concerne l’accès aux Lieux saints du christianisme, c’est-à-dire le libre accès à Jérusalem pour les pèlerins. Le calife « consent à placer sous l’autorité de Charles ces Lieux saints et rédempteurs11 ». C’est dire l’intérêt, déjà, de tout ce qui touche à la sécurité de Jérusalem et des religieux qui y vivent pour le monde occidental. Une

donnée à prendre en compte quand il s’agit d’évoquer les croisades qui se déclencheront quelques siècles plus tard. Les ambassadeurs « perses » arrivent en 801, chargés de cadeaux pour le nouvel empereur. Un éléphant blanc, nommé AbulAbbas, préfigurant le lion de François Ier et la girafe de Charles X qui sera offerte un millénaire plus tard12, est envoyé à l’empereur. En 806, une horloge hydraulique est offerte à Charlemagne en gage de leur amitié. Jamais les traités négociés ponctuellement avec le pouvoir andalou n’auront ce degré d’alliance. En effet, les deux pouvoirs, français et « espagnols », ne sont séparés que par les seules Pyrénées, et la mobilité des peuples les rend trop proches. La confrontation ne pouvait donc que continuer.

1. Les dates sont sujettes à caution à deux ou trois ans près.

2. Même s’il est d’usage de parler de Reconquista à partir du Xe siècle.

3. La troupe en question dépendait de Loup, fils du Duc Waïfre d’Aquitaine.

4. Le cor a disparu au milieu du XIXe siècle. Circulent plusieurs hypothèses allant d’un don au comte de Chambord à un vol par les armées allemandes durant la Seconde Guerre mondiale en même temps que le trésor de la cathédrale Saint-Jean de Lyon.

5. Elie Griffe, « La Razzia sarrasine de 793 en Septimanie », Annales du midi, vol. 53, 1941.

6. Mythe ou réalité ?

7. Romain Cordonnier, Entre Mythe et réalité, l’utilisation de la figure de Charlemagne à la fin du Moyen Âge, mémoire histoire et histoire de l’art, université de Grenoble, 2008-2009, p. 173.

8. Professeur d’histoire à l’université de Paris-Sorbonne.

9. Philippe Sénac, « Les Francos et la Reconquista », in Histoire de l’islam, p. 117.

10. Voir chapitre 15.

11. Vita Karoli Imperatoris, MGH, scriptores, tome I.

12. Voir chapitre 31.

Chapitre 9

La présence musulmane en France avant l’an