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La situation du monde musulman avant la confrontation

De l’autre côté de la Méditerranée, les cartes du pouvoir politique sont entièrement rebattues. Les royaumes existants sont balayés les uns après les autres sous l’avancée d’une armée se réclamant de l’islam, religion issue du fin fond de l’Arabie.

Un siècle plus tôt, un homme, Mahomet, né en 570, descendant d’Ismaël, fils d’Abraham, annonce une nouvelle religion au monde arabe.

Chef religieux, prophète, berger, mais aussi marchand, puis homme politique, il affirme avoir reçu une révélation de l’archange Gabriel lui transmettant les paroles de Dieu qu’il appelle dans sa langue arabe Allah.

Selon les sources musulmanes, il est qualifié d’illettré. Avec 37 compagnons, puis 50 disciples, il va tenter de convertir tout son peuple.

Après de nombreuses péripéties, persécutions, fuites, il devient enfin un chef religieux, politique et militaire. Aux peuples païens de l’Arabie occidentale qui pratiquent le paganisme, il apporte une nouvelle religion monothéiste qu’il affirme être une religion de paix pour ses fidèles. En 630, à la tête d’une armée de 10 000 soldats, il marche sur La Mecque, qui se rend, cette fois, sans opposition. Il devient le chef incontesté d’une nouvelle religion, l’islam, même s’il revendique qu’elle a toujours existé, puisqu’il fait remonter les premiers musulmans à Adam et Ève (l’islam affirme que la première salutation assalam’alaikoum fut utilisée par Adam). Il établit ainsi une communauté de croyants et un État organisé, auréolé d’un prestige inégalé.

Quoi qu’il en soit, en neuf ans, toute l’Arabie, désormais unifiée, embrasse l’islam. Au-delà de l’homme pieux, la tradition musulmane le décrit également comme un combattant, doté de 7 épées, 3 arcs, 3 cuirasses, 3 lances et un bouclier. Âgé de 63 ans, il meurt à Médine en 632 ; n’ayant donné aucune instruction quant à sa succession, ses paroles sont rassemblées en un seul livre, le Coran, moins de vingt ans après sa mort.

Le Coran1 devient le livre que les musulmans considèrent comme incréé, donné directement par Allah, et ils se soumettent à cette loi divine telle que révélée. Les musulmans se disent appartenir à une religion du livre, comme, d’ailleurs, les juifs. Cependant, il est à noter que les chrétiens ne se revendiquent pas de la religion du livre, se considérant le peuple de l’Alliance, ou les gens du Verbe ; les livres qu’ils suivent (Ancien Testament et Évangiles) sont susceptibles d’analyse et d’interprétation, car écrits par des hommes. Le nom islam devient celui de cette nouvelle religion, islam signifiant soumission et non paix2, même si certains musulmans revendiquent cette interprétation plus paisible.

L’islam devient conquérant, estimant, désormais, que la religion doit être communiquée à l’ensemble des hommes. À la mort du prophète, Abou Bakr prend le pouvoir et le titre de premier calife. Il est un des plus proches compagnons de Mahomet, et selon la tradition sunnite3, le premier de ses disciples convertis. Ses fidèles et successeurs constituent la branche sunnite de l’islam. À l’inverse, le gendre de Mahomet, Ali, estime être le dépositaire du pouvoir et de l’héritage du prophète. Ceux qui le suivent deviendront les chiites. C’est donc une guerre de succession, de lutte entre deux potentiels chefs de l’islam qui est à la base de cette scission qui perdure, avec ses violences répétées près de treize siècles plus tard.

Abou Bakr se rapproche du cercle familial de Mahomet, et lui donne en mariage sa fille Aïcha, âgée de 6 ou 7 ans4. Elle deviendra l’épouse favorite de Mahomet. Après avoir unifié les tribus arabes sous la même foi et le même pouvoir politique, Abou Bakr commence ses conquêtes au-delà de la péninsule arabique dès 633 apr. J.-C.

Son successeur, Omar, lui aussi compagnon de Mahomet, devient calife en 634. Homme politique et militaire, il structure son pays. Il fixe le nouveau calendrier des musulmans en le faisant débuter à l’hégire (départ de La Mecque vers Médine le 16 juillet 622), et, surtout, lance l’expansion territoriale de l’islam. En moins de dix ans, la Syrie, l’Irak, la Perse, Jérusalem et l’Égypte tombent sous sa coupe. L’Empire byzantin est affaibli

par ses guerres contre les Perses, mais surtout par la peste qui, quelques années auparavant, a anéanti presque la moitié de la population de Constantinople, qui a perdu 10 000 habitants par jour en l’an 5425. Par rigueur historique, il n’est pas possible de passer sous silence ce qui est imputé notamment à Omar, à l’occasion de la conquête de l’Égypte : la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie, la plus fameuse du monde antique. Cette destruction est sujette, là aussi, à de multiples controverses.

Même si certains accusent les guerres civiles romaines ou le pouvoir politique des premiers chrétiens (hypothèse apparue essentiellement au XIXe

siècle), de nombreuses sources semblent en faire porter une partie de la responsabilité au calife Omar et son général Amr Ibn al-As6. Ce sujet est encore particulièrement sensible, voire polémique, démontrant ainsi que les relations entre le monde occidental et musulman sont loin d’être apaisées, malgré les… quatorze siècles qui se sont écoulés depuis ce triste événement7.

Le troisième calife, Othman, poursuit la conquête vers le monde méditerranéen. Outre qu’il est celui qui décide « d’officialiser » le Coran, en faisant retranscrire par écrit les paroles de Mahomet – texte désormais inchangé et inchangeable –, il envahit Chypre et étend son territoire de l’Arménie jusqu’au-delà de Tripoli. La frontière avec le royaume franc n’est plus, alors, qu’à 3 800 km. Le califat musulman est désormais le plus puissant État du Moyen-Orient.

À partir de 661, la dynastie des Omeyyades (dont l’ancêtre est le grand-oncle de Mahomet) va diriger le monde musulman jusqu’en 750. Une nouvelle phase de conquête va se dérouler. De Damas, leur capitale, ils vont envahir à l’est jusqu’à l’Indus (l’actuel Pakistan). À l’ouest, Carthage est prise en 698, et, en 711, toute l’Afrique du Nord passe sous contrôle musulman. Désormais, seul un bon millier de kilomètres séparent Gibraltar et le monde musulman des Pyrénées et du futur royaume de France. C’est à la fois beaucoup et peu, surtout avec une mer entre ces deux mondes.

Comment, alors, en moins d’un siècle, un pouvoir militaire et religieux a-t-il pu s’emparer de la moitié des restes de l’Empire romain d’Occident ?

Depuis son invasion en 429 par les Vandales (tribu barbare venant notamment du Jutland, actuel Danemark) et les Alains (qui viendraient, originellement des bords de l’Iran mais seraient passés par l’Europe), l’Afrique du Nord ne dépend plus de Rome. Ces peuples, qui ont traversé l’Espagne, arrivent en 430 à Constantine. C’est, d’ailleurs, au cours de ce

siège que meurt, à 76 ans, saint Augustin, qui avait été évêque d’Hippone (actuellement Annaba, anciennement Bône en Algérie).

Les Vandales laisseront le souvenir d’un pouvoir politique rigoriste et moralisateur. Ils ferment les maisons de prostitution, marient de force les courtisanes, exilent les travestis et prostitués dans des régions inhabitées. Ils affirment ainsi que la douce vie menée en Afrique du Nord appartient désormais au passé, et rendent obsolète la devise de Timgad (en Algérie), La chasse, les bains, les jeux, le plaisir, voilà ce qui s’appelle vivre8. Les Vandales, de religion arienne9, cette hérésie du christianisme, obligent également les catholiques à se convertir à l’arianisme avant le 1er juin 484.

La population d’Afrique du Nord, elle, avait opté pour le donatisme10, autre variante et hérésie chrétienne. Il est fort probable que ces périodes de troubles religieux faciliteront le passage à l’islam quelques siècles plus tard.

En outre, la population d’Afrique du Nord est, depuis un siècle, coupée de Rome, dont elle dépendait jadis. En 533, l’Empire byzantin, sous l’empereur Justinien, et sous le commandement du général Bélisaire, décide de prendre le contrôle de ces territoires, voulant reprendre la place laissée vacante par l’Empire romain d’Occident. La population doit accepter la domination de cet empire, avec qui elle n’avait jamais eu de relations.

Byzance impose alors sa vision religieuse, parfois des châtiments corporels et l’exil, à des prélats peu obéissants à l’empereur. Des révoltes locales, notamment berbères, ont lieu, amenant à la création de petits États, ou micro-souverainetés, incapables, ultérieurement, de faire face à une armée musulmane structurée et déterminée.

La situation de l’Afrique du Nord, ce morcellement entre divers pouvoirs locaux, cet Empire byzantin incapable de contrôler le territoire mais imposant sa force, ces hérésies chrétiennes diverses, expliquent la facilité avec laquelle les armées sarrasines pourront envahir les lieux. Même si quelques royaumes berbères tentent de s’opposer à l’envahisseur, alliés pour l’occasion avec l’Empire byzantin, comme on le verra plus loin. Une remarque de terminologie importante : en France, le mot musulman ne sera pas utilisé avant le XVIe siècle et islam au XVIIe siècle ; le terme de Sarrasin est communément admis ainsi que les termes Maure, mais aussi de Mahométan, Ismaélien, ou tout simplement Arabe.

La légende raconte que, en 666, Uqba ibn Nafi, général arabe, envoyé par Moawiyya Ier, calife de Damas, envahit le Sud marocain, dont on lui décrit la population comme particulièrement barbare, mangeant des

cadavres, buvant le sang de ses bestiaux, vivant comme des animaux, ne croyant pas en Dieu, mais avec des femmes d’une beauté sans égale. Ayant massacré tous les hommes, Uqba arrive sur l’Atlantique et aurait déclaré :

« Il n’y avait plus d’ennemis de la religion à combattre ni d’infidèles à tuer11. »

Loin de l’image d’Épinal décrivant un peuple qui désirait être libéré de l’emprise byzantine et qui aurait accueilli à bras ouverts les troupes musulmanes, même si certains ont certainement cru bon d’agir ainsi, la majorité du peuple résiste avec ses forces et moyens à ce nouvel envahisseur qui vient, après les Vandales, les Alains, et les Byzantins, occuper leurs terres et leur imposer sa religion. On trouve même des royaumes berbères, pour certains convertis à l’islam, qui s’opposent à ces armées arabes. C’est ainsi que le chef berbère Koceila bat les troupes musulmanes à Tehuda, tue Uqba, et prend la ville de Kairouan. À sa mort, en 686, une femme prend la relève, Dihya, aussi appelée Kahina (la devineresse). Sa mort en l’an 700 marque la fin des affrontements entre les Berbères et les Arabes.

Après huit campagnes militaires, des batailles difficiles, la route est libre, désormais, pour tenter l’invasion de l’Europe. Le jihad, au sens de guerre sainte destinée à soumettre les populations à l’islam (et non de combat intérieur, que nombre de musulmans affirment être le seul et unique jihad), sera le moteur de la conquête. L’islamisation et l’arabisation vont d’abord concerner les villes d’Afrique du Nord. Le monothéisme de l’islam est facilement accepté par la population, car il correspond à leur foi d’antan, certes hérétique, mais chrétienne et, donc, elle aussi, monothéiste.

La Berbérie va devenir musulmane en deux siècles. Aux côtés des armées, les musulmans employaient des moines-soldats pour convertir la population et continuer la guerre. C’est l’institution du ribat, à la fois couvent et garnison, qui sert de base d’opérations contre les infidèles. Les soldats s’entraînent au combat et fortifient leur foi en l’islam. Le ribat de Monastir est connu pour avoir accordé le paradis à quiconque y passerait au moins trois jours en garnison. Le nom actuel de Rabat (Maroc) vient d’ailleurs de la déformation de ribat12.

La fin de la présence chrétienne en Afrique du Nord date à peu près du

XIIe siècle. Grégoire VII (pape de 1073 à 1085) correspond encore avec le dernier évêque chrétien installé en terre devenue musulmane13. Si, dans les premiers siècles, une certaine tolérance a semblé s’installer, le XIIe siècle,

avec les califes almohades, voit la situation changer radicalement. Abd al-Moumim demande, en 1159, aux juifs et aux chrétiens de choisir entre la conversion à l’islam et la mort par le glaive. À cette époque, comme le fait remarquer Gabriel Camps, préhistorien et spécialiste du monde berbère,

« son petit-fils Abu Yussuf al-Mansur se vantait de ce qu’aucune église chrétienne ne subsistait dans ses états ». Une population arabe qui n’a pas dépassé 100 000 individus a transmis sa culture, sa civilisation et sa religion à une population native de plusieurs millions de personnes.

1. De nombreux débats ont lieu sur l’origine du Coran, même si l’islam reconnu affirme qu’il est unique et non discutable.

2. « Islam est un mot arabe qui signifie soumission, obéissance. » mosquee-lyon.org

3. La séparation de l’islam en deux tendances date de 632.

4. Le mariage n’est consommé qu’une fois la puberté atteinte, c’est-à-dire, selon les sources classiques, à 9 ou 10 ans. Cette version est contestée par certains exégètes de l’islam.

5. Alain J. Stoclet (dir.), Les Sociétés en Europe du milieu du VIe à la fin du

IXe siècle, mondes byzantin, slave et musulman exclus, Presses universitaires de Lyon, 2003.

6. Dès 1203, un historien arabe, Abd al-Latîf al-Baghdâdi, en impute la responsabilité aux envahisseurs arabes. Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, Relation de l’Égypte par Abd-Allatif, médecin arabe de Bagdad, suivie de divers extraits d’ écrivains orientaux, et d’un état des provinces et des villages de l’Égypte dans le XIVe siècle, Cambridge University Press, 2013, p. 183.

7. Mireille Hadas-Lebel, Philon d’Alexandrie, un penseur en diaspora, Fayard, 2003.

8. François Decret, L’Afrique chrétienne, de l’invasion vandale au Maghreb musulman, article de février 2002, éditions Clio 2016.

9. Le prêtre Arius, de l’église d’Alexandrie, estimait que Jésus n’était qu’un homme parmi les autres, et non le fils de Dieu.

10. Schisme déclenché en 305 par l’évêque Donat, évêque d’Afrique du Nord, refusant l’accès à la religion chrétienne à tous ceux qui avaient failli à la foi lors des martyres romains.

11. Gabriel Camps, « Comment la Berbérie est devenue le Maghreb arabe », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 1983, vol.

35, p. 11 et 13.

12. Un autre dérivé de ribat est le maraboutisme.

13. Cyriacus, évêque de Carthage.

Chapitre 5