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Le rocher de Gibraltar n’est pas seulement un point sur une carte, c’est un lieu enveloppé de mystères. L’antiquité grecque n’en avait-elle pas fait un lieu mythique ? Un passage créé par les forces surhumaines du fils de Zeus, resté dans la mémoire des hommes sous le nom de colonnes d’Hercule après avoir été les colonnes d’Atlas. Un passage du monde connu au monde inconnu, un lieu à ne pas franchir, séparant le monde méditerranéen de l’Atlantique ; là même où Platon y place la mystérieuse cité perdue d’Atlantide, et où les textes de la Renaissance nous affirment qu’était inscrit sur un des piliers l’avertissement nec plus ultra, « plus rien au-delà ».

À l’époque romaine, ce détroit est plus prosaïquement appelé le mont Calpé. Seuls 6,5 milles romains1 séparent l’Europe de l’Afrique. C’est là qu’un général de l’armée omeyyade, sous le commandement du gouverneur de l’Afrique Musa Ibn Nusayr, décide, en avril 711, de franchir le détroit.

Cet homme, Tariq Ibn Ziyad, est connu en sa qualité de général, mais ses origines sont sujettes à de nombreuses controverses. Est-il arabe, persan ou berbère ? De multiples hypothèses circulent encore à son sujet2, tant sont nombreuses les communautés souhaitant se l’approprier. A-t-il brûlé ses bateaux, comme le raconte la légende, afin de galvaniser ses troupes ? Comment aurait-il, alors, fait pour introduire les renforts qu’il fit venir plus tard ? Quoi qu’il en soit, on estime sa première armée à 7 000 hommes – mais les sources varient de 1 700 à 12 000 – et près de 23 000 guerriers viennent le rejoindre ultérieurement. Il s’installe sur le rocher auquel il

donne désormais son nom, djebel Tariq, le rocher de Tarik, devenu Gibraltar. L’Espagne est à portée… de l’Islam.

Certes, l’Espagne n’est pas encore l’Espagne. À l’époque, un royaume wisigoth (les Goths de l’Ouest) s’étend sur l’actuelle Espagne, à laquelle il faut ajouter la Septimanie (l’actuelle région Languedoc). De nombreux troubles parsèment son histoire. Des guerres de succession (pas moins de 14 souverains entre 610 et 711), des affrontements avec les Francs de l’autre côté des Pyrénées, des controverses religieuses, tout cela ne favorise pas un pouvoir fort et stable… Comme l’ensemble des Wisigoths, les habitants de ce royaume ont opté pour cette hérésie chrétienne qu’est l’arianisme.

Cependant, après plus d’un siècle d’opposition violente, ils se convertissent au catholicisme en 589, à l’occasion d’un concile général rassemblant les évêques ariens et les chefs goths à Tolède.

Ce serait une erreur, toutefois, de sous-estimer le degré de civilisation du royaume wisigoth. Citons, par exemple, l’évêque Isidore de Séville, celui que Charles de Montalembert appelait « le dernier maître de l’Ancien Monde3 » et qui écrivit cette phrase applicable à cette Espagne au bord de la ruine : « On n’est jamais aussi vainqueur ni aussi vaincu qu’on se l’imagine. » Isidore de Séville est une survivance exceptionnelle de l’antique esprit romain christianisé. Sa bibliothèque rivalise avec les plus grandes bibliothèques de son temps, rassemblant des ouvrages venus de Rome, de Constantinople, mais aussi d’Afrique du Nord, apportés par les réfugiés chrétiens fuyant tant les Vandales que l’avancée de l’islam. Isidore maintenait la culture antique à un niveau de qualité souvent oubliée ailleurs.

Ne disait-il pas : « Étudiez comme si vous deviez vivre toujours, vivez comme si vous deviez mourir demain » ?

En effet, l’Espagne recueille alors tous les intellectuels qui ont fui l’Afrique du Nord. Les Espagnols continuent à vivre dans des villas de type romain. Ils construisent des églises sur plan basilical, utilisent en décor d’architecture des motifs géométriques, végétaux ou animaux, ayant abandonné la représentation de la figure humaine. Comme l’écrit avec justesse l’historien français Jean-Marie Mayeur (1933-2013), « La monarchie wisigothique se caractérise par l’étroite alliance entre roi et Église catholique : un roi, une foi, une loi est déjà une devise espagnole4. » C’est un élément essentiel, pour ne pas dire crucial, qui peut expliquer aussi une réaction rapide et spécifique de l’Europe suite à l’invasion de l’Espagne par l’islam.

En 710, le royaume est en proie à une nouvelle guerre de succession.

C’est au moment où le roi Rodéric (Rodrigue) mène une campagne militaire dans le nord du royaume, contre les Basques, que le débarquement sarrasin a lieu, la nuit du 27 au 28 avril 711. Le 19 juillet, à la bataille du Guadalete, le dernier roi wisigoth est défait, et c’est le début de la fin de l’Espagne chrétienne. Ce peuple goth, qui n’avait jamais été vaincu par les Romains, est battu en quelques mois.

Séville, la capitale d’une des provinces du royaume, est prise après un siège d’un mois. Elle sera la base des opérations militaires. Cordoue tombe à son tour, et tous les défenseurs de la citadelle sont massacrés. Et avant la fin de l’année, c’est au tour de Tolède, la capitale du royaume, de tomber, et, avec elle, son fabuleux trésor, puisque incluant, notamment, celui provenant du sac de Rome en 410. C’est le butin le plus important de tous les royaumes barbares.

En 712, Saragosse affronte désormais la terreur. Tariq décide de faire un exemple, car la ville a refusé de se rendre. Pour créer un « effet psychologique », il ordonne de crucifier les hommes et de massacrer les enfants, les femmes étant réduites en esclavage. Les mêmes exactions se reproduiront en cas de refus d’ouvrir les villes devant la progression de l’armée, comme cela se fera lors de la prise de Tarragone.

Cette réussite fulgurante due à ces deux militaires d’exception que sont Tariq et Musa va causer leur perte. Le pouvoir central les accuse de détournement de richesses. Musa, condamné à être crucifié, mais finalement gracié contre une lourde amende, meurt assassiné dans une mosquée. De son côté, selon certains textes, Tariq meurt pauvre. C’est le fils de Musa, Abdelaziz, qui poursuit la conquête entamée par son père.

Las, comme son père, il est assassiné sur ordre du calife en 714, qui craignait une trop grande indépendance de cette nouvelle région.

Localement, des accords sont négociés avec les élites et le peuple, mais ils ne durent que le temps nécessaire pour continuer la conquête.

Cependant, si, en 718, l’Espagne paraît totalement sous domination musulmane, une région résiste à l’envahisseur. Près des montagnes des Asturies, dans le nord, s’organise la résistance autour d’un chef, préfigurant le royaume de ces mêmes Asturies. À l’issue de sa première grande victoire contre les musulmans en 722, Pélage5 aurait formé le vœu dit de Covadonga : « Hispania ne prendra plus de repos tant que les Maures tiendraient encore une parcelle du sol de la péninsule, fût-ce de la grosseur

d’un noyau d’olive6. » Sept cents ans plus tard, ce vœu sera exaucé, en 1492, avec la chute du royaume musulman de Grenade, dernière terre encore contrôlée par les Maures.

Pour l’heure, à l’exception des Asturies, il n’a fallu aux Arabes que sept ans pour faire tomber l’ensemble du pays. Désormais, le monde musulman est aux portes de la France. Moins d’un siècle après la mort de Mahomet, une armée sarrasine est aux frontières d’un pays à mille lieues de soupçonner ce qui va lui arriver. En 719, les armées musulmanes, dirigées par le nouveau gouverneur Al-Samh ibn Malik al-Khawlani, traversent les Pyrénées pour poursuivre l’invasion de l’ancien royaume wisigoth qui contrôlait la Septimanie. Narbonne, qui en est la ville principale, est prise la même année. Perpignan tombe l’année suivante. Comme pour Narbonne, Al-Samh fait tuer tous les habitants qui avaient défendu la ville, emmenant en esclavages femmes et enfants7. Il établit une garnison permanente à Narbonne et, de là, décide de poursuivre au-delà du royaume wisigoth, qui s’est effondré en quelques années. La France est la prochaine cible de l’expansion musulmane.

1. 14,4 km.

2. Évariste Lévi-Provençal, Histoire de l’Espagne musulmane, vol. 1 : « La Conquête et l’Émirat hispano-umaiyade (710-912) », Paris, Maisonneuve &

Larose, 1950.

3. Charles de Montalembert, Les Moines d’Occident depuis saint Benoît jusqu’ à saint Bernard, J. Lecoffre, 1860.

4. Jean-Marie Mayeur, Charles et Luce Pietri, André Vauchez, Marc Venard, Histoire du christianisme des origines à nos jours, évêques, moines et empereurs (610, 1054), Desclée de Brouwer, 1993.

5. Premier roi des Asturies de 718 à 737, issu de la noblesse wisigothe.

6. Rodrigo Jiménez de Rada, De rebus Hispaniae.

7. Selon la relation faite par dom Claude Devic et dom Vaissète, Histoire générale du Languedoc, Toulouse, Édouard Privat Libraire-éditeur, 1972.

Chapitre 6