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Le regard de la population locale sur les beneficiarii : un commentaire rabbinique

LES BÉNÉFICIAIRES : ESSAI DE DÉFINITION 1 L ES BENEFICIARII À L ' ÉPOQUE RÉPUBLICAINE

2.3. Le regard de la population locale sur les beneficiarii : un commentaire rabbinique

C'est sous un éclairage particulièrement vif, teinté de dégoût et de haine que les

beneficiarii apparaissent dans les sources talmudiques du IIe s. p.C. Elles reflètent le regard

porté par la population de Judée sur les représentants de l'autorité de Rome. Les soldats y sont vus comme les oppresseurs de la population, occupés au cours de violentes patrouilles à encaisser des taxes ou à lui extorquer de l'argent, sans égard ni pour les habitants, ni même pour les autorités locales 78. Dans le Sifré sur le Deutéronome, un commentaire rabbinique de

la Bible postérieur à la révolte de Bar Kokhba (135 p.C.), il est question d'une présentation du Cantique de Moïse 79, à la lumière des événements de la révolte et de leurs conséquences.

Le texte qui nous concerne commente le passage où Yaweh transporte son peuple sur les hauteurs du pays pour le nourrir des produits des champs : “Il lui a fait sucer le miel du

rocher, l'huile qui sort de la roche la plus dure, la crème de la vache et le lait des brebis, avec la graisse des agneaux, des béliers de Bashan et des boucs, avec la fine fleur du froment...”. Celui-ci reçoit les explications et l'interprétation suivantes : “La crème des vaches”. Ce sont leurs (i.e. des Romains) consulaires et gouverneurs. “Avec la graisse des agneaux”. Ce sont leurs tribuns. ‘Et les béliers’. Ce sont leurs centurions. ‘Les troupeaux de Bashan’. Ce sont les beneficiarii qui font sortir d'entre les dents (c'est-à-dire qui, par cupidité, ôtent même le pain de la bouche). ‘Et les boucs’. Ce sont leurs sénateurs. ‘Et la fine fleur du froment’. Ce sont leurs femmes...” 80.

Nul doute que, dans un tel contexte, beneficiarius corresponde au titre précis sous lequel les bénéficiaires apparaissent dans leurs contacts quotidiens avec la population civile. Ce titre imprégné d'une détestable réputation de cupidité est resté imprimé dans la mémoire locale, ce qui!ne manque pas d'intérêt, en particulier lorsque l'on cherche à définir plus précisément le cadre et la teneur de leurs activités. Sur l'ensemble de ce commentaire hébraïque, les seuls autres titres militaires empruntés au latin à côté de ceux des officiers et du beneficiarius sont ceux de centurio et de decurio, que l'on retrouve précisément dans des fonctions comparables à celles des bénéficiaires, dans les documents papyrologiques et dans

78 Isaac 1991 et Isaac 1992, part. 115-118 et 282-304, où il est question du rôle de l'armée dans la

perception de taxes. Celles-ci sont diverses et ne se limitent pas à l'annona militaris.

79 Deutéronome, Chap. 32.14 (trad. J. Bonsirven, Paris-Tournai 1960).

80 Bietenhard 1984, 767 § 317 ; Isaac 1991, 458-461. La traduction présentée dans le texte tient compte à

la fois de la traduction allemande de Bietenhard et de la traduction anglaise d'Isaac, les deux se basant sur l'édition de Louis Finkelstein. Pour une interprétation sensiblement différente, voir Applebaum 1977, 390-391. Pour les consulaires et gouverneurs, Bietenhard traduit : “Das sind ihre Konsuln und Prokuratoren” (= pluriel de η εμων). Les tribuns : pluriel de χιλιαρχος ; le titre de beneficiarius transcrit en hébreu : rqypynb ; les sénateurs : pluriel de συ κλητος. Sur les vices de la noblesse et la cupidité des gouverneurs, et en particulier de leurs épouses : Juvénal 8.88 sq., part. 127-130, avec Courtney 1980, 404.

les sources chrétiennes 81. A ces titres s'ajoute celui de metator. Dans ce contexte, il s'agissait

probablement de celui qui mesurait les prélèvements et réquisitions en nature. On n'y connaît en revanche aucun des autres soldats du bureau tels que frumentarius, speculator,

commentariensis ou cornicularius. L'emploi dans ce commentaire des transcriptions des

mots latins annona et census est révélateur du climat dans lequel se situent les rapports entre Rome et la population de Judée ou d'ailleurs, notamment en Égypte comme l'attestent aussi les papyrus 82.

Dans les années qui ont précédé la prise de Jérusalem, en 67-68 p.C., l'armée était présente partout en Judée. Si l'on en croit Flavius Josèphe, selon les dispositions de Vespasien, des centurions étaient détachés dans les villes et des décurions dans les villages, δεκαδαρχας μεν κωμαις ε καθιστας εκατονταρχας δε πολεσι 83. Les militaires décrits dans

les sources talmudiques étaient chargés aussi bien du maintien de l'ordre que de l'encaissement de taxes de type divers (annone, tironia ou aurum tironicum, angaria) ou de réquisitions, que ce soit pour leur propre ravitaillement ou à d'autres fins, par exemple pour le fonctionnement du cursus publicus qui assurait le transport des personnes autorisées disposant d'un diplôme 84. Comme les sénateurs et les représentants de l'ordre équestre, les

militaires détachés auprès de la population civile, dans les provinces, ont le droit de recevoir ou de prélever sur les habitants les moyens de subvenir à leurs besoins. Ils sont autorisés à voyager gratuitement lors de leurs déplacements officiels, aux frais de la population locale, comme montre la fameuse inscription de Pisidie avec l'édit du gouverneur Sextus Sitidius Strabo Libuscidianus, sous le règne de Tibère. Il y est précisé quelles sont les personnes auxquelles le peuple de Sagalassos est tenu de fournir gratuitement les moyens de transport. Le titre de bénéficiaire n'apparaît pas explicitement dans ce texte, mais il est clairement fait mention, dans la version en latin comme dans celle qui est rédigée en grec, des membres rattachés au comitatus du gouverneur, soit à son entourage personnel et aux membres de son

officium, ainsi que des soldats de toutes les provinces qui étaient en déplacement officiel : mansionem omnibus qui erunt ex comitatu nostro et militantibus ex omnibus prouincis 85. Ces

soldats ou employés ex comitatu attiraient de ce fait l'impopularité de la population locale, une haine pas toujours injustifiée si l'on considère les nombreuses mesures juridiques incessamment répétées contre eux. Une grande partie d'entre eux abusaient en effet de la situation, trouvant les moyens d'extorquer la population locale au sein de laquelle ils vivaient, exigeant de ces derniers des versements même lorsqu'ils en étaient dispensés par la loi 86.

Les abus des fonctionnaires et des soldats sont un phénomène trop bien connu pour que l'on soit tenté de réduire cela à un phénomène limité à la Judée d'après Bar-Kokhba, ou aux relations tendues que les juifs entretenaient avec les autorités de Rome. En Égypte, la

81 Sur les bénéficiaires et les chrétiens ainsi que sur la proximité des fonctions des bénéficiaires et des

centurions face à la population civile : Chap. V p. 220-227.

82 Pour l'emploi de ces termes dans le Sifré : Bietenhard 1984, 900. 83 Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, 4.442.

84 Isaac 1991 ; voir aussi Speidel 1993a. La validité du diplôme en question était garantie par la signature

de l'empereur.

85 Mitchell 1976, l. 23-24 ; l. 49-50 : σταθμον πασιν τοις τε μεθ ημων και τοις στρατευομενοις εν πασαις

επαρχειαις.

86 Voir à ce propos l'inscription de Pizos IGR, I, 766, où il est également question des επι[στα]θμοι

population est si habituée aux exactions ou διασεισμοι des stationarii que les sommes versées dans un tel contexte figurent dans les comptes au même titre que des versements normaux. En Asie Mineure, les stationarii apparaissent dès le Ier s. p.C. dans les mesures

impériales faisant écho aux plaintes adressées contre eux aux gouverneurs et aux empereurs 87.

Les soldats détachés de leur troupe sont présentés tantôt sous leur titre précis – c'est le cas généralement dans les documents officiels où leur nom accompagne leur titre – tantôt sous la désignation générale de stationarius 88. Ce terme s'emploie pour des soldats issus de

divers types de troupes, aussi bien pour des légionnaires que pour des prétoriens en service détaché, comme on en connaît en particulier dans les provinces proconsulaires 89. Dans sa

correspondance avec Trajan, Pline évoque à plusieurs reprises la présence de soldats dans les villes. Il est question par exemple d'un miles qui est in statione Nicomedensi, ainsi que d'un centurion que Trajan, indépendamment de Pline, a envoyé à Byzance pour assumer la responsabilité d'un poste de garde ou praesidium dans ce lieu de passage des voies commerciales importantes. L'empereur l'a fait détacher des troupes légionnaires de Mésie Inférieure, à l'époque du gouvernement de Calpurnius Macer 90. Cette intervention impériale

s'explique par la situation exceptionnelle dans laquelle se trouvait Pline ainsi que la province dont il avait la charge.

Dans les papyrus, comme nous le verrons en détails plus loin, les bénéficiaires sont régulièrement présentés comme des soldats en service détaché ou στατιζοντες. Dans les inscriptions, nous ne connaissons qu'un seul exemple où stationarius est employé avec le titre de beneficiarius. Il s'agit d'une dédicace en son honneur, le bénéficiaire ne se présentant jamais lui-même, à notre connaissance, comme un stationarius 91. Lorsqu'il veut insister sur

le fait qu'au moment où il consacre un monument, il n'était pas en service dans la capitale mais dans une station dont il avait la charge, il l'exprime au moyen d'une périphrase, comme nous l'avons vu dans les inscriptions. Cela dit, en dehors des capitales et des camps, le titre de bénéficiaire d'un gouverneur impliquait à lui seul la notion d'un détachement dans une station.

87 Robert 1943, 111-119 ; Mitchell 1976, 106-131, part. 114-115 ; MacMullen 1963, 55-59 et Bagnall

1977, part. 70-71 ; MacMullen 1991, 206-208 ; pour le rescrit de Caracalla et la lettre du proconsul d'Asie en réponse aux plaintes des habitants de l'antique Takina en Asie Mineure contre les exactions des stationarii : Hahin & French 1987, 133-142, et Malay 1988, 47-52 (à propos d'une lettre de Pertinax et du proconsul en réponse aux plaintes des habitants de l'antique Tabala, suite à des exactions).

88 Nous attendons avec intérêt la publication imminente de Madame Frederica Petraccia (Univ. de Gênes)

sur les stationarii.

89 Chap. III p. 104-105.

90 Pline 10.74 ; voir aussi Pline 10.77 et 78 (cf. n. 60 p. 69).

91 Pour les papyrus : Chap. V p. 230-231 et Annexe 5 ; l'inscription : I 121 déjà mentionnée plus haut, où

il s'agit d'un bf stationarius, avec Annexe 5. Si l'interprétation de ce texte est correcte, cet exemple dément l'affirmation d'Ott 1995, 34-35, selon laquelle stationarius et beneficiarius n'apparaîtraient jamais ensemble, à la différence d’αρμοκουστορ, par exemple, ou de σιν λαριος (voir supra p. 65 n. 41) ; sur stationarius et beneficiarius, voir aussi Chap. V p. 224-225.

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