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L’essor du procès constitutionnel économique

mais dont il ne faut pas sous-estimer les exigences pour l’action économique

2.1.3. Un contrôle rendu plus exigeant par la question prioritaire de constitutionnalité

2.1.3.1. L’essor du procès constitutionnel économique

„ Une voie de droit particulièrement profitable aux entreprises

Jusqu’à l’introduction de la QPC les entreprises ne regardaient qu’avec distance le contrôle de constitutionnalité, alimentant une forme « d’indifférence réciproque » du droit constitutionnel et du droit des affaires287. Cette nouvelle voie de droit a changé substantiellement la donne.

La QPC a d’abord changé le regard des entreprises sur l’utilité du contrôle de constitutionnalité pour la défense de leurs intérêts.

L’utilité d’une contestation est en effet beaucoup plus perceptible dans le cadre d’une QPC que dans le contrôle a priori. Tant qu’une disposition n’est pas concrètement appliquée, il est difficile à une entreprise de mesurer ses conséquences pour son activité. Il en va tout autrement avec le contrôle a posteriori, qui permet de contester des dispositions au moment où il en est fait application et où elles créent un dommage ou nuisent à un intérêt économique.

Les entreprises trouvent par ailleurs dans le débat de constitutionnalité une place qui leur était refusée jusqu’ici. Si des « portes étroites » (v. supra) étaient ouvertes au cours du contrôle a priori, elles n’avaient rien d’officiel. Au contraire, la QPC permet aux entreprises d’agir contre une disposition qui leur semble inconstitutionnelle et de défendre leurs intérêts directement devant le Conseil constitutionnel.

Mais la QPC permet aussi au monde économique d’intervenir dans le débat de constitutionnalité.

285. Article 61-1 de la Constitution, introduit par l’article 29 de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République ; loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution.

286. V., sur ce thème, la contribution d’Yves Gaudemet, infra p. 267.

287. J.-E. Gicquel, « Droit constitutionnel et droit des affaires, la convergence juridique en-couragée par la QPC », LPA, 20 septembre 2011, n° 194.

L’admission des « interventions » est nouvelle et constitue le versant officiel, dans le contrôle a posteriori, des « portes étroites » du contrôle a priori : « C’est cela finalement la véritable révolution. La société civile intervient dans le débat de constitutionnalité. Les acteurs économiques ont prise sur la loi, non plus selon des processus d’influence au moment de son élaboration ou de sa modification mais par une voie de droit et un processus juridictionnels, dans un espace de discussion organisé, dans un rapport de droit et non plus dans un jeu d’influence »288.

La QPC change le rapport de force entre les entreprises et les personnes publiques :

« La position des acteurs économiques dans le débat de constitutionnalité est considérablement modifiée. Exclus du mécanisme de contrôle préalable, ils jouent un rôle considérable dans le contrôle a posteriori. Ils choisissent la question, ils la préparent, ils la formulent, ils déterminent le moment de la soulever et ils sélectionnent l’affaire à partir de laquelle elle est posée. Ils l’utilisent dans une stratégie précontentieuse puis contentieuse. Le moyen tiré des droits fondamentaux devient un instrument du procès. La question de constitutionnalité peut être l’arme d’une contre-politique notamment économique »289.

La publicité de la QPC y contribue : « Le débat est public. Il est même visible en temps réel sur l’internet. La discussion de constitutionnalité devient un forum ; elle peut être préalablement débattue dans les médias – pour ne pas dire préparée dans l’opinion – et développée dans toutes ses implications juridiques, économiques et sociales »290.

„ Un débat constitutionnel de plus en plus présent dans le contentieux économique

Les entreprises ont donc tendance à privilégier comme voie de droit la QPC qui présente en plus l’avantage de garantir un jugement définitif dans des délais raisonnables.

La QPC est ainsi devenue une arme essentielle dans le procès économique, dont se sont emparés les services juridiques des grandes entreprises et les cabinets d’avocats d’affaires291.

La place des questions de constitutionnalité dans le contentieux économique s’en trouve accrue. Jusqu’alors, l’application de la théorie de la « loi écran » avait eu pour effet de réduire à très peu de chose l’application directe des libertés économiques par les juridictions judiciaires dans les litiges touchant à la vie des affaires. Si le juge administratif avait quant à lui davantage l’occasion d’assurer le respect de ces droits dans son contrôle de la réglementation de l’activité économique, il ne s’agissait pas d’un élément central de son activité contentieuse292.

288. G. Canivet, op. cit.

289. Ibid.

290. Ibid.

291. V. R. Badinter, « Réflexions conclusives », actes du colloque L’entreprise et le droit constitutionnel, CREDA du 26 mai 2010, p. 134s.

292. Le juge administratif en connaît notamment dans le contentieux des règlements de l’ar-ticle 37 de la Constitution, des ordonnances de l’arl’ar-ticle 38 de la Constitution, ainsi que dans le contentieux des autres actes réglementaires lorsque le vice de constitutionnalité réside

Avec la QPC au contraire, les deux juges suprêmes sont régulièrement confrontés à l’application du droit constitutionnel économique, soit qu’ils renvoient l’affaire au Conseil constitutionnel, soit qu’ils statuent eux-mêmes sur le bien-fondé de la question, le juge ordinaire devenant le premier juge de la constitutionnalité293. 2.1.3.2. L’approfondissement du procès constitutionnel économique L’ouverture de cette nouvelle voie de droit n’a pas entraîné un bouleversement du contrôle de constitutionnalité économique mais elle contribue très directement à son approfondissement. La QPC a conduit à une consolidation des droits et libertés économiques, à leur application à un nombre accru de normes et à un contrôle plus concentré et contextualisé que dans le cadre du contrôle a priori.

„ La consolidation des normes de référence

La QPC n’a pas bouleversé l’ordonnancement des normes de fond ni permis de dégager de nouveaux principes, mais elle a conduit le Conseil constitutionnel à préciser ou compléter la définition de certains des droits et libertés économiques, dont la liberté d’entreprendre.

Alors que le contenu précis de la liberté d’entreprendre faisait encore l’objet d’un débat doctrinal, le Conseil constitutionnel en a enrichi et précisé la définition en réponse à une question prioritaire de constitutionnalité qui lui avait été renvoyée par le Conseil d’État au sujet de l’obligation d’affiliation à une corporation d’artisans en Alsace-Moselle. Il a ainsi jugé que : « la liberté d’entreprendre comprend non seulement la liberté d’accéder à une profession ou à une activité économique mais également la liberté dans l’exercice de cette profession ou de cette activité

; que, par suite, la circonstance que l’affiliation à une corporation obligatoire ne conditionne pas l’exercice d’une profession mais en découle, n’a pas pour effet de rendre inopérant le grief tiré de l’atteinte à la liberté d’entreprendre »294.

Dès les premiers mois de la QPC, le Conseil constitutionnel a en outre précisé les limites de cette liberté, en dégageant la notion « d’ordre public économique » laquelle peut justifier qu’il soit porté atteinte à la liberté des entreprises295. Le Conseil constitutionnel a également eu l’occasion, statuant sur une QPC, d’énoncer pour la première fois, dans un considérant synthétique, les exigences découlant du droit de propriété en jugeant, après avoir rappelé les termes des articles 2 et 17 de la déclaration des droits de l’homme : « qu’en l’absence de non dans la loi appliquée, mais dans le texte réglementaire contesté (théorie de « l’écran transparent » ; v. par ex. CE, 27 octobre 2011, CFDT, n° 343943 ; v. aussi CE, Ass. 12 juillet 2013, Féd. Nat. de la pêche en France, n° 344522).

293. En termes chronologiques tout du moins. Il est aussi, également au plan chronolo-gique, le dernier juge de la constitutionnalité, puisqu’il lui revient toujours de tirer les consé-quences concrètes sur le litige des décisions rendues par le Conseil constitutionnel après renvoi, le cas échéant, à la lumière des précisions qui ont été apportées par le Conseil consti-tutionnel s’agissant des effets dans le temps de sa décision.

294. Décision n° 2012-285 QPC du 30 novembre 2012.

295. Décision n° 2011-126 QPC du 13 mai 2011, même si une décision de 2010 avait préfi-guré cette évolution (V. ensuite pour une autre illustration, décision n° 2012-280 QPC du 12 octobre 2012). V. G. Eckert, « Quelle place pour la libre concurrence », RJEP 718, avril 2014.

privation du droit de propriété, il résulte néanmoins de l’article 2 de la Déclaration de 1789 que les limites apportées à son exercice doivent être justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi »296.

Les exigences en matière d’incompétence négative ont également été précisées en matière économique dans le cadre de la QPC. Après avoir jugé dans un litige fiscal qu’une telle incompétence était invocable dans le cadre d’une QPC dans le cas où est affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit297, le Conseil constitutionnel en a fait une application importante en la combinant au droit de propriété, à la liberté d’entreprendre et à la liberté de communication en matière de noms de domaines. Il a en outre, à cette même occasion, précisé le champ des

« obligations civiles et commerciales » relevant de la compétence du législateur298.

„ L’extension des normes soumises à contrôle

En dépit de leur caractère souvent « clivant », les textes économiques ne sont pas tous déférés au juge constitutionnel dans le cadre du contrôle a priori. Il en est allé ainsi des 144 articles de la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques (NRE) ou encore des 175 articles de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie (LME). La possibilité ouverte de contester ces textes a posteriori constitue une « voie de rattrapage » largement utilisée. La QPC a permis aussi de soumettre au contrôle de constitutionnalité des textes antérieurs à 1971 qui n’avaient pu faire l’objet d’un examen au regard des normes intégrées depuis lors au bloc de constitutionnalité. Cette voie de rattrapage peut également être mise en œuvre très rapidement après la promulgation d’une loi, comme vient de l’illustrer la décision du Conseil constitutionnel le 17 juillet 2015 qui annule partiellement, sur le terrain de l’atteinte excessive à la liberté d’entreprendre, des dispositions du code de commerce issues de l’article 20 de la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire299.

La possibilité de contester la loi même après une première déclaration de conformité à la Constitution en cas de changement de circonstances est également un facteur important de réouverture du contrôle300.

La QPC, contrairement au contrôle a priori, permet de contrôler la loi en fonction de l’interprétation constante qu’en donnent les juridictions. Ainsi, de manière indirecte mais certaine, le Conseil constitutionnel est amené à contrôler la 296. Décision n° 2010-60 QPC du 12 novembre 2010, v. not. S. Brameret, « Le droit de pro-priété face à la QPC », RJEP n° 722, août 2014, comm. 37.

297. Décision n° 2010-5 QPC du 18 juin 2010 ; v. aussi. sur les suites de cette jurisprudence, J. Arrighi de Casanova « Quel avenir pour la jurisprudence Kimberly Clark ? », (Dossier : L’incompétence en droit constitutionnel), Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 46, janvier 2015, pp. 29-40.

298. Décision n° 2010-45 QPC du 6 octobre 2010.

299. Décision n° 2015-476 QPC du 17 juillet 2015 concernant la nullité de la cession d’une participation majoritaire dans une société intervenue en méconnaissance de l’obligation d’information des salariés.

300. V. sur l’interprétation étroite des changements de circonstances, P. Collin « Le Conseil constitutionnel, juge de l’impôt en 61 et 61.1 : différences et ressemblances », (Dossier : Le Conseil constitutionnel et l’impôt), Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 33, octobre 2011, p. 27.

conformité à la Constitution de la jurisprudence rendue par les juges administratifs et judiciaires301. Ce contrôle revêt une grande importance pratique en matière économique. C’est ainsi, par exemple, que la définition donnée par la Cour de cassation de la notion d’entreprise publique a été soumise à un contrôle minutieux du juge constitutionnel qui l’a approuvée sur le fond, tout en constatant qu’elle n’était pas de nature à pallier l’incompétence négative du législateur302.

Ce faisant, ce sont les pratiques administratives qui se trouvent indirectement soumises au contrôle de constitutionnalité.

Les risques résultant de l’inclusion de telles pratiques dans le contrôle par la voie de la QPC sont en principe examinés lors de la préparation des textes d’application des lois, examen effectif lorsque ceux-ci sont soumis à l’avis du Conseil d’État (décrets en Conseil d’État). Une attention renforcée doit être apportée de ce point de vue aux autres textes d’application instituant ou réformant des dispositifs relatifs à l’action économique des personnes publiques (décrets simples, arrêtés), de même qu’aux textes se présentant comme une simple interprétation de la loi (circulaires, dans le domaine fiscal ou dans d’autres domaines de l’action économique), dont les conséquences peuvent être sous-estimées. Pour les cas les plus délicats, la saisine du Conseil d’État sur les questions de droit se rapportant à un projet de texte ne relevant pas en principe de sa compétence peut être opportune.

Proposition n° 17 : Mieux prévenir les QPC en matière économique

1) procéder à un examen systématique, lors de l’élaboration des décrets simples et des arrêtés, des conséquences qui pourraient en être tirées dans le cadre d’une QPC contre la disposition législative dont ils font application ; solliciter si nécessaire l’avis du Conseil d’État ;

Vecteur : action du Gouvernement, saisine du Conseil d’État 2) procéder à un examen du même type pour les circulaires de portée significative.

Vecteur : action du Gouvernement, saisine du Conseil d’État (SGG et les ministres concernés ; Conseil d’État)

„ La concentration et la contextualisation du contrôle

Contrairement à ce qu’il en est dans le cadre du contrôle a priori, où la complexité et le volume des textes, des mémoires parlementaires parfois peu techniques et des délais d’examen très brefs empêchent le juge constitutionnel de mener un contrôle très approfondi des lois déférées, la QPC réunit tous les éléments pour permettre un contrôle plus poussé.

Les conclusions sont d’abord strictement circonscrites par la décision de renvoi. Le Conseil constitutionnel focalise ainsi son attention sur des dispositions précisément identifiées et ayant déjà fait l’objet d’un premier examen au stade du filtre par une juridiction suprême.

301. Non sans résistance de la Cour de cassation, mais le Conseil constitutionnel a retenu une analyse différente (décision n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010).

302. Décision n° 2013-336 QPC du 1er aout 2013.

Les moyens sont par ailleurs plus ciblés et mieux articulés. Seuls ceux tirés d’une atteinte à des droits et libertés garantis par la Constitution peuvent être utilement soulevés, ce qui exclut notamment des moyens de procédure (méconnaissance des règles applicables au droit d’amendement) qui tiennent une place significative dans le contrôle a priori. L’argumentation est par ailleurs plus précise que dans le contrôle a priori, les parties produisant des écritures très nourries, aidées en cela par des conseils à la fois « spécialisés et imaginatifs »303. Le « jeu » du débat contradictoire y contribue aussi beaucoup, en permettant des échanges plus approfondis sur les points les plus discutés. Si le Conseil peut se saisir d’office de moyens, cette hypothèse est de fait très rare compte tenu, précisément, de la richesse du débat qui se noue devant lui.

Le contrôle est d’autre part beaucoup plus « contextualisé ».

Certes, le débat porte sur la question de droit et non sur le procès qui la suscite, mais celui-ci informe le juge constitutionnel sur les tenants et aboutissants de la question posée et lui permettent de mieux « incarner » son analyse : les motifs mêmes de ses décisions s’en ressentent304. Il lui est d’ailleurs possible d’auditionner des experts305, ce qui témoigne là encore d’une forme d’approfondissement du contrôle.

La QPC a ainsi considérablement accru la place du droit constitutionnel dans le contentieux économique. Elle a aussi concouru à la constitutionnalisation du droit des entreprises que sa complexité limitait dans le cadre du contrôle a priori306. Cette évolution n’a pas conduit à l’inflexion que certains avaient pu envisager307 dans l’orientation de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui reste compréhensive à l’égard de l’action économique des personnes publiques. Si l’intensification du contrôle est sensible, elle a jusqu’ici davantage conduit à

« affiner »308 les règles qu’à en modifier le contenu.

Il n’est toutefois pas certain qu’une telle inflexion ne se produise pas à l’avenir309. La QPC plaçant les moyens de constitutionnalité sur un plan procédural proche de celui des moyens de conventionalité dans le contentieux économique, le fond du droit constitutionnel tend à se rapprocher de plus en plus des exigences conventionnelles, notamment en matière économique.

303. V. P. Collin, op. cit.

304. G. Canivet, op.cit.

305. Art. 6 du Règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité.

306. Confirmant la prédiction de R. Badinter, op. cit.

307. V. G. Parléani, « La QPC et le droit des affaires de l’Union européenne », QPC et droit des affaires, premiers regards, LPA, 29 septembre 2011, n° 194, p. 17-24 ; J.-É. Gicquel,

« Droit constitutionnel et droit des affaires : la convergence juridique encouragée par la QPC », même revue, p. 3-10 ; A. Sée, « La question prioritaire de constitutionnalité et les libertés économiques », Revue juridique de l’économie publique, n° 718, avril 2014.

308. V. not. R. Fraisse, op. cit.

309. Par ex. dans l’exploitation qui pourrait être faite, en QPC, des positions prises par les régulateurs, notamment l’Autorité de la concurrence au sujet des textes législatifs sur les-quels elle rend un avis en matière de restrictions législatives à la concurrence : M. Lombard,

« Pour un nouvel usage des QPC en matière de concurrence », RJEP, mars 2013.

2.2. Des normes conventionnelles plus structurantes

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