• Aucun résultat trouvé

Prémices aux multiples logiques locales du secteur de l’eau

Années 50-70 des enjeux techniques et réglementaires

Des années 50 aux années 70, l'objectif principal des services d'eau est d'augmenter la population raccordée au réseau. La performance est donc avant tout quantitative. L'indicateur de performance (IP) emblématique est le taux de raccordement (nombre d'abonnés raccordés sur nombre d'abonnés raccordables). Durant cette période de mise en place des réseaux, l'État apporte des subventions substantielles, notamment via le FNDEA9. Par ailleurs, dans le cadre

de la politique de lutte contre l'inflation, à partir de 1952, l'évolution du prix de l'eau est contrôlée par le préfet qui veille à limiter les augmentations. Le prix de l'eau reste donc bas. Lorsque les collectivités font le choix de recourir à un opérateur privé, elles sont généralement soumises aux règles de la DSP (mode de gestion hérité du système des concessions royales sous l'ancien régime) qui se distingue du cadre des marchés publics. À cette époque, la dévolution du contrat se fait de gré à gré, sans réelle mise en concurrence. On est donc loin d'une régulation par le marché. Selon la classification de Williamson (1998), les contrats de délégation illustrent une forme de gouvernance bilatérale avec un contrat personnalisé, mais extrêmement incomplet, voire très pauvre. Les contrats qui lient les collectivités à leur délégataire sont peu développés. Ils doivent impérativement respecter un modèle imposé par l'État et fixé par arrêté. Le modèle de contrat pour l'affermage de l'eau potable publié en 1951 n'occupe que 8 pages au Journal officiel. Les contrats sont généralement d'une durée de plusieurs dizaines d'années et reconduits tacitement. Cette situation, qui reste stable pendant plus de 20 ans, s'explique par la convergence entre l'intérêt général (représenté par le taux de raccordement) et l'intérêt économique des opérateurs : augmentation du taux de raccordement, entraînant l’augmentation de façon mécanique l’augmentation du chiffre d'affaires.

En termes de logiques institutionnelles, cette époque est marquée par la dominance de la logique "ingénieur". Les enjeux de l'eau sont avant tout techniques : trouver les ressources et étendre

9 FNDEA : Fond national pour le développement des adductions d’eau potable (créé en 1954 comme un outil au

service des communes rurales géré par le ministère de l'Agriculture et de la Pêche qui apporte une aide financière en capital aux collectivités rurales, pour leurs travaux d'alimentation en eau potable et d'assainissement)

Partie 2 : chapitre 4

152

les réseaux. Les ingénieurs occupent la position dominante dans les services d'eau et occupent les postes de direction. Cette position s’explique par la dimension centrale des problématiques techniques autour des réseaux et des branchements d’eau qui nécessitent l’expertise d’ingénieurs.

Notre perception de la logique ingénieur renvoie aux travaux de Boltanski et Thévenot (1991) sur les concepts de « monde » ou de « cité ». Les auteurs identifient 6 mondes : industriel, marchand, domestique, civique, opinion et inspiration. Ces mondes sont des principes d’ordres supérieurs ou de valeur qui structurent les arrangements sociaux et où les membres d’une communauté peuvent donner un sens à des évènements (Boltanski et Thévenot, 1991; Lafaye, Thévenot, et Thevenot, 1993). Le Tableau 7 ci-dessous résume les différents mondes tels que proposés par les auteurs.

Industriel Marchand Domestique Civique Opinion Inspiration

Principe supérieur commun Méthode scientifique Efficacité Concurrence Relations personnelles Hiérarchie Tradition Prééminence des collectifs L’opinion des autres Jaillissement de l’inspiration Le génie créatif Ce qui est valorisé, digne Performant Fonctionnel Travail Désirable Valeur Bienveillance Aisance Bon sens Représentatif Officiel Réputé Connu Spontané Insolite Passion Nouveau Ce qui est dévalorisé

Inefficace Perdant Sans-gêne

Vulgarité Divisé Isolé Banal Inconnu Routinier Sacrifice à s’en sortir Investissement Progrès

Opportunisme Devoir Renoncer au

particulier Solidarité Renoncer au secret Risque Forme du jugement Mesure Argent Bénéfice

Exemple Texte de loi Succès

Notoriété

Certitude de l’intuition Tableau 7 : les caractéristiques des 6 « mondes » (Boltanski et Thévenot,

1991; Lafaye et al., 1993)

Les travaux de Libbey (2011, p.5) soulignent que ces mondes forment des « idéaux types » qui sont « déterminés par les représentations collectives ». Cette notion d’idéaux types renvoie à la notion d’idéaux types inter-institutionnels des travaux de Thornton et al. (2012), plus communément appelée « logiques institutionnelles ». Par conséquent le concept des mondes peut être relié aux concepts des logiques institutionnelles (Amans et al. 2020).

Partie 2 : chapitre 4

153

Dans le tableau des six mondes tels que proposés par Botlanski et Thévenot, les éléments du monde « industriel » peuvent être mobilisés pour approfondir la caractérisation de la logique ingénieur. Les valeurs du monde industriel qui portent sur les méthodes scientifiques et sur les aspects fonctionnels du travail nous ont aidés à déterminer la métaphore racine (valeurs) de la logique ingénieur et la base de sa stratégie (mission). En effet, de la même manière que pour le monde industriel, cette logique se caractérise par des valeurs fondamentales tournées vers la culture du terrain et les problématiques techniques, mais aussi par des missions qui portent sur le bon fonctionnement des systèmes techniques. Ces éléments sont indispensables à la performance des réseaux et à la production d’une eau de qualité.

À cette même époque, la logique gestionnaire centrée sur l'efficience financière n'a pas encore vraiment pris son essor dans les services d’eau. Cette absence de la logique gestionnaire s’explique par le fait que la performance technique converge avec l'équilibre financier du service (augmenter le taux de raccordement permet d'augmenter l'assiette de facturation) et que le secteur est encore largement subventionné (prix de l'eau faible).

De son côté, la logique bureaucratique est déjà bien présente. Les services d'eau sont soumis à des règles administratives applicables aux services publics, le contenu même des contrats est défini par la loi, jusqu'à la décentralisation de 1982. Cette logique est encore plus présente dans les régies qui sont des organisations publiques soumises à une organisation hiérarchique encadrée par des règles administratives (et notamment les règles de la comptabilité publique et celles de la commande publique). La pratique va même au-delà de la simple obligation : alors que les régies peuvent d'après la loi recourir à des personnels de droit privé (hormis le directeur et le comptable public), la plupart des régies à cette époque fonctionnent avec du personnel de statut public.

Nous caractérisons la logique bureaucratique comme une logique dont la base de sa stratégie (mission) porte sur la rationalité procédurale. Cette logique se caractérise aussi par sa source d’autorité qui renvoie aux cadres réglementaires, ainsi que par sa base des normes qui fait référence aux règles formelles. Cette logique renvoie donc au fondement du mode d'organisation afin de garantir des principes de service public et plus généralement de respect de la réglementation. Notre approche de la logique bureaucratique s’inscrit dans la lignée des travaux de Boitier et Rivière (2016), mais pas seulement. Notre choix pour une source de légitimité de la logique basée sur les principes de service public, renvoie aux travaux de Bauby (1996). Dans ses travaux, l’auteur revient sur la notion de service public au travers de ses tenants et aboutissements. L’auteur montre que « l’idée de service public repose sur le fait que certaines activités sociales doivent échapper, en fonction de la nature des objectifs et intérêts qu’elles

Partie 2 : chapitre 4

154

mettent en jeu, à l’application de la seule logique marchande et à la recherche de profit » (Bauby, 1998, p.25). Une telle conception de la gestion de l’eau comme une ressource indispensable à la vie des citoyens peut renvoyer à cette approche de la notion de service public. L’auteur ajoute que la mise en œuvre « d’un processus de régulation » est très souvent développée par les collectivités pour s’assurer de la bonne réalisation du service public, d’une façon qu’elle « juge satisfaisante ». Ces travaux montrent donc que la notion de service public n’est pas étrangère aux principes de régulation et de respect de la réglementation.

L’auteur ajoute qu’il est courant de confondre les missions des services publics avec la réalisation de ces dernières par un opérateur. Il souligne que cette confusion provient « d’une large part de l’héritage de l’Ancien Régime ; l’intérêt général y était représenté par le roi, ce qui justifiait une organisation dotée de prérogatives dérogatoires au droit commun. Il en découlait dans la pratique que l’État souverain s’autorisait à modifier à tout moment les règles du jeu en fonction de ses besoins conjoncturels » Bauby (1996, p. 8). L’auteur souligne aussi que « l’imaginaire collectif » a aussi tendance à assimiler la notion de service public à un monopole alors que « des missions de service public peuvent être définies dans des situations marquées par la présence de plusieurs opérateurs en concurrence ». Ces diverses confusions sur la notion de service public s’expliquent pour l’auteur par « l’importance que revêt en France, plus que dans tout autre pays, le concept de service public dans les références juridiques, sociales et politiques, dans les mentalités et l’imaginaire social ». Bauby (1996, p. 8) détaille son propos avec l’exemple des routes nationales et autoroutes non concédées, mais aussi l’exemple des régies d’eau. D’où l’importance de la notion de service public du modèle de gestion de l’eau en régie proposée par Bauby (1996), mais aussi ses liens avec les problématiques de régulations qui contribuent à caractériser la logique bureaucratique.

Années 80 : l’émergence des logiques gestionnaire et développement

Documents relatifs