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Chapitre IV : Les religions à Mystères chez les élites allobroges

A. Cybèle, la Grande Mère des dieux.

Cybèle est une divinité importée d’Asie Mineure, dite « Grande Mère » ou « Mère des dieux ». Elle est donnée à l’origine de toutes choses, des animaux, des hommes et des dieux. C’est une divinité de la nature, habitant des lieux reculés. Déesse de la fécondité en Phrygie, elle exerce sa domination sur le monde végétal.

Introduite publiquement à Rome, son culte relativement mal connu717 est de type

orgiastique, ce qui n’empêche pas les Gaulois de se tourner vers elle par analogie aux déesses Mères, expliquant son large succès718. Toutefois, Cybèle offre davantage, car elle satisfait à la fois les sens et la conscience des fidèles, professant l’immortalité de l’âme.719

714C. Jourdain-Annequin, I. Tournié, Les divinités romaines et syncrétiques, in Atlas culturel des Alpes occidentales, Paris, 2004, p. 200 et

201 – Carte, p. 510.

715R. Lauxerois, Vienne, un site en majesté, Veurey, 2003, p. 27.

716J. Alvar, Romanising Oriental Gods. Myth, Salvation and Ethics in the Cults of Cybele, Isis and Mithras, Leiden-Boston, 2008. 717B. Rémy, N. Mathieu, Les femmes en Gaule romaine (Ier siècle av. J.-C. – Vème siècle ap. J.-C.), Paris, 2009, p. 134, 135, 153 et 154. Les

auteurs soulignent le fait qu’Antonin le Pieux plaça Cybèle au premier rang des divinités de l’Empire.

718 C. Jourdain-Annequin, Quand Grecs et Romains découvraient les Alpes, Les Alpes voisines du ciel, Paris, 2011, p 262 à 265 ; C.

Jourdain-Annequin, Les divinités orientales dans les Alpes, DHA 31/Supplément 1, 2005, p. 195 et 204. Pour C. Jourdain-Annequin, Cybèle est une divinité bienveillante proche des « Mères » gauloises si largement vénérées dans les Alpes, et « avec lesquelles les populations locales semblent avoir été disposées à les confondre » ; J.-J. Hatt, La tombe gallo-romaine, Paris, 1986, p. 416. L’auteur précise ici que « les Celtes croyaient à l’exode des âmes dans les astres », comme les adorateurs de Cybèle et Mithra.

143 Dès le début du Principat, selon J.-J. Hatt720, la déesse occupe, chez les Allobroges, la

première place parmi les dieux des cultes à Mystères. B. Rémy721 et plus récemment C.

Jourdain-Annequin722 précisent qu’elle est largement attestée dans la cité, notamment à

Vienna, Augustum, ou encore Genava.723

1. Les témoignages épigraphiques

Deux documents gravés ont été retrouvés dans la capitale. Au Ier ou au IIème siècle, sur

une colonne en marbre blanc, une dédicante Attia Priscilla724 a offert une statue ( ?) et deux

deniers ( ?) à chaque dendrophore. Ce sacerdoce est une prêtrise attachée au culte de Cybèle. Une épitaphe du IIème siècle mentionne un certain Tiberius Iulius Diadochus, lui aussi

dendrophore, soulignant la reconnaissance de ce type de collège (munificus) à Vienna.725

Il est essentiel de remarquer que Priscilla appartient à l’éminente gens Attia, et qu’elle était, très certainement, une aristocrate locale. Quant à Diadochus, même s’il porte un

cognomen grec unique en Narbonnaise, il est, lui, issu de la gens Iulia.

Un dernier témoignage écrit souligne, indirectement, l’importance de la divinité phrygienne dans la capitale. Retrouvée sur une autre colonne en marbre, une inscription de la seconde moitié du IIème siècle nous fait connaître Namarius Euprepes726, président des

hastifères. Selon D. Fischwick727, ce collège dessert le culte de Bellone, qui entretient des

rapports très étroits avec celui de Cybèle. Le mot « hastifère » désigne « celui qui porte un objet sacré », peut-être une lance, emblème de la divinité. Ces membres participent à la

lauatio du 27 Mars, clôturant les fêtes phrygiennes. Il n’existe seulement que sept mentions

de ce collège dans la partie occidentale de l’Empire : quatre à Ostie et trois en Germanie (C.I.L. XIII 7281. 7317. 8184). Le dédicant, qui porte un surnom grec, a un statut délicat à définir : citoyen romain d’origine servile ?

2. Les découvertes figurées

Vienna est le lieu de plusieurs découvertes. Ainsi, dans le cirque, une statue,

représentant Cybèle assise sur un lion, a été retrouvée près des portiques, ceux-ci portant sept œufs et sept dauphins permettant de compter le nombre de tours.728

Les archéologues ont mis aussi au jour une scène nocturne, représentant une offrande à Cybèle : entre deux officiants masculins, une femme voilée et coiffée d’un diadème pourrait être une prêtresse de la déesse. Selon A. Pelletier729, cette scène date de la première moitié du Ier siècle.

Enfin, proche de là, on a retrouvé un autre relief où est figurée une tête d’un prêtre de la divinité.730

720J.-J. Hatt, La tombe gallo-romaine, Paris, 1986, p. 123 et 124.

721B. Rémy, Des dieux gaulois aux dieux de la Gaule romaine, in Le catalogue de l’exposition du Musée dauphinois de Grenoble, Gollion,

2002, p. 146 à 151.

722C. Jourdain-Annequin, Les divinités orientales dans les Alpes, DHA 31/Supplément 1, 2005, p. 206 à 212. 723Carte, p. 501.

724R 34 – C.I.L. XII 1878 – B. Rémy, A. Pelletier, Inscriptions Latines de Narbonnaise, V1, Vienne, Paris, 2004 : ILN 83 ; B. Rémy, N.

Mathieu, Les femmes en Gaule romaine (Ier siècle av. J.-C. – Vème siècle ap. J.-C.), Paris, 2009, p. 154.

725R 37 – ILN 111 – C.I.L. XII 1917 – Annexe, p. 411. 726R 24 – ILN 6.

727D. Fishwick, JRS, 57, 1967, p. 142 à 160.

728A. Le Bot-Helly, B. Helly, Les édifices de spectacles de la Vienne romaine, in Le catalogue de l’exposition du Musée dauphinois de

Grenoble, Gollion, 2002, p. 130.

729A. Pelletier, La femme dans la société gallo-romaine, Paris, 1984, plaque n°13 – Annexe, p. 456. 730Annexe, p. 466.

144 3. Monuments et sanctuaires

Le succès rencontré par le culte métroaque dans la capitale s’explique à la fois par l’importance de l’élément ethnique « orientale », et par l’attrait d’un mysticisme nouveau ; et cela dès le premier siècle, au point de faire de Vienna l’un des centres de cette religion en Gaule. Cybèle semble posséder à Vienna un ensemble cultuel unique en Occident, notamment avec un temple et un théâtre à Mystères. Cet ensemble remarquable se situe près du ruisseau de Saint-Gervais, dans un quartier extra-muros.731

a. L’ensemble monumental de la capitale.

Nous savons que dès 30 à 20 av. J.-C., un temple de type gaulois est maintenu dans son environnement. Certains chercheurs ont eu tendance à croire que la religion de la déesse avait dans la capitale un quartier réservé, mais les monuments pouvant en témoigner ne sont pas si nombreux que cela. En réalité, de l’ancien temple lui-même, il ne subsiste que les substructions allant jusqu’au podium. A ce jour, l’attribution à la divinité phrygienne paraît encore conjoncturelle. Par contre, nous savons que ce temple fut bâti dans la première moitié du Ième siècle.

Le théâtre est situé au nord du temple, et son orientation diffère de celui-ci. Adossé au flanc occidental de la colline du Pipet, il est associé à un ensemble monumental. Quadrangulaire, conforme au quadrillage augustéen, ce bâtiment, parfaitement original dans les provinces occidentales de l’Empire, se trouve parallèlement au sud des arcades du forum. S’il a longtemps été interprété comme un théâtre lié au culte de Cybèle, ayant été construit dès le règne de Claude, cet édifice unique, dont le caractère sacré ne fait guère de doute comme l’architecture intimiste en témoigne, a subi de grosses destructions, rendant délicate la lecture de ses contours, et imposant une certaine retenue quant à son interprétation.732

b. Le Jardin de Cybèle.

Si on ne croit plus forcément à Vienna à la présence d’un grand sanctuaire adossé à l’extrémité orientale du forum, l’interprétation des vestiges ayant été revue et corrigée, à côté du temple et du théâtre se dresse néanmoins le Jardin de la déesse.

En conjuguant l’ensemble des témoignages archéologiques, même si le sanctuaire n’est pas formellement identifié, l’historien ne peut nier la présence d’un culte à Cybèle dans la capitale viennoise.733

c. L’autel de Conjux.

En dehors de Vienna, un seul autre témoignage monumental a été mis au jour sur le sol allobroge : l’exceptionnel autel de Conjux en Savoie734. Construit probablement à la fin du IIème siècle, ou au début du IIIème siècle, il souligne le fait que le culte est encore présent à la

fin du Haut-Empire dans la cité.

731A. Pelletier, A. Blanc, P. Broise, J. Prieur, Histoire et archéologie de la France ancienne, Rhône-Alpes, Le Coteau, 1988, p. 184 à 188 –

Annexes, p. 466 et 478.

732A. Le Bot-Helly, B. Helly, Vienne du village gaulois à la capitale de cité, Les édifices de spectacles de la Vienne romaine, in Le

catalogue de l’exposition du Musée dauphinois de Grenoble, Gollion 2002, p. 108, 109 et 124.

733R. Lauxerois, Vienne, un site en majesté, Veurey, 2003, p. 27 ; Journal du Musée savoisien de Chambéry, Chambéry-Grenoble, 2002 –

Annexes, p. 158.

145 Ce monument735 est très richement décoré : aiguière et patère à libation en bas relief

sur un côté, instruments de musique comme le tambourin ou les cymbales, ou encore des pommes de pins et des torches croisées. Tout dans cet autel rappelle l’évocation aux cérémonies religieuses du culte à Cybèle.736

Vienne est l’un des hauts lieux du culte de Cybèle en Narbonnaise, mais celle-ci a su également profiter de l’affection portée aux déesses Mères tout le long du couloir rhodanien. Selon P.-M. Duval737, la mère des dieux, la Grande Mère de l’Ida en Phrygie apparaît

parallèlement dans la Provincia Narbonensis avec un nom romanisé : Magna Mater.

Dans les Alpes-de-Haute-Provence à Riez738, un autel est dédié à la Mater Deum

Magna Ideae (C.I.L. XII 358) et un second à la Mater Deum. En Ardèche, les chercheurs ont

mis au jour un autel taurobolique et une dédicace à la déesse faisant mention d’un dendrophore. A Narbonne739, c’est encore une dédicace à la Mater Deum, et, dans le Gard, une inscription mentionne la Terra Mère à Nîmes740 et la présence de Cybèle à Caveirac

(I.L.G.N. n°518). Une dédicace D(ea) M(agna) I(daea ?), dont l’authenticité est contestée par certains spécialistes comme J. Gascou741, a été retrouvée à Fréjus.

Un des autres hauts lieux du culte, en dehors de Vienna, semble se trouver à Glanum. Dans la maison de Cybèle et d’Atys742, un autel votif dédié aux oreilles de la divinité

phrygienne par sa servante Loreia a été découvert. Bâtie au IIème siècle av. J.-C., la richesse de

la demeure, les bancs, la qualité des seuils, l’exèdre dotée de deux colonnettes laissent penser qu’elle abritait un culte et servait peut-être de schola pour les activités des dendrophores. Toujours à Glanum, une prêtresse y est aussi attestée ainsi qu’une dédicace des dendrophores glaniques.743

Il existe aussi des témoignages figurés, notamment représentés à travers les pommes de pin et les autels tauroboliques comme en Ardèche ou dans l’Aude744. A Narbonne, une tête

de la déesse et un oscillum ont été retouvés745. A Nîmes, sur un autel, un taureau est gravé en

compagnie d’un bélier. Peu présente dans le Var, la déesse est toutefois attestée par une statuette.746

735H. Barthélémy, C. Mermet, B. Rémy, La Savoie gallo-romaine, Chambéry, 1997, p. 189 ; C. Homo-Lechner, C. Vendries, Le carnyx et

la lyre, Besançon, 1993, p. 53 et 54.

736C. Jourdain-Annequin, Quand Grecs et Romains découvraient les Alpes, Les Alpes voisines du ciel, Paris, 2011, p 264 et 265 ; C.

Jourdain-Annequin, Les divinités orientales dans les Alpes, DHA 31/Supplément 1, 2005, p. 208 et 209. Selon l’auteur, ce très bel autel métroaque porte tous les attributs de Cybèle (même si le rituel n’y est pas réellement expliqué).

737P.-M. Duval, Les dieux de la Gaule, Paris, 2002, p. 65 et p. 104 à 107.

738A. Chastagnol, Inscriptions Latines de Narbonnaise, Antibes, Riez, Dignes, Paris, 1992, p. 203 et 206.

739E. Dellong, Carte Archéologique de la Gaule, Narbonne et le Narbonnais, C.A.G. 11/1, Paris, 2002, p. 641 à 645.

740J.-L. Fiches, A. Veyrac, Carte Archéologique de la Gaule, Nîmes, C.A.G. 30/1, Paris, 1996, p. 575 à 596 ; M. Provost, Carte

Archéologique de la Gaule, Le Gard, C.A.G. 30/2, Paris, 1999, p. 88.

741J. Gascou, M. Janon, Inscriptions Latines de Narbonnaise, Fréjus, Paris, 1985, p. 42 ; J.-P. Brun, Carte Archéologique de la Gaule, Le

Var, C.A.G. 83/1, Paris, 1999, p. 921.

742A. Roth Congés, Glanum, De l’oppidum salyen à la cité latine, Paris, 2000, p. 60.

743H. Aliquot, La Provence antique, Veurey, 2002, p. 18 ; A. Roth Congés, Glanum, De l’oppidum salyen à la cité latine, Paris, 2000, p. 63.

L’auteur précise que le monument est actuellement conservé à l’hôtel de Sade à Saint-Rémy-de-Provence.

744J. Dupraz, C. Fraisse, Carte Archéologique de la Gaule, L’Ardèche, C.A.G. 07, Paris, 2001, p. 464 et 465. 745E. Dellong, C.A.G. 11/1, Paris, 2002, p. 641 à 645.

146 En dehors de la Provincia, autour des Alpes occidentales747, le culte est présent à

Vence748, à Lyon749, à Moutiers, à Belley dans l’Ain750, ou à Sion dans le Valais. Vienne

paraît, cependant, être la cité, où la déesse a rencontré le plus grand succès. A cet égard, elle apparaît une fois encore comme la grande rivale de sa voisine lyonnaise.751

Le culte de Cybèle a donc connu un certain succès dans les grandes villes et les ports importants. Les initiés étaient soumis à l’épreuve du taurobole, sacrifice d’un taureau dont le sang inondait le néophyte placé dans une fosse. Même si nous connaissons assez mal les cérémonies, à leurs termes « le taurobolié » était régénéré pour vingt ans.752

Pour terminer, il faut noter, à la suite d’Hélène Durand753, que même si l’incertitude

demeure concernant les sacrifices tauroboliques pour le salut de l’Empereur et de sa famille, à partir du IIème siècle le culte métroaque est en corrélation directe avec le pouvoir, ce qui peut

expliquer son succès dans les centres urbains de grande envergure. En effet, dès le règne d’Antonin le Pieux, Cybèle occupe une place de choix dans la religion romaine et son culte est alors officiellement lié à l’idéologie impériale754. Cet aspect permet de comprendre que les

personnages mentionnés, dédicants, évergètes ou sacerdotes, soient pour la plupart issus de l’aristocratie locale.