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Les conséquences de la rigidité contractuelle sur le statut du salarié

L E CADRE DE LA MOBILITE INTERENTREPRISES AU SEIN DES ENSEMBLES ECONOMIQUES ET

Paragraphe 2. La nécessaire émancipation d'une relation d'emploi binaire

2) Les conséquences de la rigidité contractuelle sur le statut du salarié

350. L'enjeu du développement de la mobilité et des relations triangulaires de travail « est autant la protection de l'emploi que l'accès au statut collectif »510. Or, l'utilisateur de la main-d’œuvre n'ayant, en théorie, pas la responsabilité de l'emploi, le statut collectif du salarié se trouve impacté par la mobilité. Plus spécifiquement, Madame Marie-Laure Morin affirme que « l'accès à la convention collective correspondant à l'activité réellement exercée est en effet un

des enjeux les plus importants dans ces situations d'externalisation »511.

351. La difficulté est qu'en droit du travail le pôle de rattachement au statut collectif est

l'employeur. Or, la figure de l'employeur est en réalité éclatée. Rattacher le statut du salarié à l'employeur, partie au contrat de travail ne satisfait pas à la réalité de la relation d'emploi du salarié au sein d'un groupe ou d'un réseau. Cela nécessite de la part des gestionnaires et de la jurisprudence des aménagements s'attachant à l'appartenance à une collectivité de travail. Comme le souligne Madame Marguerite Kocher dans sa thèse consacrée à la notion de groupe d'entreprises, « ni l'existence de relations de dépendance économique ni celle d'un groupe

d'entreprises n'exercent d'influence sur la détermination de la convention collective applicable : l'ensemble de l'édifice repose sur l'activité principale de l'employeur des salariés »512. Or, le salarié peut être mis à disposition dans une entreprise n'exerçant pas la même activité que l'entreprise d'origine. La question du maintien des avantages collectifs du salarié se pose donc en cas de mutation interentreprises en l'absence d'harmonisation des statuts collectifs. Le processus productif commun au salarié ne permet pas, dans ce cas, d'établir une réelle collectivité de travail entre les salariés accomplissant leur prestation de travail dans une

509 B. Boubli, Sur la notion de groupe et les droits dans le groupe : libres propos, préc.

510 M.-L. Morin, Les frontières de l'entreprise et la responsabilité de l'emploi, préc.

511 Ibid.

148 même entreprise.

352. Hormis la question du statut collectif du salarié, il ne faut pas mettre de côté la

dimension psychologique de la relation de travail. Le salarié ne sait plus quel est son réel interlocuteur. Il se trouve alors dans une situation où l'entreprise d'accueil, dont le représentant lui donne des directives et l'encadre, n'est pas son réel interlocuteur puisqu'il ne détient pas la responsabilité de son emploi et n'a pas les prérogatives patronales attachées à la relation contractuelle. Son réel employeur est alors une autre entreprise, qui peut, dans certains cas, lui sembler étrangère.

353. Face à cette situation d'éclatement de la figure de l'employeur, la jurisprudence a tenté

de développer des méthodes d'unité dans la relation d'emploi, méthode en contradiction avec la flexisécurité recherchée au regard d'une politique de mobilité des salariés.

B. L’inadaptation des mécanismes d’imputation de la responsabilité de l’emploi 354. La jurisprudence, en l’absence de mécanisme d’imputation des responsabilités

afférentes à l’emploi au sein des ensembles économiques et sociaux, a développé des théories visant bien souvent à rendre responsable la société mère du groupe : le co-emploi (1) concurrencé aujourd’hui par la responsabilité extra-contractuelle de la société mère (2).

1) La recherche de l'unité contractuelle par le co-emploi : une solution inadaptée 355. Le co-emploi est une notion développée par la jurisprudence s'intéressant notamment

aux relations sociales au sein des groupes de sociétés. Cette démarche prétorienne vise à réinstaurer une unité dans le lien contractuel afin de sécuriser la relation d'emploi des salariés (a). Cependant, cette démarche n'est pas adaptée à une gestion de la mobilité dans une visée organisationnelle flexible (b).

a. Une évolution de la conception de l'employeur par le co-emploi

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l'unité du lien contractuel pour pallier la dilution du pouvoir de l'employeur »513. Plusieurs techniques ont ainsi été utilisées par le juge dont la principale est celle du emploi. Par le co-emploi, « la Cour de cassation abandonne une approche purement formelle de la relation

contractuelle de travail : l'employeur n'est pas nécessairement ou exclusivement la personne juridique partie au contrat de travail du salarié »514. Cette solution vise, à l’origine, à pallier une application stricte du principe de l'autonomie juridique de chaque entité et de celui de l'effet relatif des contrats, qui ne permettent pas la reconnaissance en pratique d'une dissociation entre la figure de l'employeur et la partie au contrat de travail. Cette méthode a ainsi pour finalité de reconstruire l'unité de la relation de travail en dehors des frontières de l'entité membre de l'ensemble économique et social.

357. Selon Monsieur le Professeur Bernard Boubli, « dans ce contexte passionné, la Cour de cassation a fait ce qu'elle a pu. Elle a esquissé une théorie du co-emploi pour éviter que le salarié ne soit perdu dans la jungle des tissus juridiques qui structurent les groupes »515. Ainsi, « face à la dilution du pouvoir patronal, la Cour de cassation reconnaît la possibilité pour un

salarié d'être juridiquement liée par une même relation contractuelle de travail à une pluralité d'employeurs qualifiés d'employeurs conjoints »516. Le co-emploi se présente donc comme un aménagement propre aux relations de travail interentreprises.

358. L’évolution jurisprudentielle du co-emploi s’est faite en plusieurs étapes.

Le concept juridique développé à l’origine permettait une acception large de la qualification de co-emploi517. Deux critères alternatifs étaient recherchés par le juge : le pouvoir de direction et la confusion d'intérêt, d'activité et de direction. La Cour de cassation a adopté une conception restrictive de ce deuxième critère dans le cadre de la mise en place d'une politique de mobilité518. C'est donc le critère du pouvoir d'autorité qui nous intéresse le plus. Cette théorie est centrée sur l'identification du pouvoir de direction exercé dans les faits et s'apprécie in concreto. L'autonomie dans l'exercice du pouvoir de direction est, pour la jurisprudence, caractéristique de la figure de l'employeur. Or, l'absence d'une telle autonomie peut être 513 Ibid.

514Ibid.

515 B. Boubli, Sur la notion de groupe et les droits dans le groupe : libres propos, préc.

516 M. Kocher, La notion de groupe d'entreprises en droit du travail, op. cit.

517 Cass. Soc. 19 juin 2007, n°05-42.551, Société Aspocomp, Bull. civ. V, n°109 ; Cass. Soc. 18 janvier 2011, n°09-69.199, Junheinrich, Bull. civ. V n°23.

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caractéristique d'une gestion de la mobilité au sein des ensembles économiques et sociaux. La mise à disposition peut faire l'objet d'un tel aménagement notamment eu égard à sa temporalité, à la relation de travail entre le salarié et l'entreprise d'accueil et à l'importance du lien de subordination519. Il faut généralement que les fonctions soient les mêmes d'une entité à une autre, qu'il y ait un partage du pouvoir de direction et qu'une autre entité détienne un pouvoir d'affectation. Cela recouvre deux situations : soit il s'agit de contrats successifs concomitamment, ce qui touche la mobilité interentreprises, soit il s'agit d'un contrat unique illustrant la pluralité d'employeurs, comme en cas de mise à disposition.

359. Mais la jurisprudence a adopté une vision restrictive du co-emploi dans l’arrêt Molex

de 2 juillet 2014520 en exigeant, pour la caractérisation d’une situation de co-emploi, que la confusion d’intérêt, d’activités et de direction se manifeste par une immixtion dans la gestion économique et sociale de l’entreprise employeur. La Cour de cassation a précisé les contours de la notion d’immixtion dans trois arrêts du 6 juillet 2016521. Notamment, les décisions prises par la société mère dans le cadre d’une politique de groupe ne caractérise pas une immixtion de cette dernière dans la gestion de sa filiale. La jurisprudence maintient sa position dans un sens restrictif au niveau des groupes522.

360. La conséquence du co-emploi est la solidarité passive des employeurs pour l'intégralité

des obligations patronales. Comme le déclare Monsieur Damien Chatard, « les co-employeurs

sont alors ceux qui partagent le pouvoir de direction, de contrôle et de sanction »523, ce qui implique que « le coemployeur est non seulement solidairement responsable des créances que

le salarié détient à l'encontre de son employeur, mais il est encore débiteur de toutes les obligations patronales qui s'imposent rétrospectivement à lui, en sa qualité de co-employeur, au moment de la rupture du contrat »524.

519 CA Grenoble, 7 février 2005.

520Cass. Soc. 2 juillet 2014, n°13-15.208 à 13-21.153, Société Molex Inc, Bull. civ. V, n°159 ; J. Grangé, L’arrêt

Molex : le coup d’arrêt au co-emploi, SSL 2015, n°1667, Suppl. ; B. Ines, Dénouement de l’affaire Molex : le groupe n’engendre pas en lui-même de co-emploi, D. act. 2014.

521 Cass. Soc. 6 juillet 2016, n°14-27.266 0 14-27.946, Continental, Bull. ; n°14-26.561, Société Proma SSA ; n°15-15.481 à 15-15.545, 3 suisses ; G. Auzero, Coemploi : rien de nouveau…, SSL 2017, n°1756, Suppl. ; Le

co-emploi fermement cantonné à l’anormalité, JSL 2016, n°416.

522 Cass. Soc. 7 mars 2017, FS-P+B, n°15-16.865 ; B. Ines, Co-emploi : inopérance des mécanismes de

fonctionnement du groupe de sociétés, D. act. 2017.

523 D. Chatard, Réflexions sur le jeu croisé des pouvoirs et des responsabilités dans les groupes de sociétés, op. cit.

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b. Une solution aux apports limités

361. La création jurisprudentielle du co-emploi avait le mérite de chercher une

responsabilité delà de la relation contractuelle binaire induite par le contrat de travail et au-delà de l’écran de la personnalité morale. La caractérisation du co-emploi ne nécessite pas la détermination d’un lien de subordination entre le salarié et l’entreprise concernée. Cependant, au-delà de sa mobilisation désormais restreinte, le co-emploi se présente à bien des égards comme une solution d’aménagement de la responsabilité inadaptée à la gestion de l’emploi au sein des ensembles économiques et sociaux.

362. Madame Marguerite Kocher rappelle que « d'une part, les décisions affectant la relation d'emploi du salarié dans le groupe ne découlent pas toutes de l'exercice du pouvoir de direction sur les personnes et d'autre part, [que] l'existence d'un groupe n'implique pas nécessairement un partage de l'exercice du pouvoir de direction »525. Cette théorie ne reflète donc pas l'ensemble organisationnel que sont ces structures complexes. Le co-emploi est un concept-sanction qui se rattache à l’anormalité dans la gestion commune au sein des groupes. Il ne reflète donc pas l’unité organisationnelle inhérente aux ensembles économiques et sociaux. En outre, il repose sur un schéma pyramidal des groupes ou réseaux526, la responsabilité de la société-mère ou du maître du réseau 527 étant systématiquement recherchée en pratique. Le co-emploi n’invite donc pas à un aménagement des responsabilités adapté aux ensembles économiques et sociaux.

363. Au-delà de ces remarques, le co-emploi contrevient à la vision autonome de chaque

entité membre d'un réseau d'entreprises et ainsi à l'objectif de flexisécurité lié à une politique de mobilité. C'est une logique sanctionnatrice qui est en inadéquation avec le but poursuivi qui est la sécurisation du parcours professionnel dans une logique de gestion organisationnelle, sans pour autant faire peser sur chaque entité des obligations dont la gestion des effectifs devrait justement permettre de ne pas assumer entièrement. Le co-emploi n’est donc pas un concept juridique adapté à un objectif positif d’aménagement des responsabilités dans une finalité de 525 Ibid.

526 M. Lafargue, Au cœur de paradoxes, le coemploi, SSL 2018, n°29, 1253 ; « La société dominante, qualifiée de

co-employeur, décide des choix stratégiques de gestion de trésorerie ou de personnel de sorte que les salariés de la société dominée sont, dans les faits, soumis au pouvoir de direction de la société dominante. Sous l’effet de ce pouvoir qui « supervise », qui transcende le pouvoir de gestion interne de chaque société, le pouvoir est réunifié au sein du groupe ».

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gestion courante de l’emploi au sein des ensembles économiques et sociaux. Comme l'affirme habilement un auteur, « Cette situation est profondément pathologique en ce qu'elle est

contentieuse par nature et naît presque toujours de la mise en liquidation judiciaire d'une filiale sur le territoire français. Elle ne doit pas éclipser le quotidien de la mobilité des salariés dans un groupe qui s'appuie sur un commun accord des parties »528. Face à ces constatations, il convient de proposer une analyse différente de celle opérée par la jurisprudence car, comme le fait remarquer Monsieur le Professeur Bernard Boubli, « la théorie du coemploi revient au goût

du jour et l'on s'en inquiète alors qu'elle n'est probablement qu'un élément d'une analyse à revoir, des droits et obligations des membres de la collectivité de travail dans le groupe, dont la mobilité n'est pas la moindre des illustrations »529.

364. En termes de mobilité interentreprises, comme le souligne Monsieur le Professeur

Antoine Mazeaud, « la théorie des co-employeurs est d'une utilité réduite dans la

problématique qui est la nôtre, c'est-à-dire la recherche d'une construction équilibrée en mesure d'assurer une certaine flexisécurité dans l'hypothèse des mises à disposition au sein des filiales du groupe »530.

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