L E CADRE DE LA MOBILITE INTERENTREPRISES AU SEIN DES ENSEMBLES ECONOMIQUES ET
Paragraphe 2. L’émergence du contrat d’emploi
403. La redéfinition du rapport contractuel qui découle du contrat individuel, désormais
basé sur la relation d’emploi telle que nouvellement envisagée, amène à la délimitation du contrat d’emploi. Il s’agit ainsi de revoir de manière réaliste les critères caractéristiques du contrat de travail classiques, obstacles à la gestion d’une mobilité interentreprises efficace : le lien de subordination (A) et l’intuitu personae (B).
A. La mise en cause du lien de subordination
404. La doctrine s’est attelée depuis plusieurs années à identifier les problèmes posés par
la redéfinition des pouvoirs au sein des ensembles économiques et sociaux. Un auteur a ainsi pu indiquer que « de telles orientations incitent à se défaire de la tendance, encore dominante,
qui consiste encore à envisager toute espèce de relation de travail sur le modèle binaire du contrat de travail. Dans ce modèle, le statut professionnel se trouve tout entier inséré dans un contrat : les droits du travailleur découlent de la conclusion de ce contrat et se traduisent par autant d’obligations à la charge exclusive de l’employeur »631.
405. La remise en cause du contrat de travail classique au sein de l’ensemble économique
et social comme outil de sécurisation de l’emploi au sens large implique une remise en cause de son critère de caractérisation, le lien de subordination. En effet, si le lien de subordination « s’entend d’un rapport de droit et constitue une prérogative juridique, il désigne aussi une
situation de fait, constitutive d’un état de subordination, permettant de qualifier le contrat de contrat de travail »632. Or, de manière réaliste, les relations interentreprises et leur dimension organisationnelle ne correspondent plus à cette vision du contrat. L’émergence du concept de contrat d’emploi, basé sur une définition singulière de l’emploi au sein des ensembles économiques et sociaux et une sécurisation de l’emploi propre à cette définition, amènent à évincer ce critère caractéristique de la relation individuelle de travail qu’est le lien de 631 A. Supiot, Les nouveaux visages de la subordination, Dr. soc. 2000, p. 131.
173
subordination. Il est le critère de la qualification du contrat de travail633. Afin de consacrer la notion de contrat d’emploi, il convient de définir un nouveau critère de qualification, propre à cette relation contractuelle émergente dans les ensembles économiques et sociaux.
406. Bien des auteurs ont abordé la question de la mise en cause du lien de subordination
comme critère de la relation de travail634. Mais ces analyses concernent aujourd’hui les frontières entre salariat et travail autonome. A notre tour, nous remettons en cause ce modèle mais dans une autre perspective. Les nouveaux modes d’organisation, étonnamment, n’amènent pas la doctrine à évoquer la mise en cause du lien de subordination eu égard au lien d’emploi qui se crée au sein des groupes et des réseaux entre les salariés et les entités membres de ces ensembles. Ainsi, n’est pas traitée, par les projets de réformes qui concernent le contrat de travail, la question de la situation des salariés dans un souci de mobilité et d’évolution au sein d’une organisation complexe.
407. Il est vrai que la jurisprudence crée des mécanismes permettant de reconnaitre
l’existence d’un lien d’emploi en dehors du carcan contractuel de la relation de travail via le co-emploi. Mais comme le rappelle Madame Marie-Laure Morin, ces techniques « restent
marquées par la conception traditionnelle du contrat de travail caractérisé par le lien de subordination »635. Aussi, elles ne permettent pas une adaptation du support contractuel de la relation d’emploi au sein de l’ensemble économique et social mais une extension du lien de subordination en dehors de ce support636. Cette méthode n’est donc pas adaptée à la vision de l’emploi au sein des groupes ou des réseaux.
408. Les prémices de la prise en compte du lien d’emploi ont également émergé au travers
du lien d’entreprise637, défini comme le « lien entre l’emploi de la personne avec une
organisation productive déterminée sous une direction donnée que l’on qualifie d’entreprise »638. En ce sens, Monsieur le Professeur Virgile Chassagnon explique que « la
relation d’emploi est le principal vecteur de responsabilisation et d’identification des individus
633 Ibid
634 Voir par exemple en ce sens, A. Supiot, Les nouveaux visages de la subordination, préc.; C. Didry, Au-delà de
la subordination, les enjeux d’une définition légale du contrat de travail, Dr. soc. 2018, p.229 ; M.-C.
Escande-Varniol, Un ancrage stable dans un droit du travail en mutation, Dr. soc. 2019.
635 M.-L. Morin, Les frontières de l’entreprise et la responsabilité de l’emploi, préc.
636 Ainsi, il ne s’agit pas de d’adopter « une définition juridique très large du lien de subordination » mais de le substituer. Ibid.
637 Ibid
174
à leur firme »639. Cependant, cette définition, bien qu’elle établisse un rapprochement entre emploi et organisation productive, ne rend pas compte de l’unité organisationnelle propre aux ensembles économiques et sociaux. Le lien d’emploi est ainsi vu restrictivement, de manière binaire.
409. Le lien d’emploi est évoqué par plusieurs auteurs, sans jamais revêtir un caractère
adapté aux ensembles économiques et sociaux. A titre d’exemple, Monsieur Gilles Dedessus-Le-Moustier évoque la notion de « lien contractuel d’emploi »640, l’assimilant à la vision binaire du contrat de travail classique. Dans le même sens, un autre auteur met en lumière le « lien
juridique d’emploi »641. Or, le lien d’emploi n’est pas celui qui lie uniquement le salarié à son cocontractant.
410. Monsieur le Professeur Frédéric Géa, en évoquant les transferts d’entreprise, énonce
que « en se focalisant sur le lien contractuel, le risque, pourrait-on dire, paraît être de
maintenir dans l’ombre le lien d’emploi, en gommant, par là même, la dimension « organisationnelle » pourtant inscrite dans le texte »642.
411. L’identification du lien d’emploi permettrait donc de pallier « une régulation incomplète »643 des relations entre les firmes non employeurs et les salariés évoluant dans l’ensemble économique et social. Le lien d’emploi est le critère d’identification de la relation d’emploi au sein des ensembles économiques et sociaux, relation prédominante eu égard à un objectif de mobilité interentreprises.
412. Ainsi, le lien d’emploi devrait être présumé caractérisé dès lors que l’entreprise
employeur fait partie d’un réseau ou d’un groupe reconnu de par l’interdépendance économique intégrée caractéristique de ces ensembles.
639 V. Chassagnon, Fragmentation des frontières de la firme et dilution des responsabilités jurifiques : l’éclatement
de la relation d’emploi dans la firme-réseau multinationale, préc.
640 G. Dedessus-Le-Moustier, Bull. Joly Sociétés 2012.
641 J. Icard, Penser la mobilité juridique des salariés, Etude du transfert individuel du contrat de travail, RDC 2017, n°02.
642 F. Géa, Transferts d’entreprise et licenciements, Cah. soc. 2017, n°299, p.435.
643 V. Chassagnon, Fragmentation des frontières de la firme et dilution des responsabilités jurifiques : l’éclatement
175
B. La mise en cause de l’intuitu personae
413. La question de l’intuitu personae dans une problématique de mobilité a pu être posée
par Madame Sophie Selusi-Subirats : « S’agit-il d’une véritable caractéristique du contrat de
travail qui le différencierait d’autres contrats ? »644. Plus précisément, dans notre analyse et eu égard à l’émergence d’un contrat d’emploi que nous encourageons, nous pourrions nous poser la question de savoir si cette qualité attribuée au contrat de travail classique est toujours adaptée dans un contexte de développement de l’emploi au sein des ensembles économiques et sociaux.
414. L’intuitu personae du contrat de travail est davantage à regarder du côté du salarié645. Ainsi, la conséquence de l’intuitu personae « est que le contrat est personnel, c’est-à-dire
attaché au salarié »646. Cet aspect de l’intuitu personae permet de protéger les acquis du salarié en termes d’évolution professionnelle au sein des groupes ou des réseaux.
415. Mais quel est le fondement de l’intuitu personae du contrat de travail eu égard à
l’employeur ? D’emblée, comme le rappelle un auteur, « le contrat de travail n’est pas, par
principe, revêtu d’un « fort intuitu personae » »647. Par ailleurs, « en droit des contrats,
l’intuitus personae se manifeste principalement au moment de la conclusion du contrat mais aussi lors de son exécution. Une partie déciderait alors de conclure en raison de certaines caractéristiques qui sont inhérentes au contractant choisi »648.
416. Ainsi, dans un contrat d’emploi, créant un statut de salarié-citoyen au sein de
l’ensemble économique et social, et abritant un rapport contractuel rattaché à l’unité organisationnelle du groupe ou du réseau, l’intuitu personae ne peut survivre dans sa forme originelle. En effet, même si le salarié contracte avec un employeur, une entreprise déterminée, l’identité de cette entité, en étant membre d’un ensemble organisé plus vaste, est le reflet de la dimension organisationnelle de l’ensemble économique et social. Et, c’est en considération de cette entité particulière, que le salarié signe son contrat d’emploi. Monsieur le Professeur Bernard Boubli met en lumière la question du « sentiment d’appartenance au groupe »649, qui,
644 S. Selusi. La cession du contrat de travail, op. cit.
645 G. Pignarre, L’obligation de mettre un emploi à disposition du salarié, D. 2001, p. 3547 ; M.-A. Peano,
L’intuitus personae dans le contrat de travail, Dr. soc. 1995, p. 129.
646 S. Selusi. La cession du contrat de travail, op. cit.
647 Ibid
648 Ibid
176
comme le souligne l’auteur, « tisse une relation particulière et traduit l’adhésion du salarié à
la culture du groupe ». Par ailleurs, concernant le contrat de travail, « c’est moins son exécution qui est à privilégier que son objet immédiat : l’intégration à l’entreprise ou au groupe »650.
417. Madame Sophie Selusi-Subirats parle d’« intuitus firmae », désignant « une préférence envers telle ou telle entreprise pour l’exercice de son activité »651. Il est vrai que cet intuitu firmae est le reflet de certains choix de mobilité vers telle ou telle entité du groupe ou du réseau lors de l’exécution du contrat d’emploi. Cependant, il ne s’agit pas, ici, de caractériser un « intuitus firmae » mais d’avantage un « intuitus organisationae », faisant ainsi de la signature d’un contrat d’emploi, un souhait pour l’employeur d’intégrer le groupe ou le réseau de par l’objet du contrat d’emploi qui est l’emploi redéfini à ce niveau et de par le rapport contractuel et le statut de salarié-citoyen que crée le contrat d’emploi.
418. Madame le Professeur Françoise Favennec-Héry remarque également « le net recul du caractère intuitu personae du contrat de travail »652. Selon l’auteur, dont nous partageons l’analyse, dans les ensembles économiques et sociaux, « c’est l’appartenance au groupe qui
prédomine, la communauté d’intérêts la communauté d’intérêts unissant les sociétés du groupe favorisant le passage de l’une à l’autre sans rupture ».
419. Le caractère intuitu personae du contrat de travail doit donc être revu eu égard aux
nouveaux modes d’organisation. Un auteur déplore d’ailleurs, dans la réforme du droit des contrats, « l’oubli de la catégorie des contrats conclus intuitu personae à laquelle le contrat de
travail appartient »653.
420. Concernant cette définition du contrat d’emploi, rappelons que le droit de l'Union
européenne est en avance sur le droit français concernant la prise en compte du lien contractuel. En effet, dans l'arrêt Albron Catering du 2 octobre 2010, la CJUE a estimé qu'en cas de transfert d'entreprise au sens de la directive n°2001/23/CE du 12 mars 2001654, l'entreprise utilisatrice peut transférer des salariés mis à disposition. Elle consacre ainsi la notion d'employeur
non-650 Ibid
651 Ibid
652 F. Favennec-Héry, Vers la reconnaissance d’un droit spécifique du transfert des salariés, SSL 2015, n°1693.
653 Y. Pagnerre, L’impact de la réforme du droit des contrats sur le contrat de travail, Dr. soc. 2016, p. 727.
654 La directive sur le transfert d’entreprise appliquée aux groupes. La CJUE distingue l’employeur contractuel
177
contractuel655, privilégiant la relation d’emploi656 à la relation contractuelle657. Il est vrai que cela ne semble pas, a priori, concerner directement le caractère intuitu personae du contrat de travail. Mais, si nous nous plaçons sur cette question de l’intuitu personae, ou désormais intuitu organisationae, nous pouvons faire le parallèle avec cette jurisprudence car, au moment de la conclusion du contrat d’emploi, le rapport contractuel contient le lien entre le salarié et les autres entités du groupe ou du réseau, lien dont a pleine conscience le salarié. C’est d’ailleurs en considération de ces employeurs non contractuels que le salarié signe son contrat.
421. L’émergence du contrat d’emploi doit être corrélée avec l’émergence d’une
responsabilisation collective de l’emploi via un support juridique permettant un rayonnement élargi au niveau de l’ensemble économique et social.
Section 2 – La redéfinition d’un modèle d’imputation de la responsabilité au sein des ensembles économiques et sociaux
422. Face à l'externalisation de l'emploi au sein des ensembles économiques et sociaux,
envisager une mobilité interentreprises invite à la recherche « d'une politique active et
volontaire de responsabilité sociale des entreprises en matière d'emploi, capable de répondre à la fois aux exigences de sécurité juridique des entités membres et d'efficacité juridique des salariés »658. Cela amène à s'interroger sur la manière dont il faut encadrer les responsabilités face à la multiplicité de pôles d'imputabilité. Une réponse peut être trouvée dans la consécration d’une responsabilisation collective et contractuelle de l’emploi (Paragraphe 1). Le régime de l’accord de responsabilisation collective doit alors être envisagé (Paragraphe 2).
Paragraphe 1. La redéfinition de la responsabilité de l’emploi au sein de l’ensemble