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Womanism et matriarcat originel africain

Ce qui incommode la plupart des autrices africaines jusqu’à les amener à refuser l’emploi du terme « féminisme », ce n’est pas tant le fait que la trajectoire historique de la pensée féministe soit, en premier lieu, une affaire de contexte occidental. Certaines womanists, comme la ghanéenne Abena Busi, ne dédaignent pas se revendiquer des principes d’une définition minimaliste du « féminisme » : le féminisme est « an ideological praxis that gives us a series of multiple strategies, and what those strategies have in common is that woman matters » (citée par Kolawole 1997, pp. 8-9). Plutôt, c’est la compréhension dogmatique, arrogante et maternaliste qu’ont les féministes du Nord à propos des besoins de « toutes » les femmes, dont celles du Sud, qui fait problème. Ainsi, affirmer que la lutte contre les mutilations sexuelles, la légalisation de l’avortement ou les droits sexuels seraient la priorité des Africaines subsahariennes ne fait pas consensus.

L’incroyable tintamarre organisé par des féministes, sous prétexte d’une solidarité auto-proclamée avec les africaines qu’il fallait affranchir de « la barbarie » de leurs pratiques sociétales a créé des remous et laissé des séquelles. […] Bien entendu, il faut éradiquer l’excision et toutes les pratiques avilissantes. Les femmes d’Afrique […] auraient simplement aimé que cette solidarité soit plus effective sur d’autres questions cruciales (Touré, 1997, p. 9).

Au-delà de l’infantilisation des femmes africaines par les féministes du Nord, il importe de souligner qu’il semble bien en même temps y avoir quelque chose de plus fondamental à comprendre des fortes réticences, tous azimuts, à se voir enfermées dans l’appellation de « féministes » : je l’évoquerai en fin de chapitre. Il n’en demeure pas moins que, à la rescousse d’un projet de justice de genre, au moins deux courants se sont peu à peu dessinés avec des positions antagonistes vis-à-vis du patriarcat. Les unes, les womanists, reconnaissent l’existence d’une hiérarchie entre les sexes et des mécanismes sociaux légitimant la domination masculine. Les autres défendent l’hypothèse des racines

matriarcales de l’Afrique au sein de laquelle le binarisme sexuel n’était pas en vigueur : le genre n’avait donc pas l’importance qu’on lui accorde dans les théories dominantes.

On doit à la nigériane Molara Ogundipe-Leslie (1994b) la première tentative de recentrement épistémique du projet féministe autour des expériences et de la parole des Africaines, sans prendre pour référence des luttes considérées comme leur étant à maints égards étrangères : elle le baptise d’abord « stiwanism », un acronyme pour « Social Transformation Including Women in Africa ». Visant avant tout l’élaboration d’une praxis féministe proprement africaine, son projet poursuit une double visée : d’une part, débusquer les mécanismes phallocentriques à l’œuvre sur le continent et élaborer des stratégies pour contrer les sanctions sociales qui touchent les femmes en vertu de leur appartenance de genre (discrimination sexiste, mécanismes institutionnels et idéologiques, etc.); d’autre part, identifier et contrer les oppressions racistes vécues à l’intérieur du mouvement féministe lui-même. « One might say that the African woman has six mountains on her back : one is oppression from outside, the second is traditional structures […], the third is her backwarness, the fourth is man, the fifth is her color, her race, and the sixth is herself » (1994a, p. 28).

Si Molara Ogundipe-Leslie réussit à pointer du doigt beaucoup de problèmes auxquels font face les femmes en Afrique, elle ne les théorisera que très peu. Sa formule du stiwanism n’est pas retenue, mais son projet est rapidement réinvesti par Okonjo Chikwenye Ogunyemi sous une désignation alternative, visant à l’éloigner du terme, trop chargé, de féminisme : le « womanism »55. Pour Ogunyemi, « Black womanism is a philosophy that celebrates black roots, the ideals of black life, while giving a balanced presentation of black womandom. It concerns itself as much with the black sexual power tussle as with the world power structure that subjugates Blacks. It’s ideal is for black unity […] » (1985, p. 72).

Dans son « The Woman Question : African and Western Perspectives » (1998), en résumant quelques caractéristiques du womanism, Marie Pauline Eboh trahit en même temps sa nature réactive, au sens où celui-ci se définit moins en soi que par le négatif, par ce qui le distingue du féminisme occidental. Ainsi, le womanism serait par nature et contrairement au féminisme blanc une théorie décoloniale holiste. S’il s’intéresse à la destinée de l’émancipation des femmes, le womanism la lie nécessairement à la libération de tous les Noir.e.s et Africain.e.s, qu’ils soient de sexe masculin ou féminin, de la domination induite par l’hégémonie occidentale. Aussi, les womanists renonceraient-elles à l’ « amertume » dans leurs relations avec les hommes, contrairement à la manière dont sont considérées agir leurs paires occidentales. Centrale à la vie de leurs fils, de leur mari et de leurs frères, elles se savent indispensables

aux hommes, et Eboh d’en conclure que, par voie de conséquence, « the myth of male superiority disappears » (336). De même, la « haine du mâle » et le lesbianisme seraient-ils des avatars du féminisme occidental (Bidima, 2000).

Dans ce même face-à-face avec le féminisme dominant, Nkiru Nzegwu et Oyèrónkẹ́ Oyěwùmí posent un regard similaire sur le genre lorsqu’il concerne l’Afrique et la colonialité des théories féministes occidentales. Les thèses d’Oyěwùmí circulent beaucoup dans la recherche sur le féminisme transnational : Maria Lugones, notamment, s’appuie sur les conclusions d’Oyěwùmí (et de l’essayiste autochtone Paula Gunn-Allen) pour élaborer sa conceptualisation, très prisée, de la « colonialité du genre » (2010). Dans la production féministe décoloniale en langue française, on a pu croiser récemment Oyěwùmí chez Soumaya Mestiri (2016) et Hourya Benthouami-Molino (2015). Pour cette raison, je m’intéresserai essentiellement aux ressorts de la pensée de cette américano-nigériane, telle qu’élaborée principalement dans son ouvrage The invention of Women. Making an African Sense of Western Gender

Discourses (1997). Or, nous le verrons, rien n’est moins acquis que la solidité des fondations de l’édifice

démonstratif d’Oyěwùmí, surtout s’il s’agit de s’en servir comme base d’élaboration d’une solidarité féministe décoloniale transnationale.

Si l’on devait la résumer en une phrase, la thèse radicale que défendent dans leurs travaux Nzegwu, Oyěwùmí et la plupart des contributrices à l’important journal Jenda. A Journal of Culture and

African Women’s Studies est que rien dans la notion du « genre » - la résultante de facteurs sociaux

structurant les rapports entre les sexes et assignant aux hommes et aux femmes des comportements hétéronormatifs, des identités, des rôles stéréotypés, etc. - ne concorde avec les processus historiques qui se déploient depuis des millénaires dans les communautés africaines. On ne peut donc parler qu’à travers son chapeau lorsqu’on glose sur une « pensée féministe africaine » puisque ce sont des logiques différentes, nommément l’ancienneté, qui président à l’intersubjectivité et à l’assignation de fonctions familiales, sociales, politiques ou juridiques. Antérieurement à la présence coloniale, mis à part la biologie, il n’y aurait existé aucun critère partagé (intérêts, désirs, positions sociales, etc.) susceptible de caractériser un groupe qualifié comme « les femmes ». Sur le plan de l’épistémologie, il s’ensuit que toute velléité de décryptage de l’institution familiale et des vécus conjugaux ou communautaires africains par les moyens théoriques qu’offre la philosophie féministe est condamnée d’avance à la fabulation créative, entretenant en même temps la colonialité épistémique de l’Occident sur le continent noir.

Le projet théorique d’Oyěwùmí poursuit la double aspiration 1) d’une (a) mise en échec de la systématisation féministe dominante, débouchant sur (b) la démonstration de sa « colonialité épistémique » et 2) la reconstruction d’un féminisme supposé centré sur l’expérience historique des

femmes africaines. Si l’expérience vécue de la société Oyo-Yoruba du sud-ouest du Nigéria matérialise la situation épistémique depuis laquelle l’autrice élabore son projet, elle annonce dès l’introduction que ses analyses s’appliquent « indeed in other contemporary African societies », ce qu’amplifie encore la présomption de généralisation de sa méthodologie afrocentriste. La suite me permettra d’analyser cette anthropologie philosophique et ses conséquences normatives.

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