• Aucun résultat trouvé

La thèse du revirement (ou quand les Lumières aveuglent)

CHAPITRE II E MMANUEL K ANT ET LA BANALITÉ DU RACISME

V. La thèse du revirement (ou quand les Lumières aveuglent)

Dans son « Kant’s Second Thoughts on Race » (2007), Pauline Kleingeld avance l’idée que Kant ait progressivement délaissé certaines de ses thèses raciales, situant la rupture en 1792. La grande rupture dans les affirmations raciales de Kant s’opère dans le Projet de paix perpétuel (1795) lorsque, au détour d’une argumentation sur le droit cosmopolite, le lecteur est pris de vertige à le découvrir soudainement fort critique de l’injustice colonialiste. Isolée du corpus général, cette condamnation de l’arbitraire colonial encourage certains philosophes à déclarer l’insoutenable : à savoir, sans nuances, que notre auteur est un modèle en matière de défense des droits des minorités raciales – et que le reste de ces écrits anthropologiques n’a aucune valeur théorétique. Ainsi, Kant écrit-il :

If one compares with this (the idea of cosmopolitan right) the inhospitable behaviour of the civilized states in our part of the world, especially the commercial ones, the injustice that the latter show when visiting foreign lands and peoples (which to them is one and the same as conquering those lands and peoples) takes on terrifying proportions. America, the negro countries, the Spice Islands, the Cape, etc., were at the time of their discovery lands that they regarded as belonging to no one, for the native inhabitants counted as nothing to them (cité par Kleingeld 2007, 586).

Aussi élabore-t-il de nouvelles descriptions du tempérament des différentes « races », en accordant, par exemple, les mêmes mérites militaires aux Amérindiens qu’aux chevaliers médiévaux européens. Dans La métaphysique des moeurs (1796-97), Kant reconnaît aux premières nations un droit de première possession que violent les Européens en s’appropriant arbitrairement les terres nouvellement conquises. Il ajoute que la légitimité d’une appropriation du sol par les puissances impériales doit obligatoirement passer par la signature d’un contrat qui ne prenne pas avantage sur l’ignorance de ses habitants. Enfin, Kleingeld soutient qu’il s’oppose dorénavant, dans cet écrit, à l’esclavage des « beings who have merely duties and no rights » (cité dans Kleingeld 2007, note 31).

Bernasconi développe deux arguments portant sur l’esclavage et sur le colonialisme pour récuser l’interprétation de Kleingeld. Malgré la vindicte superficielle formulée par Kant de l’inhumanité de la rencontre coloniale, les fondements de sa théorie raciale peuvent demeurer inchangés. D’abord, Kant ne condamne nulle part l’esclavage mobilier. Les connaissances qu’ils démontrent au sujet des statuts d’esclaves (les « bondsmen », les esclaves à contrat, etc.) et le traitement moral différentiel qui leur prévoit portent à penser qu’il continue de considérer l’esclavage des Noirs comme étant naturel. Je ne ferai que survoler le deuxième argument : il sera à nouveau évoqué au CHAPITRE V. Pour Bernasconi, Kant aurait certes condamné l’esclavage en tant que pratique contrevenant à son droit cosmopolite – comme le soutient Kleingeld –, mais pas l’esclavage mobilier (ma traduction du « chattel slavery »), en particulier. L’esclavage mobilier est caractérisé par la réification absolue d’un être humain (noir et autochtone, dans le Nouveau Monde) et de sa progéniture, réduits au statut juridique de bien meuble – c’est-à-dire, au même statut que n’importe quelle autre marchandise dont le propriétaire peut disposer librement, y compris par son droit de vie ou de mort sur lui. Ce silence à condamner moralement cette pratique bien implantée dans les plantations des Amériques est pour le moins dérangeant puisque les principes de sa philosophie morale exigeraient qu’il le fasse. En outre, le débat sur l’immoralité de cette pratique était déjà bien lancé en Europe du Nord. Chez Locke ou Pufendorf, les arguments relatifs à la légitimation de l’esclavage s’inscrivent plus largement dans le contexte d’une doctrine de la guerre juste (les captifs d’une guerre juste peuvent être légitiment esclavagisés).

Dans cette veine, Kant introduit dans sa Métaphysique des moeurs (1796-97) le principe suivant lequel tous les hommes naissent égaux puisqu’ils n’ont commis aucun crime, un principe qui aurait dû

permettre une réfutation en règle contre l’esclavage mobilier, sans que ce ne soit le cas. Si Kant affirme que les enfants d’esclaves, lorsqu’ils sont nés d’hommes devenus esclaves en punition d’un crime commis, sont néanmoins libres en vertu de ce principe, aucune mention n’est faite explicitement aux esclaves nés dans un asservissement aucunement justifiié. Inversement, Kant évoque explicitement le travail des « esclaves à contrat » et des « bondsmen », dont il est possible de disposer, mais à l’intérieur de certaines limites morales, dont celles de ne pas attenter à leur vie. Or, les « bondsmen » et les esclaves à contrat sont de jeunes Blancs européens, tentés par l’aventure coloniale, qui vendent librement leur force de travail à des propriétaires terriens établis dans le Nouveau Monde, pour une période déterminée à l’issue de laquelle ils recouvrent leur liberté. Ces nuances se déploient, comme le rappelle Achille Mbembe (2013a), en même temps qu’a cours le travail de racialisation de la servitude mobilière dans les colonies britanniques. Plus loin, Kant continue de désigner les Noirs comme des « born slaves » tandis qu’en introduction, il parle de ces « hommes sans personnalité (serfs, esclaves) (Bernasconi, 2002).

Enfin, rajoutons que les mauvais traitements subis par les Noirs des Antilles, lesquels font l’objet d’une condamnation explicite dans le Projet de paix perpétuel (1795), n’amène pas notre auteur à remettre en cause l’institution esclavagiste ou à en invoquer l’abolition, ce, malgré un contexte international dans lequel l’abolition a déjà été décrétée à Saint-Domingue. Bref, « Kant’s failure to condemn chattel slavery as equally « impossible » as a bondsman or a contractual servant » (Bernasconi, 2002) est pour le moins troublante : on peut difficilement trouver un exemple de contravention plus flagrante de l’impératif catégorique que cet emploi d’un autre humain comme moyen pour atteindre ses propres fins!

TROISIÈME PARTIE :L’HYPOTHÈSE DE LA TRANSITION

Au lexique de « rupture », du « revirement » privilégié par Pauline Kleingeld, je préférerera lui opposer celui du « passage », de la « transition » pour qualifier ma position. Je compléterai cette analyse, et validera ce qui ici n’apparaître qu’à titre d’hypothèse de recherche au CHAPITRE V. Mon intention est de montrer que Kant n’a d’autres choix que de raffiner certaines de ces anciennes thèses pour répondre à la critique et pour préserver l’ensemble de son édifice téléologique, si tant est qu’il tient au postulat selon lequel l’histoire humaine est guidée naturellement vers une finalité cosmopolite. En cela, la rupture n’est pas fondationnelle, seulement méthodologique, dans le sens où elle permet la transition paradigmatique entre deux systèmes de justification (raciale/politique) de l’entreprise impérialiste européenne. Historiquement, le travail productif de légitimation idéologique de l’entreprise coloniale (le

« colonialisme ») ne s’est déployé que plus tard, au courant de la seconde moitié du XIXe siècle, ayant pris pour pilier une doctrine juridique justifiant légalement l’occupation de territoires considérés sans maître, ou n’étant pas organisé selon les formes modernes de l’État.

Ma thèse de la « transition » situe la seconde pensée de Kant sur la « race » au croisement des deux moments que sont 1) la délégitimation progressive de la conceptualisation kantienne de l’infériorité raciale kantienne et 2) les balbutiements d’une fondation théorique de la légitimation colonialiste. Autrement dit, Kant aurait doublement contribué à édifier, d’abord, une des premières formes modernes théoriques du racisme; et ensuite, à poser les fondements d’une philosophie du droit légitimant, sur d’autres bases que raciales, la colonisation. Suivant la proposition de Serequeberhan, je considère qu’il a, avec de nombreux autres, contribué à l’édification d’un discours, d’une Idée directrice de la Modernité, celle de l’eurocentrisme raciste c’est-à-dire, de la supériorité morale et critériologique de l’Europe.

Pour Bernasconi, si les écrits cosmopolitiques de Kant, effectivement, vilipendent la brutalité des pratiques coloniales des puissances européennes dans leurs interactions avec les peuples qu’elles conquièrent, ils ne condamnent pas l’institution coloniale en tant que telle, mais seulement ses formes les plus vicieuses. Résumons seulement la réflexion de Bernasconi comme suit : si Kant reconnaît certaines limites au droit de conquête, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’endosserait pas la légitimité de l’entreprise, si elle s’appuyait sur d’autres fondements légaux. Sur le plan de la pensée sur la « race », c’est moins l’intégrité du Noir ou de l’Autochtone que la violence de la conquête dégrade, que la moralité

du Blanc. À l’appui de ma thèse de la transition, je développerai trois arguments :

1) Le premier de mes arguments est épistémologique (VI). Les thèses raciales de Kant ont fait l’objet, au fil des années, de critiques de plus en plus affirmées, en provenance de philosophes, mais aussi de scientifiques souvent mieux informés des faits empiriques que lui. Ces critiques ont vraisemblablement infléchi les conclusions qu’il pouvait en induire dans sa raciologie. En d’autres termes, il les aurait abandonnées au mieux, par probité intellectuelle; au pire, parce qu’il devenait impossible de continuer à les maintenir sans perdre en crédibilité.

2) Mon deuxième argument est historique (VII). Kleingeld avance que l’anthropologie kantienne a subi d’importantes révisions à la suite de la Révolution française, dont on sait qu’elle a été déterminante sur sa théorie politique et sa philosophie du droit. Je soutiens, au contraire, que les idéaux révolutionnaires français n’ont pas d’emprise réelle sur le principe de « race », allant dans le même sens que l’hypothèse de C. W. Mills selon laquelle il

existerait deux paliers conceptuels du sujet moral dans l’architectonique kantienne (la « personne » et la « sous-personne »).

3) Le troisième argument est théorique (VIII). Les éléments problématiques de la théorisation raciale surgissent parallèlement à la formulation de la téléologie de l’histoire des hommes et, en particulier, à partir des écrits sur le projet de paix perpétuel garanti par le droit cosmopolite. Bernasconi partage en partie cette hypothèse lorsqu’il situe la « race » comme l’enjeu central de la discussion sur la téléologie dans Critique de la faculté de juger.

Outline

Documents relatifs