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Les racines matriarcales africaines

Sur la base d’observations issues d’enquêtes de terrain, cette fois dans la société Nnobi du Sud du Nigéria, l’autrice Ifi Amadiume dans son Male Daughters, Female Husbands (1987) propose une ébauche de théorisation allant dans ce même sens de l’existence d’« un autre type », strictement normatif, de binarité sexuelle en contexte africain. Ifi Amadiume refuse d’accorder aux critères de descendance et d’héritage une importante particulière dans la qualification des régimes de pouvoir, comme patriarcal ou matriarcal. Elle défend plutôt l’idée que c’est le principe du pouvoir qui détermine les relations de genre, ce qui l’amène, nous allons le voir, à conclure à des racines matriarcales africaines, que la colonisation aurait perverties.

Malgré une organisation patrimoniale patrilignagière58, plus qu’une simple autorisation, Amadiume montre comment la société Nnobi traditionnelle valorise l’accession des femmes à des fonctions d’autorité équivalente à celles occupées par les hommes, les relations de pouvoir n’étant pas organisées autour d’assignation de rôles de genre. Par exemple, il serait fréquent qu’une fille (aînée) « prenne la place » du fils aîné pour acquérir la propriété, la terre et le bétail du père, devenant ainsi la tête de l’exploitation agricole : ce statut d’obi se traduirait en français par « fille-mâle »59. L’obi se trouve alors en position de contracter un « mariage » (igba ohu) avec d’autres femmes, acquérant alors le titre de « mari-femelle »60. De même, la fonction cultuelle liée à l’adoration d’Idemili, une déesse centrale du panthéon polythéiste, est occupée par une femme, l’ekwe, qui exerce à son tour un ascendant sur « ses femmes ». Ces unions polyandriques ne couronnent pas une relation homosexuelle à proprement parler. Pour le prestige de l’ekwe, ses femmes se marient à leur tour à l’intérieur ou à l’extérieur du patrilignage (en contrepartie d’une dote), élèvent une progéniture issue de leur mariage avec un homme ou d’aventures occasionnelles. Enfin, la plus ancienne des maris-femelles, l’agba ekwe, exerce une fonction politique au sein du conseil des femmes, sa parole ayant autorité sur l’ensemble des autres femmes du village.

En résumé, sur les autres femmes, l’ekwe exerce l’autorité traditionnelle du mari. Amadiume d’en conclure que, si le système de descendance est bel et bien patrilinéaire, on ne peut pas parler de société patriarcale pour autant, dans la mesure où les femmes détiennent incontestablement un pouvoir

58 Les femmes entrent dans le lignage par le mariage, la propriété foncière est héritée de père en fils, les femmes se

voient donner l’accès à la terre par le canal de leur mari, etc.

59 male daughters. 60 female husbands.

structurel de premier plan. Plutôt, nous sommes en face d’un alliage complexe de patrilinéarité et de matriarcat. Autrement dit, sur le plan normatif, si l’univers de significations de genre de la société Nnobi est dichotomique (homme/femme), la structure symbolique qui supporte l’organisation sociale s’appuie sur l’opposition entre principes féminin et masculin61, sans que ceux-ci soient intrinsèquement rattachés au corps anatomique. Ainsi, « (i)t was not matriarchy that allowed female power […]. Rather, it was a dual-gender system that celebrates typical ideals of feminity and motherhood, but in which gender realities are not necessarily fixed » (Schacter, 2015, p. 106). La valeur sociale accordée au binarisme sexuel ne se situe pas du côté du pouvoir biologique, mais de ses significations métaphysiques. Chez ces tenantes de l’hypothèse des racines matriarcales en Afrique, ce déplacement de la différence sexuelle au niveau symbolique explique que le potentiel de maternité soit si valorisé en Afrique. Responsable de la régénération de la société, la fonction reproductive de la femme mère est sacralisée, une raison pour laquelle « mother is the preferred and cherished self-identity of many African woman » (Oyewumi, 2000, p. 1096). Catherine Acholonu (1995) va jusqu’à proposer le motherism comme cadre d’investigation des expériences des Africaines, une alternative au féminisme.

Ainsi, rejoignant Oyěwùmi, Amadiume disqualifie le patriarcat comme premier responsable de la subordination des femmes. Si elle admet la réalité du patriarcat local, celui-ci ne serait qu’une manifestation de la colonialité embusquée dans le faux universalisme postulé par les féministes occidentales. De la même manière, le mouvement féministe internationaliste serait responsable d’alimenter et de reproduire la domination épistémique issue de cette histoire politique antagoniste entre Occident colonial et sociétés colonisées (2000). Pour l’autrice (2001), la voie de sortie à cette colonialité du genre se trouve dans un retour à l’hypothèse afrocentrique des racines matriarcales africaines, d’abord avancée par Cheikh Anta Diop dans son L’unité culturelle de l’Afrique noire (1959). Mis à part Oyěwùmi et Amadiume, ce diagnostic sur la colonialité politico-épistémique et la thèse des racines matriarcales africaines sont partagés par plusieurs autres, telles Filomina Steady (1981) ou Nkiru Nzegwu (2004a). Sous la forme d’une critique (plus ad hominem que) féministe de In my Father’s House d’A. Kwame Appiah, Nkiru Nzegwu par exemple accuse Appiah d’adopter une posture impérialiste dans sa compréhension de la culture ashanti62 en adhérant à une conception coloniale de l’institution familiale, donc de la culture, de l’organisation sociale, de ses injonctions hétéronormatives, etc. Tandis que l’ouvrage d’Appiah traite avec érudition d’une infinité de sujets (identité transnationale, postcolonialisme, postmodernité, décolonisation conceptuelle, etc.) (CHAPITRE V) et pas du tout du

genre, une omission qu’on peut évidemment lui reprocher, Nzegwu s’attarde exclusivement à l’épilogue et au titre (la maison étant celle du père) pour répéter autrement un point de vue développé dans d’autres travaux, comme dans son fameux article dont le titre, sans équivoque, annonce les couleurs : « Oh Africa : Gender Imperialisms in Academia » (2004b).

DEUXIÈME PARTIE :PAR-DELÀ LALTÉRITÉ FÉMININE RADICALE

Malgré qu’elles soient très populaires dans les milieux afroféministes et au sein du féminisme académique globalisé, ces thèses – que je qualifierai désormais de « féminines » puisque leurs autrices se dissocient du féminisme - ont fait l’objet de critiques importantes de la part de nombreuses autrices et auteurs africains n’ayant pas le privilège d’enseigner aux États-Unis et de voir bien diffuser leurs travaux. Je formulerai d’abord une critique interne à l’argumentation développée par Oyěwùmi et Amadiume, en particulier, en m’appuyant sur le travail remarquable de Bibi Bakare-Yusuf dans « Yoruba’s Don’t Do Gender : A Critical Review » (2004) et « Beyond Determinism » (2003), lesquels se démarquent par leur précision et leur originalité (VI). Sa critique des principaux arguments développés par les womanists et les négationnistes s’articule autour des aspects suivants : une conception erronée du pouvoir fait de l’ancienneté et du genre des formes d’oppressions mutuellement exclusives ; l’hypothèse de la complémentarité des sexes masque l’existence d’une division genrée du travail, à l’intérieur d’un régime patriarcal ; l’emphase mise sur l’analyse du langage obscurcit l’écart existant entre la normativité du discours et la construction sociale des attentes de genre ; seule une conception patriarcale de la maternité peut ériger cette possibilité biologique au statut d’institution sociale déterminante pour l’identité des femmes.

Ensuite, avec la plupart des autres critiques, je poserai un diagnostic général sur ces théories féminines africaines en montrant combien les débats autour de leurs acceptions fondamentales sont convenus en philosophie africaine (VII). Proches des critiquess formulées à l’époque de la controverse sur la philosophie africaine à propos de la différence radicale africaine, il faut saluer le travail de Sanya Osha pour avoir dirigé un numéro spécial de la revue Quest. An African Journal of Philosophy (2006) à la philosophie féministe africaine au sein duquel Agnes Atia Apusigah, Chielozona Eze et Pinkie Megwe notamment, contribuent à faire avancer le débat. À souligner aussi, l’article « « Womanism » et autoréflexion » (2000) de Jean-Godefroy Bidima qui, avec Sanya Osha, sont parmi les rares hommes philosophes à avoir suffisamment pris au sérieux les propositions de la théorie féminine africaine pour entrer en dialogue avec elle. Leurs critiques visent trois points : 1) En s’appuyant sur une lecture

unanimiste de l’identité, de « la » culture ou de « la » perspective africaine, les théories womanists et matriarcales gomment la pluralité des expériences africaines, induisant une dichotomie du dedans/dehors, au mépris des responsabilités internes ; 2) Les traditions ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi, ni ne demeurent immuables dans l’espace et dans le temps ; 3) L’impérialisme épistémique des théories féministes dominantes entrave la production d’une pensée endogène prospective.

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