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Les logiques réflexives de l’oralité

CHAPITRE I R ECONSTRUIRE LA PHILOSOPHIE À PARTIR DE L ’A FRIQUE

VII. Les logiques réflexives de l’oralité

Rejetée par certains pour son incapacité présumée à prendre distance vis-à-vis du contenu qu’elle transmet13, une opération nécessaire à la philosophie, l’oralité est parfois présentée par d’autres comme la voie royale à la décolonisation épistémique. La prise en charge des récits oraux des Anciennes est ainsi privilégiée par des figures de proue du féminisme africain comme Oyèrónkẹ́ Oyěwùmí ou Ifi Amadiume, par exemple, qui recourent aux récits de mythes fondateurs Yoruba et Nnobi aux fins de déconstruction de la colonialité du féminisme occidental (CHAPITRE IV). Or, l’oralité prise comme matériau à philosopher ne va pas non plus de soi…

Dans son passionnant essai Critique de la raison orale (2006), le philosophe sénégalais Mamoussé Diagne explore l’originalité des pratiques discursives rattachées aux procédures - distinctes des mécanismes scripturaires - de fixation, d’archivage, de gestion et de transmission du savoir, à des fins de mémoire. Quel que soit le genre étudié, ce sont les techniques de dramatisation, de théâtralisation, la mise en scène, la métaphore et l’image qui sont employées pour marquer l’imaginaire et forcer la rétention de l’information. M. Diagne insiste sur le lien de causalité reliant le support de la communication, la parole, aux techniques employées pour créer l’effet désiré, soit la transmission d’un savoir non-consigné : sous la menace permanente de l’oubli, l’argumentation, la persuasion ou la justification ne feraient pas le poids.

Mamoussé Diagne analyse quatre différents genres de l’oralité, hiérarchisés selon leur degré d’opacité métaphorique, donc, d’efforts interprétatifs à mobiliser pour en saisir le sens : 1) les proverbes ; 2) les devinettes et énigmes ; 3) les contes ; 4) les mythes. Les trois premiers genres, qu’il qualifie de « performance orale située », conservent toujours une relative plasticité selon le conteur, le contexte, la

génération qui les narrent. Diagne insiste beaucoup sur l’idée d’inséparabilité de ces genres avec le temps vécu des hommes. Dans le même esprit, son compatriote Souleymane Bachir Diagne (2013) ajoute que l’oralité entre en relation avec les autres « textes » (oraux) connus, les cite, y fait allusion, les mime, les tourne en dérision. Dans l’oralité et dans le contexte précis où elle se déploie se joue de l’intertextualité. Et « c’est justement ainsi que l’oralité fait retour sur soi, devient reprise critique de ses propres récits et donc des savoirs et des valeurs qu’ils peuvent véhiculer pour les transmettre : en produisant de nouveaux récits qui peuvent alors remettre en question les anciens, établis souvent comme canoniques » (75). Qu’elle se fait philosophie…

Le mythe sur les origines, quant à lui, répond d’une logique radicalement différente. Espace privilégié de dramatisation, le mythe s’extirpe à dessein de la vérité historique afin de protéger le récit des origines de toute forme de souillure. Contrairement aux autres genres qui conservent certains points d’ancrage avec les faits, l’unique procédé narratif du mythe est l’usage de symboles, d’images, d’allégories pour dire l’ontologique, le sacré, l’« immémorable ». C’est la raison pour laquelle lui sont réservés les rites de transmission les plus exigeants : la répétition littérale, les rituels commémoratifs et l’initiation, susceptibles de graver pour toujours les souvenirs du récit.

Du point de vue de la reconstruction de la philosophie africaine, cela veut dire que la (re)découverte d’un métarécit collectif sur les origines ne peut jamais servir de voie royale à la supposée quiddité d’une identité collective, suspendue le temps de l’expérience traumatique coloniale. En fait, l’effort interprétatif n’a accès au mythe qu’à l’intérieur des contraintes sacrées qui le motivent. La question n’est donc pas de savoir comment extraire de l’oralité des informations, des faits et des indications que la science postcoloniale pourrait exploiter, mais pourquoi le faire, puisque le faisant, à coup sûr on dévalue à nouveau l’oralité vis-à-vis de l’écriture ou de la science : « quels critères de pertinence et quel sens peuvent revendiquer des matériaux arrachés au cadre dans lesquels ils acquièrent leur pleine signification, pour être pris en charge par un discours obéissant à des normes de cohérence et de rationalité autre? » (M. Diagne, 2006, p. 254). Le sentiment d’urgence qui anime certains travaux à rescaper les récits oraux avant qu’ils ne disparaissent trahit une certaine idée de l’oralité comme pratique déjà morte, alors qu’elle continue sans cesse de se renouveler.

Dans la mesure où les deux ordres de discours, suivant leur rationalité interne respective, peuvent remplir une fonction critique, Mamoussé Diagne ou Souleymane Bachir Diagne considèrent que rien ne prédispose l’écriture à s’ériger au-dessus de l’oralité en termes de potentiel philosophique: les deux ordres reposent seulement sur des logiques différentes. Souleymane Bachir Diagne, qui s’intéresse aussi à la pensée en Islam et, particulièrement, à son histoire dans les centres d’enseignement en terre africaine

(Tombouctou, Djenné, Coki), recommande en même temps de sortir du « paradigme du griot », cette idée selon laquelle la tradition philosophique africaine devrait nécessairement être orale. Au contraire, l’islamisation de l’Afrique de l’ouest introduisit non seulement l’écriture, mais aussi la raison scripturaire. Au programme de reconstitution de l’histoire de la pensée critique en Afrique, on pourrait ajouter les essais signés par les auteurs éthiopiens du XVIIe siècle, Zera Yacob ou Walda Heywat, auxquels le canadien Claude Sumner a consacré plusieurs travaux réputés (1999, 2006), de même que les textes yoruba écrits bien avant l’arrivée des Européens, pour ne donner que quelques exemples.

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