• Aucun résultat trouvé

Du n*** au Troglodyte : les premières taxinomies

CHAPITRE II E MMANUEL K ANT ET LA BANALITÉ DU RACISME

II. Du n*** au Troglodyte : les premières taxinomies

L’intérêt croissant des esprits scientifiques du début du XVIIIe siècle pour la taxonomie, la classification, la nomenclature, etc. de tous les types d’entités vivantes signale la naissance de l’histoire naturelle au même titre que de celle de la pensée raciste moderne (Bessone, 2013; Hudson, 1996). Le projet consistait en effet à appréhender le vivant - tout le vivant : la faune, la flore, mais aussi l’homme et les « différents types » d’hommes – comme une somme de connaissances systématiques, éclairée par la raison scientifique. Aussi farfelue que cela puisse nous paraître aujourd'hui, la volonté d’expliquer les développements culturels de l’ensemble de l’humanité se déploie sur fonds de débat entre monogénisme et polygénisme. Pour les polygénistes (comme Isaac de Peyrère ou Voltaire), l’existence des peuples récemment découverts par les voyages d’exploration se heurte à la théorie de l’unité du genre humain défendue par l’Église. Isaac de Peyrère élabore une théorie « préadamite » selon laquelle seuls les Blancs seraient les descendants d’Adam, uniques créatures de Dieu, les seuls hommes à proprement parler. Une autre souche, antérieure à Adam, a forcément existé. C’est au sein de cette communauté de Préadamites que Caïn, l’ancêtre unique des Noirs, aurait trouvé son épouse et formé communauté. À ce récit divertissant s’opposent les tenants du monogénisme (Linné, Buffon, Blumenbach, Kant), qui considèrent les variations entre groupements humains comme des déclinaisons internes à l’espèce, causées par des facteurs environnementaux produisant des écarts physionomiques plus ou moins importants avec la souche d’origine unique. Les Lumières écossaises (Smith, Ferguson, Hume), en particulier, systématiseront l’hypothèse d’une relation de causes à effet entre les conditions climatiques et géographiques, d’une part, et l’avancée civilisationnelle, d’autre part (Bessone, 2013). La téléologie de l'histoire kantienne se développe sur cette idée.

Le premier à insérer l’homme dans un grand système naturel, aux côtés des plantes et des animaux, est le naturaliste suisse Carl von Linné. Retenu par l’histoire comme le père de la taxonomie, Linné établit dans son Systema Naturae per regna tria natura (1735) une typologie des « variétés » humaines susceptible de provoquer l’hilarité de nos contemporains. D’abord déclinée en quatre variétés, l’ « Homo » se fractionne en sept dans les éditions tardives de son pavé scientifique : à côté des Férus (muets, poilus et marchant à quatre pattes), des Américains (rouges et colériques), des Européens (blancs et sanguins), des Asiatiques (jaunes et mélancoliques) et des Africains (noirs et flegmatiques), on retrouve les « races » énigmatiques des Monstruosus (une espèce d’hommes diurnes), des Troglodytes

(des hommes nocturnes), les hommes des bois ou les orangs-outangs (Bessone, 2013). Relevée par Londa Schiebinger (1990) dans un article sur la « race » et le genre, une anecdote portant sur la valeur morale de la barbe permet de dresser l’arrière-plan épistémique des débats de l’époque, à savoir que les objets de recherche de la communauté scientifique du XVIIIe siècle s’appréhendent selon un modèle d’inclusion/exclusion. Chez Linné et ses contemporains, l’appendice capillaire est considéré comme un marqueur de noblesse du tempérament. Pour cette raison, l’absence de barbe chez les femmes est prise comme la confirmation de l’infériorité de leur caractère. Que les Amérindiens soient ou non imberbes fait alors l’objet d’un débat nourri. Certains, comme Linné, y verront la preuve de leur appartenance à une catégorie inférieure d’êtres humains. D’autres, comme Blumenbach ou McCausland, trouveront l’affaire particulièrement futile, mais se porteront néanmoins à la défense des Amérindiens en fournissant quelques hypothèses à l’apparente calvitie de leur menton, comme la pratique de l’épilation ou le fait que le duvet pousserait s’il avait été rasé très tôt, comme le font les Européens. Kant évoquera d’ailleurs l’ « argument de la barbe » pour discréditer certaines femmes éduquées, telles que Madame Dacier ou Émilie du Châtelet.

Sérieux rival de Linné, Georges-Louis Leclerc, Comte de Buffon, est à l’origine de l’une des oeuvres les plus diffusées et les mieux connues des Lumières françaises, avec sa publication encyclopédique de L'Histoire naturelle générale et particulière dont le troisième volume, publié en 1749, traite de la question de l’Homme. Raffinant les prémisses de Linné dont il considère qu’il profane la dignité de la raison humaine, Buffon se propose de ne traiter que de l’ « homme extérieur » en examinant l’histoire des différentes variétés de l’espèce humaine. Comme la plupart de ses contemporains, Buffon soutient la thèse climatique. Ainsi, depuis une souche humaine commune, les hommes se seraient dispersés sur toute la surface de la terre et la diversité des éléments climatiques, en différents endroits, aurait produit sur les hommes des traits physiologiques distincts.

L'espèce humaine se départage en quatre ou six « races », soit les Lapons, les Tartares, les Asiatiques du Sud, les Européens, les Éthiopiens et les Américains; ou, présenté de manière plus chromatique : les Blancs, les Noirs, les Jaunes et les Rouges. La similitude des traits à l’intérieur d’une même « race » est déterminée de manière tout à fait triviale, par la proximité géographique, comme elle pourrait l’être par la contiguïté familiale. En ce sens, la physionomie a un passé, s’affirme au travers d’une lignée de plusieurs générations; mais elle a aussi un avenir encore indéterminé. En somme – et c’est central à la théorie buffonienne - les phénotypes ne sont pas permanents, ils sont soumis au mouvement, au changement dans le temps.

En effet, chez Buffon, qui développe d’abord ses idées sur les animaux, la définition de l'espèce est fondée sur le critère de la reproduction et non sur la ressemblance des traits. Si des « races » différentes peuvent procréer et engendrer un rejeton fertile, c'est parce qu'elles appartiennent à une espèce unique et qu’elles partagent une commune appartenance, à la manière du loup et du chien. Même si les impressions de Buffon sont teintées de préjugés, la typologie buffonienne n’est pas construite conceptuellement sur l’idée de la supériorité de l’une des « races ». S’appuyant sur le critère de la reproduction, Buffon va jusqu'à défendre la désirabilité du métissage dans le but de maintenir la qualité de l'espèce et d’en éliminer les possibles dysfonctionnements. Ainsi, Buffon soutient que seules quatre générations de reproduction croisée suffisent à rendre à la peau noire (supposée problématique) sa couleur blanche d’origine. Buffon est le premier à préférer le terme de « race » à celui de « variété », même si son emploi conceptuel n’est pas encore stabilisé. Lorsque les différences entre « races » sont trop marquées, Buffon crée une nouvelle espèce : les Lappons, croit-il, par exemple, sont si déformés qu’ils semblent issus d’une « espèce » particulière. Entre « espèce » et « race », il n’y a pour lui qu’une question de degré.

Troisième incontournable du débat, l’allemand Johann Blumenbach soutient dans De generis

humani varietate nativa (1775) la thèse de l'égalité des hommes malgré l’apparente hétérogénéité de

l’espèce. Comme chez Buffon, les variétés nationales forment des sous-groupes au sein des « gens », traduits par « races ». Si chez Blumenbach les « races » sont au nombre de cinq (Caucasoïdes, Mongoloïdes, Américains, Éthiopiens et Malais), elles ne sont pas traitées comme des groupes humains radicalement distincts les uns des autres. Au contraire, le naturaliste collectionne les exemples susceptibles de montrer qu’en regard de leurs facultés mentales, les « races » non-blanches ne sont en rien inférieures. Il possédait, entre autres, une bibliothèque entièrement consacrée à des livres rédigés par des Noirs à partir desquels il tirera un lexique. Blumenbach souligne tout autant la diversité intra- raciale qu’inter-raciale, en suggérant, par exemple, qu’on doive moins au climat (à l’éclat du soleil) qu’à l’occupation des hommes la couleur de leur peau, allant jusqu’à dire qu’on retrouve chez les classes inférieures (européennes), autour des tétons et des testicules, de la peau presque noire, tandis que l’épiderme des classes supérieures serait d’un blanc éclatant (Schiebinger, 1990).

On sait que Kant a lu Linné à qui il reprochait de manquer de fondements transcendantaux. On sait aussi qu’il a lu Blumenbach et inversement : Blumenbach aurait stabilisé l’emploi de son lexique de « race » et d’ « espèce » après avoir été convaincu par Kant. Kant aurait, quant à lui, introduit d’importantes variantes à sa théorie de la biologie à la suite de la lecture de Blumenbach, en particulier en regard de la question du Keime, du « germe originel » que j’aborderai plus loin (Kleingeld, 2007).

Emmanuel Chukwudi Eze souligne le remarquable degré d’intertextualité des écrits raciaux de l’époque, témoin de l’importante promiscuité théorique des auteurs. Kant emprunte l’éclairage historique de Buffon et puise chez David Hume ses éléments de « preuves » à propos du tempérament ontologiquement flegmatique des Noirs. Malgré qu’il fasse lui-même autorité en la matière, Blumenbach fait appel à celle de Kant (il révisera son De Generis Humani Varietate Natura pour le rendre plus conforme au premier essai de Kant consacré à la « race » (note 40 de Kleingeld 2007, p. 591)), de Buffon et de Linné. Ceux-là sont héritiers des thèses de Barrere, Littré et Winslow, tous trois cités dans l’article sur le « N[***] » de L’Encyclopédie de Diderot, un article auquel se réfère Thomas Jefferson dans ses

Notes sur l’État de Virginie, en plus des emprunts qu’il fait à Hume.

There is room, I think, to speak of the Enlightenment as a historical period that provided for its various writers identifiable, scientific and philosophical vocabulary : “race”, “progress”, “civilization”, “savagery”, “nature”, “bile”, “phlogiston”, etc. This vocabulary belongs to, and reveals, a larger world of analytical categories that exists as a universe of discourse, an intellectual worldview (Emmanuel Chukwudi Eze, 1997b, p. 7).

DEUXIÈME PARTIE :LA COULEUR DE LA RAISON

Plusieurs raisons m’ont encouragée à consacrer ce chapitre aux écrits racistes de Kant plutôt qu’au racisme/eurocentrisme d'autres auteurs. D'abord parce que, contrairement à Locke ou Jefferson qui possédaient tous les deux des intérêts commerciaux à maintenir l'institution esclavagiste, Kant n'a pas de raison particulière d'être partial puisqu'après tout, la Prusse de l'époque (et cela se confirmera pour l’Allemagne au courant des siècles suivants) ne manifeste que très peu d'intérêt à étendre son influence à l'extérieur des frontières de l'Europe. Quant à Hume, il aurait fallu se contenter d'une seule note de bas de page, avec un risque réel d'hypostasier une interprétation périlleuse. Inversement, Kant a consacré de nombreux cours et écrits à sa raciologie, laquelle est non seulement détaillée avec précision, mais aussi inscrite dans une philosophie de l'histoire. Enfin, et c'est là peut-être le plus important, parce que l'hégémonie de la philosophie pratique kantienne comme fondement de la théorie morale et politique contemporaine (en particulier en ce qui a trait aux enjeux relatifs à la justice globale ou au cosmopolitisme) est incontestable. S'il s'avérait, dès lors, que l'inégalité raciale induite par l'esclavagisme, l'impérialisme ou la colonisation ne soient pas des errements vis-à-vis de théories libérales idéales, mais plutôt, qu'elle figurait parmi ses fondements théorétiques, cela voudrait dire qu'il est impérieux de repenser radicalement nos prescriptions sur un futur cosmopolite et nos récits sur la Modernité philosophique. C'est la thèse que défendent plusieurs penseurs africains ou afrodescendants, dont Eze et Serequeberhan ou Mills.

Parmi les auteurs qui se sont intéressés à la question de savoir si l'étude critique de la raciologie kantienne remettait en cause les interprétations orthodoxes de sa philosophie pratique – et spécifiquement, l’universalisme de son égalitarisme -, on peut distinguer quatre types de prises de positions. Je les résume ici. La première « interprétation inégalitarienne » : Kant aurait maintenu ses vues racistes tout au long de sa carrière et celles-ci ne sont pas de simples préjugés sans incidence sur sa philosophie pratique. Tenants de cette lecture, aux côtés de Emmanuel Chukwudi Eze (1997a, 1999; 2002; 1997b) et Tsenay Serequeberhan (1996, 1997), on retrouve entre autres Charles W. Mills (1997; 2005, 2014), Robert Bernasconi (2001, 2002, 2011; 2000) et Charles Larrimore (2008) (IV). La deuxième interprétation affirme l’«universalisme inconsistant », selon lequel Kant aurait défendu ses idées racistes, y compris au courant de sa période critique, mais les aurait néanmoins abandonnées tardivement. Pauline Kleingeld (2007) situe ce revirement au courant de 1792, tandis que pour Sankhar Muthu (2013), Kant aurait opéré ce changement pendant les années 1780 (V). Les deux autres attitudes se définissent par la critique qu’ils formulent à l’égard de l’interprétation inégalitarienne. D’abord, la « position extrême » consiste à nier que les travaux de Kant sur la « race » aient une quelconque implication sur sa philosophie pratique : ils ne seraient en somme que le reflet de préjugés personnels, au même titre que d’autres de ses croyances farfelues (Louden, 2000; Malter, 1990; Wood, 1999) Fleischaker (2013). Ensuite, la « position modérée » (III) dont les tenants (Boxill & Hill, 2000) ne nient pas que les théories raciales aient été, pour Kant, un projet philosophique sérieux, mais rejettent l’idée qu’elles aient affectées ses propositions les plus centrales. En plus de ces quatre types de position, je défendrai une autre interprétation baptisée « transition paradigmatique » (troisième partie).

Apparentée à la thèse de l’interprétation inégalitarienne, la position de la transition reconnaît néanmoins une véritable rupture dans le discours raciologique kantien, au tournant des années 1790. Cette transformation de la pensée raciale kantienne semble avoir été opérée en même temps que le développement de ses idées sur le cosmopolitisme. Cette ambigüité théorique ne m’amène pas pour autant à conclure, comme Kleingeld, à un revirement soudain des vues racistes de Kant, mais seulement sa transformation. Plutôt, je relie cette impulsion à trois éléments que je développerai comme des arguments distincts : la vivacité des débats autour de la « race » avec des contemporains pour lesquels la position kantienne est indéfendable; le contexte politique de l’époque à laquelle il écrit, en Europe, mais surtout dans les colonies esclavagistes; l’exigence de cohérence téléologique dans le cadre de son cosmopolitisme. Mais avant de restituer les arguments en faveur de chacune de ces interprétations, il convient d’abord de situer la théorie raciale dans l’architectonique philosophique kantienne.

Outline

Documents relatifs