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CHAPITRE III D E LA RUSE COLONIALE À LA RECONSTRUCTION DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE

III. L’exemple de la négritude

Mouvement fédérateur de jeunes artistes et intellectuel.le.s africain.e.s et afro-descendant.e.s (Aimé et Suzanne Césaire, Paulette Nardal, Suzanne Roussy, Léon Gontran-Damas, Guy Tirolien, Birago Diop, Jacques Rabemananjara, Léopold Sédar Senghor, etc.), la négritude possède des fondements théoriques pluriels. Je ne m’intéresserai ici qu’aux analyses qui furent développées par les philosophes de la deuxième génération à l’encontre de la prémisse principale sur laquelle repose la négritude de Léopold Sédar Senghor (l’émotivité n***), en regrettant au passage qu’on ait tendance à la présenter comme épuisant le discours philosophique du continent.

La thèse retenue comme étant la plus fondamentale37 chez Senghor (1964) est certainement celle de la réalité particulière d’une idée particulière applicable aux modes de la vie des Africains : l’émotivité

n***. Selon lui, la culture noire puiserait sa force de sa proximité, voire de sa communion avec la nature,

le rythme, l’intuition, les ancêtres, bref avec tout ce qui, précisément, serait responsable de la déchéance de la culture occidentale. Contrairement aux Blancs pour qui la raison se donne comme modalité par excellence de la cognition, cette passion, cette pulsion, cette porosité pré-sensorielle, cette attitude d’abandon du Noir à son environnement définit son essence culturelle, l’authenticité de son identité négro-africaine : « l’émotion est n[***] comme la raison est héllène » (« Ce que l’homme noir apporte » dans Senghor 1964, t.1). Le n*** ne voit pas l’objet, il le « sent ».

Alors qu’il s’agissait avant tout d’un mouvement littéraire, Jean-Paul Sartre impulsera un tournant philosophique à la négritude en la présentant comme une philosophie existentialiste de « l’être- au-monde-du-n*** » dans son texte « Orphée noir » (Mudimbe, 1982). La négritude devient le moment d’une dialectique marxiste au sein de laquelle la conscience raciale, s’alliant à la révolution marxiste du prolétariat international, est vouée au dépassement par la promesse d’un monde sans classes ni « races »38. Ce « cri », cette prise de conscience par l’Africain de sa subjectivité (c’est-à-dire, de sa négritude) anticipe alors une libération totale de la violence que l’Occident impérial et capitaliste a infligé aux Noirs au nom de la supériorité de ses valeurs. Pour Mudimbe dans L’Odeur du père (1982), en systématisant en un tout cohérent une plurivocité créative, « Orphée noir » modifie l’échelle de conceptualisation des premières manifestations de la négritude, proposant de substituer une stratégie universaliste à une intériorité poétique, fixant les critères d’interprétation des contributions futures, nommant les règles par lesquelles la « race » noire est enjointe à se définir. Investie à nouveau frais par Senghor, cette négritude institutionnalisée s’extrait de la contingente de l’existence sartrienne pour devenir une qualité immuable de l’africanité, la « somme totale des valeurs africaines », le fondement épistémique d’une vision du monde désaliénée.

37 Peut-être à tort. Voir le travail de Souleymane Bachir Diagne, notamment, pour réhabiliter la négritude de

Senghor au-delà de son langage essentialiste (2010).

La distinguant de la négritude de Césaire39, Marcien Towa relève dans Poésie de la négritude :

approche structuraliste (1983) le remarquable conservatisme raciste des conceptualisations de Senghor,

étroitement liées quoique de manière réactionnaire, à la bibliothèque coloniale. Ainsi, la négritude reconduirait les dichotomies conceptuelles mobilisées pour justifier la suprématie blanche, dans une forme inversée de biologisation du culturel : l’ontologie n*** est de n’être qu’émotion plutôt que raison, au même titre qu’elle suppose aussi d’avoir les cheveux crépus ou la peau noire ; le climat tropical et l’activité pastorale des contrées où ses ancêtres ont vécu aurait formé sa psychologie, son « âme noire », une spécialité culturelle immuable ; etc.

L’essentiel aux yeux de Senghor est de poser la spécificité biologique du N[***], puis d’en déduire sa conduite et sa culture. Nous avons à faire à une théorie rigoureusement raciste ; le racisme en tant que théorie, consiste en effet à considérer le culturel comme une conséquence du patrimoine biologiquement héréditaire d’une race, une population donnée (269).

Relevant lui aussi cette proximité idéologique, Mudimbe ajoute que ce n’est pas un hasard si Sartre posa la poésie comme médium d’excellence de la négritude, et le rythme (tamtam, jazz, déhanchements, tous ces clichés racistes qui circulent jusqu’à nous) comme ciment de l’âme noire dans toute sa complexité. L’auteur montre tout le paradoxe de ce mouvement qui, cherchant à s’élever contre une culture qui les oppresse, n’en est pas moins une émanation des plus vibrantes. La possibilité de conceptualiser la différence africaine sous les modalités de la négritude s’échappe, nous dit-il, de l’Occident et spécialement, des préoccupations intellectuelles de la France d’entre-deux-guerres : sens de la relativité, notion de la conscience malheureuse, force de l’inconscient, valeur de l’intuition, exigence de liberté, remise en question de la civilisation occidentale, de la philosophie du progrès, etc.

Achille Mbembe (2013a) renchérit en rappelant que les milieux artistiques et anticoloniaux de la première moitié du XXe siècle français se rencontrent et produisent à l’unisson des discours esthétiques qui thématisent l’épuisement de la civilisation occidentale en glorifiant l’utopie du vitalisme africain, de l’inspiration que puise Picasso dans l’« art n*** » à l’écho à son surréalisme que croit rencontrer André Breton dans l’art haïtien. Pareillement, Abiola Irele (1998) relie l’émergence de la négritude aux contacts

39 Césaire est pleinement conscient des risques que fait peser l’adoption d’une perspective essentialiste de l’identité

noire : « le problème n’est pas [celui] d’une utopique et stérile tentative de réduplication, mais d’un dépassement. Ce n’est pas une société morte que nous voulons faire revivre. Nous laissons cela aux amateurs d’exotisme […] C’est une société nouvelle […] riche de toute la puissance productive moderne, chaude de toute la fraternité antique » (cité dans Towa 1983).

soutenus de l’élite africaine avec les traditions littéraires, esthétiques et philosophiques françaises par le moyen du système éducatif, considéré, en colonie française, comme l’outil par excellence de l’assimilation40.

Dans ce contexte de domination coloniale, il n’en demeure pas moins que les voix de la négritude se sont élevées avec courage afin de créer, de leur plume, un espace de subversion créatrice. La négritude est donc à appréhender avant tout comme une pensée réactionnaire – décoloniale – affirmant la noblesse morale et civilisationnelle qui leur est niée. Quelques critiques qu’on puisse lui opposer, la négritude jouera un rôle pionnier en Afrique francophone dans la déconstruction épistémique des mythes de l’Occident sur sa propre grandeur, en même temps qu’elle joue un rôle de premier plan dans l’expression d’une nouvelle conscience nationaliste qui débouchera, quelques années plus tard, sur les Indépendances.

Contextualisée, on pourrait sans doute pardonner à la négritude sa difficulté à sortir du territoire épistémique de la différence radicale si celle-ci ne s’était pas, après les Indépendances, figée en une esthétique normative à l’aune de laquelle juger l’ « africanité authentique » des autres contributions intellectuelles africaines et de l’identité politique. Ne pas témoigner, dans ses écrits, de la communion naturelle au rythme de la force vitale vous condamnent nécessairement à l’inauthenticité, à l’aliénation. « Ainsi, si la négritude qui se voulait un cri contre le mythe du n[***] sauvage par l’affirmation et l’illustration des valeurs culturelles qui témoignaient de son humanité a pu secouer les mythes de l’impérialisme culturel occidental, elle a aussi produit […] un autre mythe castrateur : l’unanimisme racial (Kavwahirehi, 2006, p. 53).

DEUXIÈME PARTIE :DANS LANTRE DU MAÎTRE

Intimement liées aux luttes nationalistes pour la décolonisation du continent, les propositions de ce paradigme décolonial sont néanmoins parvenues à s’imposer idéologiquement comme une nécessité philosophique, historique et épistémologique, enjoignant résolument les intellectuels africains qui s’y distancient à se justifier deux fois plutôt qu’une. Cette sommation à devoir répondre de ce qui est perçu comme une incartade à cette vulgate ne se conjugue d’ailleurs pas qu’au passé : de cette vive polémique,

nous ne sommes pas tout à fait sortis après plus d’un demi siècle d’échanges parfois véhéments. Quoique plébiscités au moment de leur formulation, les discours sur l’irrévocable altérité identitaire n’ont pourtant jamais fait l’objet d’un accueil unanime.

Parmi les critiques les plus précoces, Franz Fanon récusait déjà dans son Peau noire, masque

blanc (1971 (1952)) la quête du décrochage et la mythification de l’appartenance collective noire

postulées par l’entreprise de Senghor: « Je ne veux pas être la victime de la ruse d’un monde noir. Ma vie ne doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs n[***]. Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent » (139). De même, l’ethnophilosophie de Placide Tempels a été récusée d’emblée par Aimé Césaire (1950) comme une tentative désespérée de rescaper de la domination coloniale, l’évangélisation missionnaire notamment.

Ethnophilosophie, négritude, école historique et panafricanisme forment le corps de réflexion à l’encontre duquel les philosophes dits professionnels formuleront des doléances, menant progressivement la philosophie africaine à quitter le nativisme pour entreprendre un tournant paradigmatique. Animée par des débats prolifiques, cette période est connue sous la désignation de « querelle », « affaire », « dispute » ou « controverse » de la philosophie africaine. Se déployant sur une quinzaine d’années suivant les Indépendances, cette vaste entreprise de déconstruction radicale des discours décoloniaux de la première génération prend racine dans un contexte historique et politique particulier : celui de la désillusion nationaliste. Partout sur le continent, on assiste en effet à des dérives dictatoriales de la part des pères de nations nouvellement indépendantes, dont l’autoritarisme est souvent légitimé par le recours et l’instrumentalisation discursive de l’« authenticité africaine » et de la tradition. Pour les intellectuels, la symbolique de l’antagonisme moral entre un Occident castrateur et une Afrique vertueuse s’essouffle durablement.

Des thèses authentivistes, les philosophes autocritiques à partir de la deuxième génération contestent vigoureusement la présomption d’une souveraine rupture épistémologique avec l’ordre colonial. En substance, toutes posent simultanément la question du destinataire de telles propositions : visent-elles réellement à refonder, par, pour soi et les siens, l’africanité après la déchirure coloniale? Ou ne font-elles - sur le mode du ressentiment ou de la supplication – que quémander à l’ancien maître la reconnaissance d’une place au soleil d’une humanité niée? Pour les penseurs partis à la querelle, les philosophies de l’altérité radicale ne destinent pas leur parole à l’Afrique réelle, cette perspective épistémique depuis laquelle elles prétendent pourtant l’absolue nécessité d’un départ et d’une destination. Plutôt, l’Occident reste l’auditoire privilégié et leur Afrique, une fiction inventée de toute

pièce par lui. Ce faisant, les philosophies de l’altérité africaine restent coincées dans le piège de l’aliénation épistémique. Négritude, ethnophilosophie, panafricanisme, égyptologie diopienne, etc. reproduisent toutes les dichotomies exclusivistes de l’Occident sans les questionner, quand bien même ce serait pour les valoriser, et réifient les cultures africaines en les biologisant. C’est bien là le problème : si les philosophes décoloniaux cultivent une visée d’émancipation épistémique, leur démarche achoppe sur la question de la catégorie de « race » en renvoyant une image de l’africanité qui reproduit, la tête en bas, ses prérogatives.

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