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CHAPITRE II E MMANUEL K ANT ET LA BANALITÉ DU RACISME

I. Les noms de l’Autre

Avec la plupart des historiens de la philosophie, Eze situe la naissance du paradigme ouvert par les Lumières en contrepoint d’une série de révolutions scientifiques et culturelles, rendues possibles notamment par la redécouverte de la civilisation de l’âge classique. Avec la redécouverte de l’âge classique, Eze suggère un réinvestissement scientifique de la dichotomie, opérationnelle dès l’Antiquité, du Barbare (qui devient le « Sauvage ») face à l’homme civilisé. Durant l’époque médiévale, le Barbare est le nom donné à l’Autre, à celui qui vit hors de la culture latine. Il est celui contre lequel la civilisation chrétienne formule son autodéfinition. Le penseur congolais V.Y. Mudimbe18 le résume ainsi : « “Savage”, from the latin silvaticus […] is equivalent to marginality and, from a cultural normative space, designates the uncultivated » (1988, p. 27). Pareillement, des Grecs, les Lumières retiennent l’opposition entre les civilisés, ces animaux rationnels capables de s’organiser socialement selon les règles de la raison, et les Barbares vivant sous le règne du despotisme et de l’arbitraire. Mais à la différence de la

17 En particulier dans « Philosophy And The Man In Humanities » (Emmanuel Chukwudi Eze, 1999) et

« Answering The Question “What remains of Enlightenment?” » (2002).

18 À l’époque de la zaïrianisation lancée par Mobutu, il était interdit aux Zaïrois de porter des prénoms chrétiens.

conception moderne de la « race », la description qui est faite du Barbare dans la littérature classique, médiévale et antique est une fabulation de l’imagination sans contenu scientifique. Magali Bessone (2013) abonde dans le même sens lorsqu’elle retrace la « préhistoire » de l’idée de « race ». Chez les Anciens, l’opposition entre Grecs et Barbares s’appuie sur la notion de lignée familiale, d’organisation politique et sociale mais n’a pour fonction que d’asseoir l’antagonisme entre nous et les autres. Au Moyen-Âge et à la Renaissance, le terme de « gens » (traduit par « peuple » ou « nation »19) connote l’ancestralité commune, sans plus de vocation taxonomique. Le couple conceptuel permet toutefois déjà de servir un discours inégalitaire, désignant d’un côté « les égaux » et de l’autre, les inférieurs. Couplé aux nouvelles sciences de la nature, de la géographie et de l’ethnographie, l’actualisation, au XVIIIe siècle, de cette lecture engendre une nouvelle compréhension du monde fondée sur la confrontation entre, d’un côté, les « Sauvages », primitifs, archaïques et brutaux; de l’autre, les « Civilisés », doués de raison, progressistes, ancrés dans l’histoire.

Plus inédite, la seconde thèse d’Eze consiste à montrer que la centralité de l’interrogation philosophique sur l’homme, l’humanité, la raison, etc. fait écho à l’accélération des contacts interaciaux qui atteint, à l’époque des Lumières, un degré jamais égalé dans l’histoire. Rendues possibles par d’importantes innovations techniques, les premières découvertes d’autres continents (du XIIe au XVe siècle), l’intensification du commerce transatlantique (dont la traite), des voyages d’exploration scientifique et l’établissement de colons dans les terres nouvellement dominées favorisent la confrontation avec d’autres peuples, à des degrés et une vitesse inégalés dans le passé.

Du côté des Européens, dont les récits du Nouveau-Monde et d’ailleurs sont colportés par les aventuriers, les voyageurs, les négociants et par la presse, les us fort différents de ces peuples jusqu’alors inconnus suscitent une série d’interrogations sur la signification à donner à toutes ces variétés : ces monstres froids sont-ils humains? Que veut dire « être humain », tout court? Qui sommes-nous en regard d’eux? Quel critère permettrait d’établir notre/leur valeur propre? Sommes-nous égaux? Dans quelle direction s’oriente le progrès de l’histoire? etc. Pour Eze, cette anxiété identitaire a été déterminante dans la définition de la nature essentielle de l’homme vs ses qualités accidentelles :

In fact, Enlightenment declaration of itself as « the Age of Reason » is predicted precisely [mon emphase] upon the assumption that reason could historically only come to maturity in modern Europe, while the inhabitants of areas outside Europe, who were considered to be of non European

19 Pour une étude intéressante sur la transition dans l’usage des concepts (de « nation » à « race ») employés pour

désigner les mêmes groupements humains, se référer à Hudson, N. (1996). « From "Nation" to "Race": The Origin of Racial Classification in Eighteenth-Century Thought ».

racial and cultural origins, were consistently described and theorized as rationally inferior and savage (Eze, 1997, p.4).

Comme nous le verrons plus loin, Charles W. Mills reprendra explicitement à son compte la thèse métaphilosophique d’Eze dans « Kant’s Untermenschen » (2005) et ses écrits subséquents sur la « race ». C’est aussi une des thèses défendues par Achille Mbembe dans son Critique de la raison nègre : « La critique de la Modernité demeurera inachevée tant que nous n'aurons pas compris que son avènement coïncide avec l'apparition du principe de « race » et la lente transformation de ce principe en matrice privilégiée des techniques de domination, hier comme aujourd'hui » (2013a, p. 88). Dans cet ouvrage, le camerounais Achille Mbembe retrace cette histoire de rencontres interaciales mortifères en empruntant une approche généalogique foucaldienne par l’étude des pratiques de pouvoir (juridique, disciplinaire, psychique) ayant engendré l’essentialisation progressive et définitive du « sujet de race ». Co-constitutif de la naissance du capitalisme, le moment inaugural de la constitution du sujet de « race » est situé par Mbembe au courant de 1492, année durant laquelle commence la pratique du commerce triangulaire et de la traite atlantique : les navires affectés aux transports de toutes sortes de marchandises transportent aussi dans leurs cales des esclaves mis à corvée, souvent jusqu’à la mort. Sans surprise, c’est aux États-Unis que le travail législatif de fabrication du sujet de « race » est le plus proactif. Les premiers esclaves noirs foulent le sol des colonies britanniques d’Amérique du Nord en 161920 (en Virginie), mais ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard que la racialisation de la servitude se généralise, permettant aux « petits Blancs » prestataires de toute sorte de services de s'élever au-dessus des Noirs. Le travail de codification législative de l’infériorité raciale s'opère tout au long du XVIIe siècle avec, au Sud, la plantation comme dispositif disciplinaire aboutissant, en 1661, à un système explicitement racial : destitution civique des n***, exclusion des droits et privilèges garantis aux autres citoyens, incapacité juridique, asservissement systématique de la descendance, condition de kinlessness (« sans parent »), assignation à la catégorie juridique du bien mobilier, multiplication des codes noirs, etc. La multiplication des révoltes d’esclaves dans les colonies françaises et britanniques menace la paisible vérité de ce système racialisé dès le XVIIIe siècle. Une dizaine de milliers d’esclaves proclament leur émancipation pendant la guerre d'Indépendance étatsunienne. Plus de la moitié se range du côté des Patriotes américains; l’autre se laisse sûrement séduire par la promesse d’égalité faite par la couronne britannique afin de les enrôler aux côtés des Loyalistes. La déconvenue est immense à l’issue de la guerre

20 Ironie de l’histoire, le tout premier Noir libre à fouler le sol des Amériques est aussi un des pionniers de la

alors que le système esclavagiste est conforté. Cela n’empêchera pas que, moins de vingt ans plus tard, le 1er janvier 1804, la première république noire, Haïti, déclare son Indépendance.

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