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Le concept de « colonialité du genre »

Sur le plan des idées, il s’ensuit alors que ni le « genre » ni le « patriarcat » ne sont des universaux, mais plutôt des catégories conceptuelles relatives au contexte phénoménologique : toute volonté d’analyser les expériences africaines à la lumière de ces conceptualisations se feraient donc le relai inavouable d’une épistémologie puisant ses racines dans l’anthropologie coloniale en regard des femmes. Nzegwu (2004a) résume : si le patriarcat génère des inégalités de genre en Occident, c’est en vertu de la dichotomie public/privé qui assigne aux hommes l’exclusivité du domaine public, une réalité qui ne s’applique pas à l’Afrique. Par ailleurs, le recours hégémonique aux présupposés de la pensée féministe du Nord, quelle que soit la société interprétée, produirait des systèmes locaux de domination de genre, ce que Maria Lugones appelle la « colonialité du genre ».

La « colonialité » est un concept d’abord élaboré par le sociologue péruvien Aníbal Quijano (2000) permettant de souligner le caractère invasif de la violence coloniale demeurée vivace dans les imaginaires postcoloniaux et les divers aspects de l’existence sociale – à la différence du colonialisme et de la colonisation, délimités dans le temps. Lugones adopte les trois piliers de la colonialité selon Quijano pour les réévaluer à lumière de l’oppression spécifique que représente le carrefour entre genre/ « race », soit : la racialisation des colonisé.e.s; la division du travail articulée autour de lignes raciales; la production eurocentrée des connaissances. S’appuyant sur les analyses d’Oyěwùmí à propos des Yoruba, Lugones conclut à la constitution conjointe de la colonialité du pouvoir et d’un système de hiérarchisation sociale fondée sur le genre. La domination exercée par l’État patriarcal colonial jadis et par le capitalisme globalisé aujourd’hui se nourrirait simultanément du trio racialisation/marché/savoir dans leur dimension spécifiquement genrée, soit l’organisation hétérosexuelle et patriarcale du travail re/productif et le binarisme sexuel, deux caractéristiques par ailleurs étrangères aux sociétés précoloniales. On parle alors de « colonialité du genre ».

1) La racialisation des femmes colonisées. Mudimbe emploie la notion de « porno-tropiques » pour désigner des espaces présentés comme « vierges », progressivement érotisés, sur lesquels se projette littéralement l’imagination sexuelle des Européens, faite d’une combinaison de peurs et de désirs charnels brimés par la misère sexuelle des centres européens. Les descriptions font état d’« aberrations » gynécologiques, d’appétit sexuel démesuré, de promiscuité et perversion généralisée, etc. Une fois conquis les territoires coloniaux, ces hantises et ces fantasmes libidineux refoulés sont explorés, dans la violence, sur le corps même des Africains et Africaines. Même lorsque les administré.e.s atteignaient un degré de « civilisation » jugé tel par les clercs coloniaux, la présumée hypersexualisation impénitente de l’homme noir continue de le désigner comme une menace à la sécurité des femmes bourgeoises blanches; l’avidité sexuelle des femmes noires, quant à elles, demeureraient si bestiales que les hommes blancs leur préfèrent immanquablement des Blanches ; etc (Mudimbe, 1991).

2) La division patriarcale du travail. Pour Oyěwùmí, l’émergence en pays Yoruba des femmes - comme catégorie identifiable par l’anatomie, subordonnée aux hommes - est le résultat des politiques de l’État colonial qui affectent uniquement les hommes au travail considéré productif. J’y reviendrai, pour certaines, la valorisation différentielle entre production et reproduction n’aurait jamais été un enjeu, dans le contexte précolonial de sociétés de subsistance (Steady, 1981). En conséquence de la colonisation, les femmes se voient retirer des droits de succession sur la terre, exclure des rôles de

leadership, confinées aux tâches associées aux soins, à la reproduction, etc. De fait, même si elle reste

lacunaire au sujet de l’histoire des droits des femmes sur le continent, la littérature renchérit dans le sens de cette empreinte déstructurante des politiques coloniales sur les relations entre les sexes et sur l’autonomie (relative) des femmes au sein de leur communauté, quelle que soit la nation colonisatrice. Qu’ils soient missionnaires, militaires ou administrateurs civils, les colonisateurs abordèrent l’Afrique avec les préjugés racistes de l’anthropologie coloniale et sexistes de la société victorienne européenne. Ignorant les trajectoires propres aux Africaines, l’État colonial refusa de reconnaître le rôle actif que les femmes ont joué jusqu’alors.

Antérieurement à la colonisation, par exemple, les femmes occupaient un rôle de premier plan partout où se pratiquait l’agriculture56. Avec l’introduction de l’économie monétarisée et la

56 L’historienne spécialiste de l’Afrique Catherine Coquery-Vidrovitch note dans Les Africaines (1994) que la clé

de l’organisation agricole tenait partout à la division genrée du travail, quoiqu’il existât des disparités importantes sur la place des femmes et leur degré d’autonomie par rapport aux hommes selon les zones climatiques ou les idéologies religieuses. Les hommes sont chargés des travaux qui exigent une plus grande force physique, la construction et réfection de la maison et des greniers, la chasse, la pêche, la guerre) ; les femmes, de la gestion quotidienne de l’agriculture, des repas, des soins aux enfants, etc.

rationalisation de l’exploitation des terres, les femmes se voient reléguées au travail domestique non- rémunéré d’entretien des cultures vivrières d’autoconsommation, pendant que les hommes bénéficient de formation destinée à les transformer en main-d’œuvre salariée57, sous le patronage des Blancs. Là où il existait, les femmes se voient privées des formes de pouvoir politique dont disposaient une certaine catégorie d’entre elles, que ce soit en vertu de leur âge, de leur statut social ou de leur poids économique, avant la colonisation; on nie aussi les rôles qu’elles occupent dans les institutions spécifiques de femmes (sociétés d’initiation, associations de marchandes, conseils de village, etc.). Si les politiques en matière de genre varient d’un colonisateur à l’autre et ne sont pas toujours cohérentes, toujours règne la méfiance vis-à-vis de leurs potentielles initiatives (Goerg, 1997).

3) L’eurocentrisme de l’épistémè visualiste. Pour Oyěwùmí, c’est tout l’épistémè occidental qui

est en cause lorsque les Euraméricains se sentent justifiés d’employer des critères superficiels, inscrits sur le corps de l’autre, pour le racialiser. En cause, la supériorité accordée au sens de la vue comme voie privilégiée d’accès au savoir. La primauté de la propriété morphologique comme indicateur (visuel) de la différence, au détriment de tous les autres critères susceptibles de permettre l’identification de l’altérité conduit nécessairement à adopter, comme un a priori de la pensée, le dismorphisme biologique. Elle ajoute que ce primat du visuel donne lieu à des dichotomies (blanc/noir, femme/homme, homosexualité/hétérosexualité, etc.) qui lient nécessairement le corps physique au corps social. Sans entrer dans le détail, l’autrice nous dit que les Africain.e.s ne privilégient pas ce mode d’appréhension visuel de sorte qu’il serait, à leur égard, plus adapté de parler de worldsense que de worldview.Bref, si le genre est devenu une réalité sociologique chez les Yoruba comme en Afrique en général, ce serait à

cause de la colonialité du genre induite notamment par la traduction de la vie des femmes et des hommes

africain.e.s dans des concepts de la pensée féministe occidentale et dans la langue anglaise, c’est-à-dire d’une manière qui puisse concorder avec les modèles de raisonnements éclairés par le binarisme sexuel. « For Yoruba […] at certain levels in the society and in some spheres, the notion of an « unsexed humanity » is neither a dream to aspire nor a memory to be realized. It exists, albeit in concatenation with the reality of separate and hierarchical sexes imposed during the colonial period » (Oyěwùmí, 1997, p. 156).

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