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Une certaine téléologie de l’histoire

CHAPITRE II E MMANUEL K ANT ET LA BANALITÉ DU RACISME

VIII. Une certaine téléologie de l’histoire

Pour Samuel Fleischaker (2013) et les autres partisans de la « position extrême », les remarques empiriques de Kant sur les Noirs, les « races » non-européennes, les femmes ou les Juifs sont théorétiquement marginales. Après tout, Kant avait de petites phobies personnelles et des croyances farfelues plutôt nombreuses (la chimie ne sera jamais une science; la masturbation est un mal; Frédéric Le Grand est un poète majeur; qui perd ses fluides encoure un grand danger), lesquelles n’entacherait pas pour autant son incontestable canonicité au sein de la philosophie moderne. À juste titre, C. W. Mills fait valoir qu’il existe une différence qualitative capitale entre ces remarques idiosynchratiques et des propositions empiriques sexistes et racistes ayant permis de justifier idéologiquement la subordination de la majorité de l’humanité au courant de la Modernité.

Mais qu’en est-il de la valeur théorétique de la « race » dans le système kantien? L’infériorité raciale est-elle, comme le soutient Eze, une exigence transcendantale, un a priori de la raison pure? Kant reprochait au système naturaliste de Linné une absence de fondements transcendantaux dont la science a besoin pour produire une connaissance ayant valeur universelle. Selon Cassirer, c’est précisément pour combler ce vide chez Linné que Kant écrit sa Critique de la faculté de juger (1790). Or, Robert Bernasconi nous dit que la « race » est l’objet central de la discussion portant sur la téléologie dans cette

Critique. La philosophie de l’histoire kantienne peut-elle nous aider à comprendre la qualité

épistémologique du jugement d’affirmation morale ayant pour objet la « race »?

Dans sa Critique de la faculté de juger (1789), Kant élabore une compréhension téléologique de la nature dans laquelle la société bourgeoise et le cosmopolitisme (pour la première fois) sont présentés comme fin de la nature (Lettow, 2013; Schiebinger, 1990). Dans son article « Modes of Naturalization : Race, Sex and Biology in Kant, Schelling et Hegel », en référence aux femmes, Susanne Lettow (2013) montre que le projet de perfectionnement moral déployé dans cette Critique n’est applicable qu’au mâle, blanc et bourgeois. La femme fait néanmoins partie du processus, mais seulement en tant qu’elle aide l’homme à se réaliser lui-même. Lettow conclut que ce contrat naturel entre les sexes est nécessaire au processus général d’auto-perfectionnement des hommes. Qu’en est-il de la « race »? A-t-elle une

fonction similaire à celle du sexe dans l’organisation du progrès moral? Quel rôle joue-t-elle dans la téléologie de l’histoire?

Simon-Alexandre Zavadil (2000) résume la thèse de son passionnant article « Examen du rôle de la peau dans la constitution de la pensée kantienne de l’histoire » comme suit : la peau à un rôle adaptatif capital dans le providentialisme téléologique de Kant; cette centralité met en lumière la tension qui existe entre d’un côté, l’histoire naturelle du développement des « races » (comme mode d’adaptation à un milieu naturel) et; de l’autre, l’histoire cosmopolitique fondée sur l’évolution

pragmatique des idées de liberté et de progrès.

Kant, nous l’avons vu, postule l’existence de prédéterminations héréditaires, toutes forcloses au départ dans une souche primordiale, lesquelles éclosent et se singularisant peu à peu au contact d’un environnement climatique attitré au développement de cette « race-là ». Pour Zavadil, « l’héréditaire se présente […] comme l’équivalent biologique de l’a priori, puisque la fonction qui lui est dévolue est avant tout de permettre une neutralisation de tout facteur externe, mais […] il s’avère en même temps absolument indissociable d’une nature bienveillante » (383). Il s’ensuit que la liaison conceptuelle que Kant établit entre 1) l’hérédité des caractéristiques liées à 2) l’état de plénitude atteint par la première génération dans son climat de prédilection, traduit l’idée d’une auto-finalité naturelle de l’homme, y compris dans sa dimension corporelle, externe.

Rien d’étranger ne doit pouvoir s’introduire dans les interstices de ce projet providentiel. Comme le miroir de cette visée, la couleur de la peau est le texte sur lequel se lit, en grosses lettres, la dynamique historique prévue par la nature pour celui qui en est revêtu. Plus précisément, la peau se situe à l’intersection de 1) l’hérédité a prioritique de sa couleur et 2) la contingence des conditions environnementales dans lesquelles elle se pigmente. La « main invisible » du providentialisme téléologique « aménage » la contingence de sorte qu’elle s’oriente nécessairement dans la direction du progrès moral, c’est-à-dire - pour le Blanc seulement - du perfectionnement de l’homme dans sa dimension interne, en tant qu’agent moral, libre et autonome (anthropologie pragmatique). Inversement, le caractère infaillible de la transmission signifie que le n*** est invariablement destiné à la stagnation définitive dans l’inaptitude à développer un capital symbolique. Il est, comme le fera valoir Hegel quelques années plus tard, condamné à être expulsé de l’Histoire.

Entre la « race », externe, corporelle, biologique, etc. et la « personne », psychologique, morale, capable de perfectionnement, il y aurait donc bien une continuité théorétique fondamentale qui rend improbable une hiérarchisation des savoirs (telle que défendue par les partisans de la « position extrême »). L’hérédité de l’infériorité raciale serait bien un a priori de la raison pure. Je vois mal comment

Charles Larrimore (2008) peut soutenir que Kant ne fait qu’offrir le cadre normatif au sein duquel d’autres auteurs viendront ensuite greffer l’idée que les caractéristiques physiques déterminent le caractère moral, sauf à dire que Kant ait abandonné cette idée dans des écrits tardifs. Mais, comme le reconnaît Kleingeld, cette adéquation resurgit dès que la nécessité logique l’exige.

En même temps, Larrimore fait valoir (et il rajoute que Kant est un des premiers à le théoriser) que, chez Kant, les Blancs ne se pensent pas comme partie à une « race » : ils sont, en quelque sorte, « la race qui transcende les races », (l’ancêtre du « privilège blanc » (McIntosh, 1989), celle qui est co- extensive du progrès de l’humanité, son mode « par défaut » (Charles W. Mills, 2014)). De là à dire qu’entre « race » et « personne », il y a un pas que les Blancs sont seuls à pouvoir franchir, il n’y a pourtant qu’un pas que Larrimore ne franchit pas, contrairement Mills, comme je le verrai plus loin.

Dans cette course du progrès de l’histoire, des aberrations surviennent néanmoins : pensons au métissage ou aux exemples des Albinos, des Tziganes, des Amérindiens, de toutes ces « monstruosités » entravées dans leur chemin vers le finalisme désigné par la nature. Mais si surviennent des accidents de parcours, prévus par la nature pour des raisons qui nous échappent, le grand programme de l’histoire en marche n’en est pas pour autant détourné. Que la théorie raciale soit articulée dans les termes d’une histoire téléologique condamne une partie des peuples de ce monde à rester définitivement au ban de l’histoire, voire, de l’humanité. Kant « projette au dehors (de l’Europe) la possibilité de la chute ou de la déviation, sans qu’il s’agisse d’être ce que l’autre doit être, mais bien plutôt en étant ce qu’il est inapte à être » (Zavadil, 2000, p. 398). Cela rejoint les thèses de Mbembe, Eze, Serequeberhan ou Mills, pour qui la Modernité s’est construite en se servant de l’Autre, du n***, du Barbare, du Sauvage, comme d’un repoussoir à partir duquel affirmer sa soi-disant spécificité et sa supériorité morale. Disparu de la version publiée, dans ses notes préparatoires à son Projet de paix perpétuel, Kant continue d’assigner un rôle à la différence raciale en tant que force qui garde les humains séparés (Kleingeld, 2007). Pour Kant, nous l’avons vu, l’interdiction du métissage est absolu, ne faisant que dégrader les talents de la « bonne race » des Blancs et laisser intacte, dans son infériorité, la « race » dégradée. Pour Bernasconi, cette idée de menace de dégénérescence se trouve au coeur de la théorie raciale kantienne. En fait, la destination de l’histoire en direction du cosmopolitisme repose non pas sur l’évidence de l’unité de l’espèce, mais sur celle de la circularité de la terre : puisque toutes les nations peuvent être amenées à commercer entre elles, elles doivent être encadrées par un droit cosmopolitique. Comment, dès lors, expliquer l’abandon, dans le cosmopolitisme, de la différence raciale comme marqueur d’exclusion de la communauté politique (a fortiori humaine)? Comment concilier le racisme aprioritique et la condamnation de l’iniquité des conquêtes? de l’esclavage? leur infraction au droit cosmopolitique?

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