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La théorie raciale dans l’architecture kantienne

CHAPITRE II E MMANUEL K ANT ET LA BANALITÉ DU RACISME

III. La théorie raciale dans l’architecture kantienne

Les écrits raciaux de Kant auxquels s’est d’abord intéressé Emmanuel C. Eze (Emmanuel Chukwudi Eze, 1997a) sont au nombre de six21, soit, l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798, pour la première édition, à partir de leçons d’anthropologie – les « Menschenkunde » - vraisemblablement données en 1781-82 (Kleingeld, 2007)), sa Géographie physique (publication posthume (1805) réunissant des notes de cours enseignés de 1756 à 1797), Observations sur le Sentiment

du Beau et du Sublime (1764) ainsi que ses articles « Des différentes « races » humaines » (sous forme

d’annonce de cours, publiée en 1775, puis remaniée pour la revue Philosophie pour le monde, en 1777), « Définition du concept de race humaine » (1785) » et « Conjectures sur les débuts de l’histoire de l’histoire humaine » (1786). Mis à part ceux-ci, le corpus de textes susceptible d’offrir un éclairage à l’anthropologie raciale de Kant comprend par ailleurs son Idée d’une histoire universelle du point de vue

cosmopolitique (1784), « Qu’est-ce que les Lumières? » (1784), « Définition du concept de race humaine

» (nov. 1785), son commentaire (1785) de l’essai Idée pour une philosophie de l’histoire de l’humanité de son ancien étudiant Johann Gottfried von Herder, « Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine » (1786), « Sur l’emploi des principes téléologiques en philosophie » (1788), Critique de la faculté de

juger (1790), Projet de paix perpétuel (1795) et La métaphysique des moeurs (1796-97).

Pour discréditer l’importance théorétique des écrits racistes de Kant, les tenants de la « position extrême » comme Fleischaker, Malter, Wood et Louden se livrent à une sorte de partition des formes de discours, dont ceux sur la « race » auraient un statut épistémique inférieur, en traçant une sorte de cordon sanitaire autour de sa théorie morale, comme pour la préserver de la contamination de ses propositions inégalitariennes défendues ailleurs. Pour ces auteurs, les remarques racistes de Kant ne s’élèvent pas, à l’évidence, au statut de théorie idéale puisque la notion phare de « personne » ne retient pas la possibilité d’une infériorité de certains hommes. La moralité étant un a priori, celle des non-Blancs est en même temps garantie. Autrement dit, sur le chemin du formalisme, la philosophie morale s’est en quelque sorte hygiénisée, désinfectée de ses préjugés racistes non-idéaux. C.W. Mills montre que cet argument est circulaire puisque, justement, toute la question est de savoir si tel était bien le cas, pour Kant, que les « races » non-européennes soient susceptibles d’être appréhendées selon les exigences normatives qui

21 Plusieurs commentateurs reprochent à Eze et Serequeberhan de faire abstraction de la chronologie des écrits

raciaux de Kant, occultant du même coup le changement qu’opère la Critique de la raison pure (1781) dans son système théorique. Pour que ce reproche soit pertinent, il aurait fallu faire la démonstration qu’une révolution s’y opère sur la question spécifique de la « race » ce dont, nous le verrons au CHAPITRE V, on peut avoir plusieurs

définissent la personne morale. En somme, « what is a priori is that all rational beings are deserving our respect; its not a priori that all humans are rational beings » (Charles W. Mills, 2005, p. 24).

Plus généralement, on peine à comprendre selon quel critère Fleischaker, Malter, Wood et Louden déterminent les modalités à partir desquelles une telle frontière épistémique peut être érigée entre plusieurs types de travaux. D’abord, à l’époque, la stabilité des disciplines et sous-disciplines académiques telle que nous la connaissons n’est pas encore tout à fait établie. Chez Kant, par exemple, les interrogations susceptibles, en 1780, d’être soulevées au titre de son « anthropologie pragmatique » s’insèreront plus tard dans sa philosophie morale et politique. Aussi, Kant - qui fut le premier à introduire la géographie culturelle à l’université de Königsberg en 1756 et l’anthropologie dans les universités allemandes, en 1772 – ne stabilise la distinction entre ces deux disciplines qu’en 1764.

Ensuite, comme le dénombre Eze, Kant a consacré au moins cinq longs essais et deux livres à sa théorie raciale, exclusivement. Au courant de sa carrière, il a dispensé plus de cours en anthropologie et en géographie physique (72) qu’en logique (54), métaphysique (49), philosophie morale (28) ou physique théorique (20). En outre, le philosophe allemand se montre ouvertement convaincu de l’importance de sa contribution théorique aux débats disciplinaires de son époque dans une lettre envoyée à son éditeur Johann Jacob Engel pour la revue dans laquelle il remanie son premier essai théorique sur la « race », « Des différentes races humaines » (1777) (Kleingeld, 2007). L’argument le plus convaincant en faveur d’une hiérarchisation des savoirs provient des défenseurs de la « position modérée », Hill et Boxill (2000). Il repose sur l’analyse du statut épistémique différentiel que la théorie de la connaissance kantienne assignerait aux différents types d’affirmations morales soutenues dans les deux corps de travaux. Ainsi, (a) que « toute personne doit être traitée avec un respect égal » est une vérité synthétique a priori (antérieur à l’expérience) tandis que (b) « l’appartenance à la « race » blanche est un prérequis au progrès moral » est un jugement empirique a posteriori. Puisque (a) est un a priori indépendant de l’expérience, elle n’est pas affectée par la fausseté de la croyance empirique (b); ce faisant, la philosophie morale sort indemne, à l’épreuve de la raciologie.

La « position extrême » hypostasie indûment l’affirmation selon laquelle (c) « l’idée que le monde des personnes inclut nécessairement le monde de la race » en l’érigeant en a priori de la raison pure. Enfin, une quatrième option (d) consisterait à élever l’affirmation (b) au statut de vérité a priori - ce que défend Eze - ce qui reviendrait à dire que les écrits racistes kantiens s’appuient sur des affirmations morales d’égale valeur à celles contenues dans sa philosophie morale et, qu’en cela, elles ne peuvent agir comme critère discriminatoire au service d’une hiérarchisation des savoirs. Pour l’ensemble de ces auteurs, y compris Mills, en élevant la « race » au statut de transcendantal, l’interprétation (d) est

également erronée sans être forcément nécessaire à la preuve qu’Eze souhaite mener. Notons déjà cependant que, s’il me semble bien excessif de faire de la « race » un transcendental (celle-ci se développe effectivement dans la contingence de conditions climatiques données), il semble que son

caractère héréditaire occupe, lui, le rôle d’un a priori de la raison pure, une condition nécessaire de

l’expérience. Nous allons y revenir.

Pour l’instant, disons que, plutôt que d’isoler certains écrits racistes et de les mettre en quarantaine, il me semble plus fidèle au projet kantien d’envisager ces écrits comme une des pierres d’un seul programme intellectuel, systématique. Ainsi, dans sa préface à l’Anthropologie, Kant envisage d'articuler l’entièreté de la connaissance du monde autour des deux axes de (1) la géographie (ou anthropologie théorique) et de (2) l’anthropologie pragmatique, ces deux sciences se déclinant elles- mêmes, respectivement, en (a) géographie physique et (b) morale; et en (c) anthropologie physiologique et (d) pragmatique. L’étude des « races » humaines fait l’objet de (1) l’anthropologie théorique (ou géographie), laquelle traite du corps humain, de la dimension externe de l’homme. Cette science induit des connaissances physiologiques, scientifiques, causales qui consistent à comprendre ce que la nature fait de l’homme, en établissant des classifications selon le critère de la différence anatomique, des fonctions naturelles et biologiques.

L’anthropologie théorique se subdivise en deux sous-catégories : (a) la géographie physique, qui s’intéresse à la couleur, aux caractéristiques faciales, à la taille, à l’aspect de l’homme; (b) la géographie morale, qui s’intéresse à l’impact de la nature sur la culture, les us et coutumes de chacun des groupements humains. L’anthropologie (pragmatique) traite, quant à elle, de l’âme et de l’esprit humain, de la dimension morale, interne de l’homme. L’anthropologie produit des connaissances pragmatiques, morales, dans son étude de l’homme en tant qu’être distinct de l’animal, c’est-à-dire en tant qu’il est un agent moral, libre, autonome, réflexif, susceptible de se donner ses propres fins. Elle se décline en (c) anthropologie physiologique, qui traite de la partie inconsciente de l’homme dans la nature et en (d) anthropologie pragmatique qui s’intéresse à la liberté, à la connaissance morale, à l’homme en tant que « fin dernière de la nature ».

Dans un article portant sur les modes d’essentialisation de la disparité raciale et de genre, Susanne Lettow (2013) note avec Eze que les différences raciales sont explicitement condamnées à ne faire l’objet que d’un savoir théorique sur le monde, exclues qu’elles sont du jeu pragmatique. Fait intéressant, elle ajoute que les caractéristiques féminines sont, quant à elles au contraire, des affirmations

normatives qui appartiennent à la sphère de la pragmatique. Cela revient à dire que, dans le combat conceptuel entre le sexe faible de la « race » dominante et le sexe fort de la « race » inférieure, c’est la première qui devance les Noir.e.s sur le chemin de l’évolution humaine (Schiebinger).

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