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Le panafricanisme comme anti-racisme

CHAPITRE V- L E COSMOPOLITISME À L ’ ÉPREUVE DE L ’A FRIQUE

V. Le panafricanisme comme anti-racisme

La position éliminationniste de la « race », que défend explicitement Appiah notamment, découle d’une conception naturaliste de la catégorie de « race » qu’il s’emploie à déconstruire. Depuis la déclaration de l’UNESCO sur la « Question des races » (1950), en effet, le consensus partagé par la communauté scientifique est que les marqueurs phénotypiques (peau, cheveux, traits) déclarés signifiants pour la classification des groupements humains ne correspondent en rien à des différences humaines fondamentales. Par conséquent, les systèmes typologiques (les Caucasiens, Noirs, Asiatiques, etc.) motivés par de tels critères ne reflètent rien de plus que l’importance que la coutume ou l’histoire a accordé à des ressemblances arbitrairement sélectionnées, au mépris des autres points communs qui auraient pu être sélectionnés pour attester des similitudes entre tous les humains (Bessone & Sabbagh, 2015). Ainsi, l’UNESCO déclarait : « Racial prejudice and discrimination in the world arise from historical and social phenomena and falsely claim the sanction of science » (UNESCO, cité dans Appiah 2015, 6). Le problème n’est donc pas tant de reconnaître que la « race » n’a pas de soubassements biologiques, que de se demander si elle est toujours un « phénomène social » : or, il est manifeste que le racisme continue d’exister indépendamment de la croyance scientifique ou populaire en l’existence de « race ».

Dans L’idéologie raciste (1972), Colette Guillaumin décrit la « race » comme un présupposé, toujours d’actualité, de la pensée ordinaire c’est-à-dire comme un signe plutôt qu’un concept : le « concept » (celui de la « race » biologique) a pour fonction de décrire un ensemble de propriétés observables autorisant une compréhension universelle de ce dont on parle ; le signe quant à lui coïncide avec une construction de la réalité qui parvient à faire l’économie de la référence aux faits tout en se donnant simultanément comme une donnée empirique incontestable. Ainsi, non seulement la pensée raciale continue-t-elle de jouer sur les imaginaires populaires s’éxécutant en racisme culturaliste, elle continue de frayer son chemin en science, que ce soit en génétique populationnelle (le recours au test d’ADN pour « prouver » son ancestralité autochtone), en médecine (le rattachement de pathologies comme l’anémie falsiforme, le déficit en G6PD, etc. à certains groupes « raciaux »), ou en sciences humaines (l’emploi d’un indice de « développement humain »), etc. (Fassin & Fassin, 2006). La conception socio-constructiviste de la « race » (la « racisation ») est donc mieux outillée pour rendre compte du monde tel qu’il est qu’une position éliminationniste : « être noir n’est ni une essence ni une culture, mais le produit d’un rapport social : il y a des Noirs parce qu’on les considère comme tels » (Ndiaye, 2006, p. 37).

On ne s’attardera pas sur les problèmes inhérents au nationalisme noir de la première heure. Le contexte scientifique et politique dans lequel s’inscrit la parole de Crummel, Blyden ou Delany ne laissait pas grande latitude pour concevoir l’appartenance culturelle à l’extérieur de la pensée raciale naturaliste : je verrai pourquoi plus loin. En revanche, au-delà du constat ponctuel de cette affirmation de l’identité raciale au XIXe siècle, on ne peut qu’admettre que la pensée noire afro-américaine continue jusqu’à aujourd’hui de témoigner d’un attachement profond à l’idée d’une identité éthique appuyée sur une appartenance à un groupe distinct se définissant par l’héritage de l’esclavage. En ce sens, on ne peut pas tout bonnement opposer une stratégie argumentative qui viserait à saper les fondements moraux de cette formation culturelle pluriséculaire en la réduisant à une « lamentation » qui s’essouffle à ressasser l’esclavage/la colonisation/l’apartheid. Les Noirs en situation post-esclavagiste ont survécu à une histoire qui visait ouvertement leur élimination encombrante100 : il y a quelque chose d’indécent à les empêcher de célébrer leur survie. On s’étonnera par exemple que les accusateurs de Du Bois n’aient pas noté, par exemple, que la publication de son Conservation of Races (1897) survient l’année qui suit le jugement Plessy vs Ferguson de la Cour suprême américaine, lequel légalise la ségrégation raciale au mépris de la constitution d’après-guerre qui liait l’abolition de l’esclavage des Noirs à l’attibution d’une pleine citoyenneté. En ignorant le reste, Appiah s’intéresse exclusivement à l’héritage de Johann Gottfried Von Herder et de sa notion de « vie spirituelle de la nation » (Volkgeist) que Du Bois traduit par l’« aspiration morale » (moral striving) du peuple noir. Ce qui conduit Appiah à postuler une équivalence entre la conviction de Du Bois selon laquelle le « message entier, complet de la « race » n[***] n’a pas encore été délivré au monde » (cité dans Appiah 2014, 90)1 et les dons présumés des « races » germaniques (la science et la philosophie), romanes (l’art et la littérature), etc. Plutôt que par l’emprunt passif de la pensée germanique, on aurait pu aisément justifier existentiellement un recours à l’appel de la « Neg** mission » par la menace du projet d’extermination que masquaient à peine les lois Jim Crow ou la menace terroriste du tribunal populaire du lynchage : « Is this right? Is it rational? Is it good policy? Have we in America a distinct mission as a race – a distinct sphere of action and an opportunity for race development, or is self-obliteration the highest end to which Negro blood dare aspire? (cité dans Gordon 2013, 18). On aurait pu aussi se féliciter que Du Bois ait revisité la conception de « race »-comme-culture d’Herder, plutôt que celle contre laquelle il s’élève : le racisme biologique de Kant (voir CHAPITRE II).

S’il y a bien des écoles de pensée (comme l’afrocentricité) qui ne semblent pas encore savoir que la « race » à laquelle ils revendiquent une appartenance n’existe pas, ce n’est pas le cas d’un auteur

comme W.E.B. Du Bois. Ce que nous disent sa rigueur et son effort maintenu à raffiner dans le temps sa conception de la « race », c’est bien que son engagement politique est d’abord une condamnation de la permanence, de la continuité et du renouvellement sans fin de la racisation dont font l’objet les Noirs depuis la traite jusqu’à l’esclavage, la colonisation, la confiscation de leurs droits civiques, etc ; non pas la mise en place d’un projet d’hégémonie culturelle noire. Le panafricaniste mégalomane Marcus Garvey, visionnaire d’un Empire noir universel, était lui-même horripilé par la collégialité entre Blancs et Noirs au sein d’une organisation comme la NAACP101 que fonde Du Bois (Towa, 2015) « Du Bois urges us to take seriously the meaning of a future without black people » (Gordon, 2013, p. 20). Dans ce contexte, il n’y a pas de problème à articuler la lutte panafricaine sur l’affirmation de la « conservation de race », une expression qui vise à attester du fait qu’ils continuent d’exister contre toutes probabilités ; ni n’est-il problématique de faire du réceptacle de la « race » un signe retourné, surchargé cette fois-ci de positivités (proclamant, pour les Afro-américains, l’unité indispensable à la résistance au racisme). On ne doit pas négliger la force créatrice de cet acte d’empowerment et de réunification imaginaire. Peu importe le groupe concerné, l’imagination collective est toujours le fruit d’un processus continu d’inventions, d’appropriations, de rejets, de productions nouvelles, de représentations changeantes. Le problème du panafricanisme réside plutôt dans la volonté d’ancrer cet imaginaire dans le fixisme de la « race » biologique, une position qui n’est pas attribuable à Du Bois. Pour ceux d’entre les Afro-américains pour qui cette part de l’identité est capitale, ce qui importe, ce n’est pas tant la lignée en tant que telle que l’expérience d’une vie perçue sous le signe d’un groupe de gens s’expérimentant et se reconnaissant comme membres d’un peuple d’ascendance commune. Appiah a beau jeu de reprocher, un siècle plus tard, des relents racialistes à une programmatique qui naissait pendant que le racisme était la norme. On ne peut pas cadenasser une démarche existentialiste dans la fixité d’un normativisme valable en tout lieu et de tout temps (Gordon, 2013). Ce qui anime par-dessus tout la démarche de Du Bois du point de vue de son engagement en faveur de la décolonisation et des droits civiques, c’est de penser la lutte contre le racisme structurel des institutions américaines ou de l’impérialisme, peu importe la région du monde où il le fait. Une fois étudiée du point de vue transnationale, on pourrait dire que l’énigme des fondements d’une unité politique passe au second plan.

L’analyse féministe intersectionnelle nous apporte d’ailleurs beaucoup pour la relativisation de la centralité de la « race » dans le mouvement panafricaniste de la fin du XIXe siècle. Quoique le récit officiel ait effacé leur contribution, on s’en étonnera à peine, l’activisme panafricaniste a été vastement investi par des femmes qu’on reconnaît à la fois comme des pionnières de la pensée féministe noire. Fait

partie de la délégation américaine du premier Congrès de 1900, par exemple, Anna Julia Cooper à qui l’on attribue la maternité de l’articulation théorique de l’intersection genre/ « race » dans son roman A

Voice from the South (1982). Le quatrième Congrès de 1927 est décrit comme ayant été co-sponsorisé

par la Women’s International League and Freedom dont Amy Ashwood Garvey et Adelaïde Casely Hayford sont membres, ces « femmes de » (pourtant divorcées) figures centrales du panafricanisme, respectivement, Marcus Garvey et J.E. Casely Hayford. Dans ses mémoires, Amy Ashwood Garvey se présente comme co-fondatrice avec son ex-mari de l’UNIA. Au Congrès de 1945, elle et Alma La Badie sont les deux seules femmes à présider des sessions. Elles militent pour an « equal pay for equal work regardless of nationality, creed or race ; removal of all disabilities affecting the employment of women ; […] modernisation of existing Bastardy Laws, with legal provisions for the registration of fathers with adequate safeguards and the abolition of the « schoolgirl » system in domestic services » (Padmore, cité dans Reddock 2014), des résolutions qui seront retenues dans le document final relatif aux Antilles (Boyce Davis, 2014; Reddock, 2014). Le fait que leur lutte panafricaine s’articule dès le départ contre la double oppression de « race » et de genre milite en faveur de la relativisation, au sein du panafricanisme, d’une identité naturaliste de « race » et de l’adoption d’une interprétation constructiviste.

En somme, plutôt que de s’immobiliser dans l’essentialisme impérialiste depuis lequel est née la pensée moderne noire, Paul Gilroy dans Black Atlantic (2017), Stuart Hall dans « Cultural Identity and Diaspora » (1990) ou Anthony Mangeon dans « Du mouvement panafricain à l’afropolitanisme contemporain » (2015a) proposent qu’on ré-interprète les propositions politiques atlantiques à la lumière des luttes qu’elles ont permis de mener comme un processus continu qui « belongs to the future as much as to the past » (Hall 1990, 112), une proposition qui n’est pas très loin de la politique d’authenticité postcoloniale que j’ai qualifiée d’« africanité prospective » au CHAPITRE III. L’identité fondée sur l’idée d’une mémoire des sévices subis sous l’esclavage est la réponse que module l’afro-descendance102 pour résoudre la question lancinante de sa propre définition (la blackness) : en ce sens, elle n’a pas à être « réfutée ». L’africanité des Africains peut très bien se définir autrement sans que cela ne prive les deux bords d’un socle commun pour une alliance. Ainsi, si l’on transpose l’enjeu du panafricanisme aujourd’hui, la question ne serait désormais plus de savoir si la « race » peut servir de support à l’unité transnationale noire, mais plutôt si le constat de la racisation structurelle peut le faire, au-delà de leurs différences culturelles. C’est là qu’a toujours résidé, me semble-t-il, la possibilité du panafricanisme.

102 Et plus généralement, souvent, la conscience afro-diasporique, c’est-à-dire de la diaspora noire et africaine en

TROISIÈME PARTIE :L’UNIVERSALISATION DE LUNIVERSEL

En somme, ni l’afropolitanisme de Mbembe ni le cosmopolitisme ancré d’Appiah ne parviennent à condenser tout le pouvoir émancipatoire de l’internationalisme panafricain de la fin du XIXe siècle, malgré que celui-ci ait pu parfois s’édifier sur des prémisses problématiques à l’égard de l’identité de « race ». Parce qu’il est l’incarnation pratique d’une bataille normative d’élargissement des idéaux modernes par-delà la racisation, je voudrais montrer au contraire que la puissance universalisante du panafricanisme est beaucoup plus importante que les risques qu’il lui fait courir. En brossant le portrait d’un autre récit postcolonial de la Modernité et de ses enfantements – dont le cosmopolitisme panafricain - cette section poursuit l’objectif ambitieux de poser quelques lignes programmatiques de la tâche à venir pour la décolonisation et la reconstruction de la philosophie. À cette fin, je commencerai par un retour sur l’hypothèse que j’ai soulevée au CHAPITRE II quant à l’importance d’Haïti pour le supposé « revirement kantien » de ses vues sur l’in/égalité raciale. On sait que Kant connaissait les mauvais traitements subis par les esclaves des colonies antillaises puisqu’il les condamne dans son Projet de paix

perpétuelle (1795). On s’intéresse moins au fait que ce blâme survient au même moment où s’enclenche

le cycle des révoltes à St-Domingue, menées par Vincent Ogé et Jean-Baptiste Chavannes (1790), Boukman (1791) et Toussaint Louverture (1794). Kleingeld rattache le revirement de Kant à la forte impression que lui fait la Révolution française. Or, on se demande bien pourquoi cet événement aurait soudainement permis d’étendre son égalitarisme au groupe de ceux qu’il avait si soigneusement exclu au préalable quand les révolutionnaires eux-mêmes ne s’en sont pas souciés. À la veille de la Révolution française, St-Domingue produisait plus, à elle seule, pour la métropole parisienne que ne le faisaient, pour le compte de l’Angleterre, les treize colonies des futurs États-Unis103. Le déclin économique engendré par l’abolition le confirmera plus tard, un tel essor est entièrement redevable à l’institution esclavagiste. En France métropolitaine, on estime qu’entre 20% et 35% de la fortune de la bourgeoisie - celle-là même qui initie la Révolution - provient des intérêts qu’elle possède à Saint-Domingue (Buck- Morss, 2006; Sala-Molins, 2012). Malgré que ce soit le cas dans la littérature dominante, il me semble alors inconcevable d’analyser l’une des deux révolutions sans l’autre : au contraire, on doit pouvoir élucider leurs effets croisés sur les concepts de « race », de liberté, d’universalisme, d’autodétermination, de citoyenneté, etc. À cette lumière, la décolonisation du canon de la philosophie devra nécessairement :

103 À l’issue de la Guerre de Sept Ans, le royaume de la France préféra céder le Canada tout entier à l’Angleterre

plutôt que Saint-Domingue ; certains Anglais croyaient y avoir perdu au change. Voir par exemple, Dubois, L., & Chaix, J.-F. t. (1998). Les esclaves de la République: L'histoire oubliée de la première émancipation 1789–1794. Paris: Calmann-Lévy.

1) quitter la lorgnette du nationalisme européen/états-uniens pour comprendre la Modernité philosophique comme un phénomène transatlantique, reliant l’Europe aux Caraïbes et à l’Amérique ;

2) prendre au sérieux les biais raciaux des philosophes désignés incontournables, en examiner les ressorts théoriques à la lumière de la science de l’époque, du rapport qu’ils entretiennent avec le politique et les événements historiques qui l’ont fait chavirer;

3) refuser les explications faciles selon lesquelles le préjugé personnel, l’égarement ou le revirement soudain motivent leurs positions tardives et les dédouanent moralement. Si l’esclavage et l’état de nature furent pour la pensée moderne des métaphores désignant l’avant/après des Lumières de la raison, l’inspiration pour cet espace cognitif a toujours été puisé chez leurs contemporains Noirs ;

4) reconnaître le rôle central qu’Haïti a, dans les faits, joué dans l’évolution de la pensée européenne eu égard à la question de la « race », mais aussi de la liberté, de la Souveraineté, de l’autodétermination, etc.;

5) analyser les idéaux modernes par la triangulation du contenu que chacun des protagonistes (les philosophes, les révolutionnaires, les esclaves, etc.) leur ont donné. En ce sens, il faut accorder une valeur normative à la liberté exprimée par la vie des opprimés en lutte, dont les moyens d’exprimer une « philosophie » selon les critères entendus (l’écriture, notamment) ont été confisqués par la violence esclavagiste ;

6) admettre que l’occultation d’Haïti, des points de vue des esclaves de la Modernité, des indigènes du dominion colonial et des intellectuels de la pensée noire ou africaine qui en sont les héritiers témoignent de l’actualité toujours vivante d’une ligne de couleur en philosophie.

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