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La colonialité du genre à l’épreuve de la praxis

De la colonialité du genre, on l’a dit, le problème est moins d’admettre que certaines réalités anthropologiques puissent, quelque part sur la planète, échapper aux logiques de genre - ce que rien n’interdit de penser -, que d’en extrapoler nécessairement que le genre est obligatoirement une lubie occidentale. À l’épreuve des faits, il s’avère en fait que la réinvention de l’authenticité culturelle et son adoption comme idéologie nationaliste, anti-raciste et anti-coloniale a joué un rôle déterminant dans l’éviction des sites de pouvoir de différentes catégories sociales, dont les femmes. Que ce soit la zaïrianisation de Mobutu, l’ivoirité de Konan Bédié ou la négritude de Senghor-président, la culture et la tradition ont souvent été invoquées comme instruments privilégiés de la destitution civique, y compris genrée. Prenant le cas de l’Afrique australe, rejoignant l’analyse historique pour d’autres régions d’Afrique de l’ouest (Goerg, 1997), la militante zimbabwéenne et chercheure confirmée Patricia McFadden (2001) montre comment sous le dominion colonial, les espaces modernes de la ville coloniale ont rapidement été interdits aux femmes, sous l’effort conjugué des hommes blancs et noirs. La mobilité des femmes a été réduite aux espaces ruraux, sous la surveillance et le contrôle des aîné.e.s et des patriarches du clan. Pour les hommes africains, la menace d’acculturation, de perte d’authenticité, d’occidentalisation, d’immoralité semblaient pouvoir justifier qu’on puisse restreindre le mouvement des

femmes (et d’elles seules). C’est à l’intérieur de cette grille d’analyse d’une idéologie tordue des effets de la colonialité - laquelle oppose la modernité/l’Occident/l’urbanité/le féminisme, d’un côté, et la préservation des traditions/de l’ordre ancien/ des systèmes patriarcaux/du village, de l’autre - que sont jugées les Africaines qui se positionnent comme « féministes », affublées de tous les anathèmes.

McFadden montre ensuite comment l’accession des nationalistes aux rênes de l’État et la rédaction des codes juridiques – spécialement : le droit coutumier, notamment en matière d’héritage, duquel les femmes sont généralement exclues - de l’État postcolonial ont consacré immuablement des conventions sociales auparavant évolutives qui encourageaient mais ne confinaient pas encore les femmes aux espaces non-civiques. Ainsi, la section 23 de la constitution zimbabwéenne affirme-t-elle sans équivoque que « African’custom and tradition shall supersede any rights and entitlements that women may have been granted by the Constitution, as long as those rights and entitlements threaten the hegemony of custom and tradition » (McFadden 2001, citant la constitution, 68). Dans les faits toutes sortes de violence sexistes et sexuelles (violences domestiques, redressement d’un tort commis à un tiers par le don d’une fillette, rituels d’exorcisme des veuves, etc.) deviennent susceptibles d’être présentées comme « coutumières » et donc, soumises au régime de l’impunité la plus notoire. Encore une fois, rien n’est plus contreproductif pour l’émancipation féministe que l’invocation de leurs droits coutumiers souvent inventés pour l’occasion. En postcolonie, en matière de genre, cet argument est souvent l’autre nom donné à la colonialité du pouvoir!

Ne mâchant pas ses mots, l’autrice et activiste loge à la même enseigne les discours colonialistes occidentaux et le féminisme postcolonial, y compris dans ses variantes culturalistes et idéologiques portées par un nombre croissant d’anthropologues et d’ethnographes indigènes, majoritairement des femmes chercheures d’Afrique de l’ouest employées dans les institutions du Nord. Elle fait explicitement référence à Oyěwùmi. D’elle, Chielozona Eze dit : « I argue that it is exactly the Africans who have stayed long in the West, who feel the pressing need to protect the « vulnerable » African and therefore evolve glossy images of the continent. These glossy images include outright denials of the flaws of some of the cultural practices […] » (2006, p. 108). Malgré leur amertume, elles reconnaissent en même temps la valeur de ces discours qui s’inscrivent dans toute une tradition de résistance, des discours dont elles se réclament aussi. J’explorerai plus loin certaines raisons à cette excentricité des discours qui prétendent pourtant prendre pour centre la parole et l’expérience des femmes autochtones dont elles parlent plutôt qu’une féminité générique.

Pour rappel, Oyěwumí défend l’idée que l’ancienneté et non le genre soit le principe cardinal de l’organisation sociale africaine. Certains spécialistes font remarquer que, chez les Yoruba qu’Oyěwùmi

étudient, la règle du respect de l’ancienneté est telle qu’elle se traduit par la génuflexion devant les aîné.e.s (Iman et al., 2004 (1997)). L’ancienneté peut donc non seulement supporter des institutions sociales profondément hiérarchiques, elle peut en même temps servir de masque à d’autres formes d’oppression, de genre entre autres mais aussi de classe. Il est donc notoirement excessif d’en conclure avec elle et comme la suivent certaines féministes transnationales comme Lugones que les sociétés précoloniales reposeraient ontologiquement sur un principe d’égalité. Elles-mêmes piégées dans la colonialité épistémique, elles ne font rien moins que reproduire le mythe de l’état de nature africain originel au sein desquels les femmes vivent en harmonie avec les hommes et la nature dans un rapport harmonieux au Jardin d’Éden. « Dès lors, « décoloniser le genre » », nous dit Soumaya Mestiri dans son

Décoloniser le féminisme, par exemple,

c’est sortir de cette double compromission historico-théorique et réhabiliter une vérité strictement factuelle […]: parce que les sociétés dites primitives68 [sic] reposent sur l’égalité, parce que nous avons sur quoi nous fonder objectivement pour rejeter la fable coloniale, décoloniser le genre c’est résister aux essentialisations ethnico-raciales forgées par la colonisation et qui perdurent […] (Mestiri, 2016, p. 97)69.

Or, sur le plan des idées, les vecteurs principaux de cette pérennité, nous l’avons vu, sont précisément l’essentialisation de femmes indigènes peuplant un passé idyllique à jamais figé dans l’histoire et la culturalisation du dysmorphisme sexuel. Les contributions des féministes afrocentristes au débat sont en fait une excroissance interne du féminisme raciste qu’elles prétendent déconstruire. En cela, elles succombent à la ruse de la différence coloniale, non pas en faisant de l’expérience historique occidentale un universel, mais en se faisant coopter à l’intérieur d’un ensemble de préconceptions et de significations erronées véhiculées par la production scientifique et anthropologiques des Occidentaux. Tandis que le risque est réel de donner plus de crédit à des savoirs subalternes produits et publiés au centre qu’à ceux des universitaires restés dans leur pays de naissance, la défense de telles propositions peut avoir des conséquences graves sur la pratique féministe. Ces propositions engendrent des effets perturbateurs pour les mouvements féministes de terrain en fournissant rien moins que de l’eau au moulin du maintien de la domination patriarcale.

Concrètement en effet, la culturalisation des femmes autochtones débouche sur l’impossibilité conceptuelle de se déclarer féministes sans se faire accuser d’être aliénées à l’Occident. Nombreuses

68 Dans un ouvrage décolonial, on se serait attendu à ne pas croiser un attribut aussi colonial que « primitif » pour

désigner les sociétés africaines, lesquelles furent déshumanisées et « ensauvagées » par un ensemble de mécanismes, notamment linguistiques, dont le « primitivisme » fait partie.

69 Pour une critique similaire, voir Abadie, D. (2017). « Le « féminisme de la frontière », une heuristique

sont celles qui relatent des épisodes de terrain où des féministes blanches les intiment à se souvenir que la notion de patriarcat est occidentale, et qu’en conséquence, les femmes africaines doivent être vigilantes à l’égard de l’emploi de ces notions « étrangères » au paysage culturel du continent. Dans son essai « Nous sommes tous des féministes » (2014) tiré de sa conférence TedEx au succès retentissant, la jeune autrice féministe Chimamanda Ngozi Adichie relate cet épisode où « une universitaire nigériane » entreprend de la corriger pour lui rappeler que le féminisme et son vocabulaire sont des notions exportées. Privée des concepts qui identifient les maux, la lutte contre l’exclusion patriarcale est vidée des moyens de son action politique. Or, la collusion est remarquable entre la défense féminine de ces hypothèses sur la complémentarité et la vulgate du pouvoir patriarcal. Relatant l’ambiance planant autour des discussions académiques et militantes portant sur l’étude des femmes et des relations de genre, Fatou Sow (2004 (1997)) rappelle la difficulté, pour les Africaines qui font un travail d’appropriation et de réinterprétation rigoureux du féminisme théorique, de se réclamer de lui : « non-africaines », « déracinées », « bourgeoises », si ce n’est pas « lesbiennes » (étant entendu qu’il s’agirait d’une perversion empruntée aux Blanc.he.s) sont les quolibets dont on affuble familièrement les chercheuses qui s’y consacrent. « La liberté des femmes ne doit pas être synonyme de « libertinage », exigeait, sans ciller, un dirigeant de la presse dakaroise » en introduction d’une émission télévisée couvrant… la Conférence africaine régionale sur la Femme! (47).

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