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La « race », ennemi intérieur de l’universel

CHAPITRE V- L E COSMOPOLITISME À L ’ ÉPREUVE DE L ’A FRIQUE

IV. La « race », ennemi intérieur de l’universel

À trop vouloir s’échapper du paradigme de l’identité raciale, les deux formes d’universalisme ancré que nous proposent Achille Mbembe et Anthony K. Appiah ne parviennent pas à restituer, à hauteur de ce qu’il représente, l’obstacle essentiel à la traduction de l’utopie cosmopolite en état concret du monde. Lorsqu’elles ne sont pas carrément conjuguées au passé, alors qu’elles font partout craqueler le paysage des relations intra-nationales et internationales, les injustices raciales sont mises entre parenthèses le temps de rêver d’un idéal humaniste. Le problème est qu’il manque un opérateur théorique qui rendrait possible le passage concret entre le présent et ce « monde qui vient », dont il ne s’agit pas ici de contester les vertus de l’avoir pour horizon. Traversons-nous tous les frontières et les aéroports avec la même sérénité? Sommes-nous tous égaux devant l’obtention de visas afin de nous enrichir de la circulation des mondes? La valeur de nos vies s’équivaut-elle devant les risques de naufrage de nos embarcations de plaisance ou de survie? Ceux qui rêvent de ballon rond jonglent-ils tous de la même manière avec la violence psychique des lancers de bananes d’amateurs sportifs? Les standards poursuivis par les utilisatrices de produits de blanchiment de la peau correspondent-ils à la diversité de la beauté

féminine98? La recherche sur la malaria pèse-t-elle vraiment dans la balance des choix d’innovation de l’industrie pharmaceutique? Nous sentons-nous tous interpelés de la même façon par le commerce d’esclaves en Lybie? Etc.

En postulant que l’obscurantisme de la « race » est vaincu grâce au point de vue de la science, Appiah motive son reproche à l’égard de W.E.B. Du Bois (selon lequel ce dernier aurait dû conclure à l’inintérêt de la catégorie raciale) par une présupposition quant à la nature strictement individuelle du racisme : le racisme reculera à mesure qu’augmentera le nombre d’individus convaincus par cette vérité scientifique. Or, on ne compte plus les raisons empiriques de douter que la dissémination de cette information au plus grand nombre puisse être une stratégie moralement efficace, non seulement parce qu’est largement demeurée intacte la croyance ordinaire en l’infériorité de certains groupes, mais aussi parce que les convictions racistes tendent à se voir confirmées par les statistiques relatives à l’Afrique, à son degré de développement économique, la violence ethnique, la pérennité de la crise dans laquelle elle s’enfonce, etc. D’un tel cadrage individualiste reste hors de portée la question de savoir si les pratiques institutionnelles globales continuent de discriminer les uns au bénéfice des autres en appliquant un double standard selon l’appartenance/territorialité et/ou motivent des comportements locaux alimentés par l’internalisation du stéréotype racial. À sa dimension individuelle, il faut donc adjoindre une dimension institutionnelle au racisme, dont les racines puisent dans la manière dont l’impérialisme a légué à notre monde sa structure économique et politique globale.

Il importe d’ajouter que reconnaître le caractère structurel du racisme ne reconduit pas nécessairement le réductionnisme qui opposerait d’un côté le racisme des individus, et de l’autre, celui des institutions. Plutôt, on doit comprendre la nature du racisme structurel comme le fruit de la relation entre les deux versants :

l’injustice n’est pas que le fait de personnes particulièrement mal intentionnées qui contreviennent au droit, mais elle se reproduit plutôt de manière structurelle. Elle est le résultat d’une interaction complexe entre le fonctionnement des institutions, les processus de production et de consommation des biens et services, les comportements et les choix individuels (Hamrouni, 2013, p. 467).

Autrement dit, qu’on reconnaisse l’existence d’une structure institutionnelle globale perpétuant une asymétrie de pouvoir à l’égard des anciennes colonies et de leurs ressortissants ne conduit ni à condamner unilatéralement la psychologie individuelle de leurs agents (« tous des racistes »), ni à

98 L’Institut d’hygiène sociale de Dakar estime à 7,5 millions d’euros les dépenses annuelles en produits

légitimer l’approche anti-coloniale consistant à s’auto-définir par le scandale de l’incrimination des Autres (« la faute à l’Occident »). L’ennemi n’est pas un lieu à strictement parler, mais un rhizome. Au contraire, cette qualification non-binaire des différents vecteurs du racisme permet très bien de maintenir une image de l’Afrique postcoloniale aux prises 1) avec les responsabilités de ses propres dirigeants dans la crise que traverse le continent 2) parmi lesquelles certaines (mais pas toutes) sont facilitées par l’instrumentalisation endogènes des outils de la domination néo-coloniale/impérialiste - comme par exemple, le maintien de la dépendance vis-à-vis des bénéfices à tirer du système international afin de sécuriser la rente leur permettant de se maintenir au pouvoir 3) sans faire comme si ce type d’oppression structurelle, incarnée au premier chef par le couperet de la dette et les politiques internationales de développement, n’entravait pas singulièrement la marche de l’Africain moyen vers l’utopie cosmopolitique. Comme le remarque Chike Jeffers (2013) dans sa critique du cosmopolitisme d’Appiah, à la manière dont l’illustre d’ailleurs Mbembe dans son article « L’Afrique entre localisme et cosmopolitisme » (2002), c’est par le processus d’intégration opéré par les nouvelles technologies et le commerce que se floutent les frontières culturelles entre points cardinaux de l’humanité. En conséquence,

It matters […] from a moral standpoint, how the world gets integrated – that is, whether the new relationships created by the increased interaction of the world’s people are egalitarian in character, or whether they are examples of asymmetrical integration, privileging one side while disadvantaging the other (Jeffers 2013, 497).

Le « devenir-n*** du monde » dont parle Mbembe, c’est pourtant bien celui des logiques d’accords de « sécurité » nationale et internationale qui ferment les frontières, construisent des murs, refoulent, incarcèrent et délocalisent le contrôle des populations qui « ne nous ressemblent pas » ; c’est aussi celui des règles des politiques de développement et du capitalisme globalisé qui façonnent les conditions structurelles inégales en dessinant les contours généraux des termes de l’échange, des codes d’investissement, miniers, forestiers, etc. à l’intérieur desquels les dirigeants locaux prennent des décisions de politiques publiques, des plans-cadres de développement, sont tenus d’exclure la plupart des autres scénarios, transformant souvent des communautés vivantes en réceptacles d’économies d’enclaves, instrumentalisant les politiques d’autochtonie afin d’assouvir les appétits locaux, etc. Ces conditions structurelles témoignent de ce que les ressources de l’Afrique, qu’elles soient humaines ou naturelles, restent toujours à extraire99, ce qui n’empêche pas que les caprices narcissiques des « bons élèves » de la gouvernance africaine se satisfassent amplement de l’ « Afrique de papa » ou de celle

99 La vaste majorité des ressources non-exploitées convoitées par l’industrie extractive, que ce soit en Amérique

latine, au Canada, aux États-Unis, en Australie ou dans les pays du Sud, se trouvent dans les sous-sols de territoires protégés par des droits ancestraux des peuples autochtones. Voir Deneault et Sacher, 2012.

promise par ses concurrents anglo-saxons ou chinois dont les stratégies n’en sont pas moins extractivistes.

Dans cette perspective qui reconnaîtrait le problème de la racisation au cœur de l’universel, il faudra analyser les nouveaux visages du racisme structurel, notoirement, l’intrication entre les logiques de l’altérisation fondées sur le principe de « race » et celles du capitalisme globalisé pour lequel le monde non-occidental continue d’être d’abord une zone de ressources primaires et de non-droit. À cette fin, l’analyse intersectionnelle nous serait sans doute d’un grand secours. Il faudra en effet élucider la manière complexe dont se décline aujourd’hui sur le plan international ce signifiant plastique qu’est la « race ». Car les réserves à désigner les conditions structurelles comme responsables, en priorité, du rétrécissement du champ des possibles africains relèvent d’une difficulté d’ordre épistémique : contrairement à l’impérialisme ou au colonialisme dont les fondements racialistes sont explicites, puisqu’il nous manque une compréhension claire de ce qu’est devenue la « race » après les Indépendances et la science sur le plan des relations internationales, nous faisons comme si, sur le plan normatif, elle en était complètement disparue ce qui serait pour le moins surprenant considérant le rôle structurant qu’elle y a joué depuis la nuit des temps ! Dans l’hypothèse où l’on parviendrait, à l’intérieur de frontières singulières, à un consensus autour du rejet de l’identité de « race » (une position que j’attribue à la philosophie africaine postcoloniale), une fois que l’on décloisonne la conversation en la situant sur le plan de l’universel, du cosmopolitisme ou de l’afropolitanisme, on perdra pourtant longtemps son temps à s’époumoner pour rien tant que les conditions de l’échange, qu’il soit épistémique ou économique, resteront appuyées sur des fondements racialistes jamais réellement déconstruits en profondeur. Il en reste forcément quelque chose. Bref, à la question de savoir pourquoi cette impulsion des écritures africaines de soi à se définir par la négativité, il faut donc substituer celle du comment se débarrasser de cette tentation entretenue par un ennemi intérieur. En somme, si les problématiques de la

blackness/africanité sont des situations de discours à l’intérieur d’une structure de déterminations plus

large, on ne peut pas tout simplement lui opposer le décrochage. Il faut transformer les conditions du discours elles-mêmes. Or, quelque vigoureuse que soit l’activité intellectuelle en Afrique, les Africains n’ont jusqu’à présent jamais été en mesure de changer ces structures de significations dans lesquels on les a historiquement intriqués (Quayson, 2002). C’est surtout là, d’ailleurs, que se situe l’échec du panafricanisme comme projet institutionnel.

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