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Les discours de l’altérité radicale

CHAPITRE III D E LA RUSE COLONIALE À LA RECONSTRUCTION DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE

II. Les discours de l’altérité radicale

Simultanément à la naissance de l’ethnophilosophie, accompagnant les luttes nationales et continentales pour la décolonisation, « le surgissement d’un « Nous-Sujet » africain » (Eboussi Boulaga, 2011a, p. 339) mène à la formation de discours préoccupés par la définition de l’identité africaine après la décolonisation. Cette section ne brossera qu’à gros traits les contours de ces « métaphysiques de la différence » (A. Mbembe, 2000) que d’autres appellent « philosophie-pour-autrui » (Mbonda, 2009) ou « discours de l’altérité radicale » (Mudimbe, 1988). À chacun de ces courants, nous reviendrons dans les détails plus loin dans ce chapitre ou dans les suivants.

L’école historique de Cheikh Anta Diop (CHAPITRE IV) et de ses disciples tels que Théophile Obenga, au Congo, ou Molefi Kete Asante aux États-Unis, connaît un retentissement important jusque dans les études afro-américaines. En 1956, dans Nations nègres et cultures (1979), l’historien, égyptologue et homme politique sénégalais Cheikh Anta Diop, défend une thèse inédite que l'archéologie confirmera au courant des décennies suivantes : celle de l’antériorité historique des cultures et civilisations noires de la planète. Autrement dit, c’est l’Afrique noire qui est le berceau de l’humanité et de la civilisatoin, pas l’Occident ; et à ce titre, elle se présente comme le réservoir intellectuel des questionnements thématisés dans la Grèce antique. Le « miracle grec » serait donc noir. Une deuxième thèse consiste à présenter l’Égypte ancienne comme une civilisation négro-africaine, du fait de l’auto- définition des Égyptiens de l’époque34, de la couleur de leur peau35 de ses habitants et de la proximité linguistique de l’égyptien ancien et des langues africaines. Selon Diop, l’Égypte serait le terreau depuis lequel se sont développées les formes culturelles et les systèmes de croyances indigènes africains.

34 Les Égyptiens de l’Antiquité appelaient leur pays « Kemet », qui veut dire « le pays des Noirs ».

35 À l’image du mépris qu’exprimait brutalement l’égyptologue français interviewé dans le remarquable

documentaire d’Ousmane William Mbaye, Kemtiyu, Séex Anta (2017), certains contestent encore ce fait historique. Avec Diop, les dernières relectures sérieuses de cette période s’entendent néanmoins pour admettre que l’Égypte antique fut une civilisation noire, comme l’ont fait récemment les chercheurs et commissaires du Fitzwilliam Museum de l’Université Cambridge, dont l’ancienne interprétation eurocentrique de la période de l’Égypte antique a été complètement renversée dans le récit de leur collection. On peut visiter en ligne l’exposition « Kemet : the

Black Land » :

<http://www.fitzmuseum.cam.ac.uk/dept/ant/egypt/kemet/virtualkemet/flash/Gallery_1/Fitzwilliam_virtual_Egyp t_ancient_kemetHD.html> (consulté le 11 janvier 2018).

La méthodologie de C.A. Diop et ses conclusions continuent de faire l’objet de contestations vives d’africanistes et d’égyptologues36. Quels que soient les fondements de ces critiques, son œuvre n’en demeure pas moins révolutionnaire dans le paysage intellectuel de l’époque où elle fut produite. Comme le rappelle son disciple le plus accompli Théophile Obenga (1996) en faisant des événements antérieurs à la traite atlantique et à la colonisation l’objet de son attention, Nations nègres et cultures est le premier ouvrage majeur à avoir pris à contre-pied la prémisse raciste de l’anhistoricité consubstantielle de l’Afrique. De manière intéressante, Kasereka Kavwahierhi (2006) note que si les critiques ont souvent eu raison, on doit reconnaître à Cheikh Anta Diop d’avoir compris qu’on ne peut se défaire de l’hégémonie épistémique occidentale qu’en lui répondant sur le même plan : celui des grands récits fondateurs.

Rejoignant les Caraïbes et l’Afrique francophones, le mouvement de la négritude s’est quant à lui développé dans l’entre-deux-guerres, opérant d’abord comme une chapelle littéraire parisienne. Formulé d’abord par Aimé Césaire (1956), le concept de négritude est repris philosophiquement par Jean-Paul Sartre dans « Orphée noir », la préface de Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache

de langue française de Léopold Sédar Senghor (1977 (1958)). Si, comme nous le verrons tout de suite

après, la négritude de Senghor a fait l’objet de critiques importantes, on s’entend généralement pour lui reconnaître un héritage déterminant, au moins sur le plan poétique si ce n’est pour le réhabiliter (S. B. Diagne, 2010).

Cousin germain de la négritude, le panafricanisme (CHAPITRE V) subira comme elle des distorsions idéologiques de la part de la première génération de leaders africains soucieux de faire écho localement à leur interprétation nativiste de l’histoire. Les pères intellectuels de ce courant sont des penseurs afro-descendants de la fin du XIXe siècle tels que Edward W. Blyden, Booker T.Washington, W.E.B Du Bois aux États-Unis ; Marcus A. Garvey en Jamaïque ; Anténor Firmin en Haïti ; ou Kwame Nkrumah au Ghana. Héritier de la controverse de la philosophie africaine, Anthony Kwame Appiah oppose aux pères intellectuels du panafricanisme une critique fondationnelle sur laquelle je reviendrai au CHAPITRE V pour la critiquer : selon Appiah, le panafricanisme de Du Bois aurait légué à la postérité un critère normatif raciste de la solidarité entre les peuples noirs de la terre, car fondé sur une conception essentialiste de la « race » telle qu’elle circulait au tournant du XXe siècle. Avec la décolonisation, l’utopie critique du panafricanisme s’est matérialisée dans l’institutionnalisation, en 1963, de l’Organisation de l’Unité africaine (devenu l’Union africaine depuis 2002) sous l’impulsion remarquable

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de Nkrumah, qui reçut lui-même une éducation philosophique aux États-Unis et à Londres. Il publia, entre autres, Consciencism (1964) dans lequel il cherche à montrer que la « philosophie indigène » de la société ghanéenne s’appuie sur les mêmes prédicats que le matérialisme marxiste.

Ce qui réunit à la même enseigne ces discours et leur vaut d’être qualifiés de « littérature de l’aliénation » (Hountondji, 1977) en les distinguant des autres entreprises philosophiques subséquentes, c’est leur injonction à refonder une authenticité africaine dans une perspective appuyée sur l’identité de « race », que ce soit pour l’élucider ou pour s’y projeter dans l’action. L’ethnophilosophie postule une essence mystique et collective de l’africanité ; le projet intellectuel de Cheikh Anta Diop articule une ontologie sociale négro-africaine articulée sur la longue durée ; la négritude s’autoproclame en glorifiant les attributs que la raison coloniale a attribué aux Noirs comme stigmates ; le panafricanisme fonde l’appartenance collective africaine, afro-diasporique et afro-descendante sur l’appartenance de « race ». Toutes les formes empruntées par cette tangente ont la prétention de rompre catégoriquement avec l’ordre de connaissances hérité de la colonisation pour fonder le leur, à partir d’une matière désinfectée de tous les rets de l’oppression coloniale. Pourtant, ces différentes propositions masquent une dépendance, spéculaire, à l’épistémè raciste et eurocentriste avec lequel ils se prétendent en divorce. De manière caricaturale : « (T)o the classical theme of « all that is European is civilized; all that is African is barbarous » was substituted a new one : « all that is African is civilized and beautiful » (Mudimbe, 1985, p. 208).

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