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La métacritique : redéfinir le philosopher en Afrique

CHAPITRE III D E LA RUSE COLONIALE À LA RECONSTRUCTION DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE

VI. La métacritique : redéfinir le philosopher en Afrique

La plupart des auteurs reconnaissent aujourd’hui la pertinence de la critique de l’ethnophilosophie, mais tous ne s’entendent pas sur les suites à y donner. On reproche souvent par ailleurs aux initiateurs du débat une conception idéalisée de la philosophie, de la science en Occident et

conclure en effet (et avec la raison coloniale) que l’Afrique du passé n’a jamais produit quoi que ce soit que l’on puisse qualifier de philosophique. Certains reprochent à Hountondji par exemple de concevoir la pratique philosophique telle que consacrée en Occident – laquelle lui sert d’étalon de comparaison, pour les contributions africaines - d’une manière tellement simpliste qu’elle ne pourrait même pas rendre compte de l’existence de Socrate et des Présocratiques. C’est le cas d’Odera Oruka (1990), qui développe quant à lui une alternative nuancée à ce « tout-à-l’écriture », en accordant une reconnaissance philosophique aux sagesses orales africaines, pour autant qu’elles répondent de quelques principes sur lesquels nous reviendrons plus loin. Si l’écriture est certes une façon efficace de consigner de l’information et d’y revenir pour s’en distancer, nous dit-il, écrire n’est pas non plus penser et quelqu’un peut penser même s’il n’écrit pas : « Though we certainly must accept the notion that without Plato, Socrates would be at best a faint memory, we can also construct from the early Platonic dialogues, a picture of Socrates Philosophy which has some autonomy from Plato’s Philosophy (Oruka, 1990, p. xxii).

Les réponses aux critiques que formule Hountondji dans différents écrits, notamment Les savoirs

endogènes (1994), témoignent d’une évolution de sa pensée vers une position plus nuancée : c’est la

manière unanimiste dont l’ethnophilosophie interprète l’expérience africaine qui pose pour lui problème, pas la pertinence de recourir à la vie traditionnelle et aux savoirs endogènes en soi. Plus structurée, l’orientation herméneutique en philosophie africaine se constitue, en Afrique anglophone principalement, au carrefour des positions antagonistes de cette dispute. Soucieux de rendre compte de la complexité des cultures africaines contemporaines infusées d’influences modernes en même temps que de « philosophies vivantes », de visions du monde traditionnelles non-systématisées, ces auteurs (Wiredu, Okere, Gyekye, Bidima) cherchent à penser l’historicité de l’Afrique postcoloniale en réprouvant son essentialisation. Pour eux, ethnophilosophes et philosophes professionnels partagent le même préjugé : celui du primitivisme supposé des mentalités africaines. La relation du philosophe herméneutique à l’héritage légué par le passé est réceptive en même temps que critique de sa propension à ossifier des éléments devenus inadaptés à l’existence contemporaine. De cette tension émerge une riche perspective, novatrice, qui revisite, sans l’unanimiser, l’ethnophilosophie sans renoncer à l’universalisme de la pratique philosophique orthodoxe (Serequeberhan, 1994). Je vais y revenir.

Dans tous les cas, l’ethnophilosophie garde toute son importance au moins comme moment dialectique de la constitution de la pensée africaine postcoloniale et comme entreprise interdisciplinaire. Bidima note à juste titre qu’il s’agit d’un des concepts, inédits en philosophie, dont la philosophie africaine a accouché. Elle a aussi le mérite de mettre en relief les limites du discours philosophique en proposant de l’enrichir par le recours aux autres sciences sociales (Bidima, 1995). Le risque est réel,

nous dit Fabien Eboussi Boulaga, que la philosophie africaine s’auto-phagocyte dans cette « situation où un individu se nourrit de lui-même » (2013, p. 131). Les plus distants de la tradition, comme V.Y. Mudimbe, Achille Mbembe ou Anthony K. Appiah, cherchent à dépasser la logique mortifère des idéologies essentialistes en présentant néanmoins l’Afrique ancienne comme une racine comme une autre, fusse-t-elle essentielle, déjà transformée par l’histoire (Coquery-Vidrovitch, 1999).

En fait, la suite à donner à la querelle de la philosophie africaine dépend de la manière dont se définit la philosophie : or, à cette méta-interrogation, il n’existe nulle part de réponse univoque. C’est donc en désertant la question définitionnelle que cheminera la pensée postcoloniale. Par exemple, afin de neutraliser la querelle, en courcuitant les oppositions entre définition classique de la philosophie et celle qui l’étend aux systèmes traditionnels, Mudimbe préfére désigner les contributions à la philosophie africaine qui sortent du cadre défini par la tradition par la notion de « gnose » africaine (1988). Jean- Godefroy Bidima (1995) conteste la formule consacrée de « philosophie africaine » qui postulerait d’une part un rapport d’extériorité entre « la » philosophie, occidentale par nature, et d’autre part l’Afrique, unitaire par nécessité. Il défend la pluralité des points de vue – des « philosophies africaines » dira à sa suite Séverine Kodjo-Grandvaux (2013) - qu’il explore plus qu’il ne les classifie comme « modes du philosopher » selon le lieu, la provenance, la destination ou la traversée. Souleymane Bachir Diagne choisit de parler de « philosopher en Afrique ». Fabien Eboussi Boulaga se désintéresse des lettres de noblesse et chemine dans la philosophie comme un « mode de la vie » (2011a). La philosophie africaine, résume-t-il, c’est :

cette sorte de recherche collective par les individus situés à peu près de la même façon dans l’histoire. Une histoire qu’ils peuvent vivre de plusieurs manières. Une histoire de la défaite, de la soumission, de l’oppression et qui appelle la libération. Ou d’une histoire d’un grand oubli, d’une grande parenthèse de leur propre histoire, et qui exige d’eux qu’ils renouent non pas avec le passé mais avec ces actes par lesquels l’homme se situe comme humain et se maintient comme humain à travers l’histoire (2013, p. 126)

Toutes ces postures posent en substance la même question : « comment un sujet postcolonial peut-il être philosophe aujourd’hui sans réfléchir sur la manière dont sa discipline […] a contribué à la subalternisation des autres modes de savoir et de recherche du sens de la vie ? » (Kavwahirehi, 2006).

On doit reconnaître qu’une certaine frange de la littérature philosophique africaine s’est embourbée dans ces enjeux déchirants de la querelle de la philosophie africaine. L’africologie dans le monde afro-diasporique, un dérivé des positions de Cheikh Anta Diop, connaît un incroyable succès qui frôle l’idôlatrie messianisque. Dans tous les cas, ce moment fort de la vie intellectuelle africaine a approfondi des critiques, peaufiné des méthodologies et ouvert maintes pistes de recherche pour l’avenir

de la philosophie africaine. Cette suspension de la quête de l’identité de l’Afrique et de la définition de la philosophie africaine n’a cependant pas encore permis de déconstruire l’ensemble des politiques discriminatoires d’admission à la philosophie mainstream, les reconduisant parfois. En vertu d’un type identique de critères d’exclusion qui rendent si controversée la description de la philosophie en Afrique, les apports pour le continent de l’activité philosophique dans l’espace lusophone, du philosopher en islam, de la pensée féministe critique, des philosophies afrophones, de la pensée africana, etc. restent le plus souvent négligés. Ne pouvant tout couvrir, j’ai choisi de consacrer mon CHAPITRE IV à l’une de ces exclusions par un état des lieux de la pensée féministe en Afrique, suivi d’une critique et de pistes de recherche qui prennent en compte le genre, sans reconduire les défauts de l’ethnophilosophie. Mon CHAPITRE V explorera quant à lui les mouvements de balanciers entre Modernité philosophique européenne, philosophie africaine et philosophie africana/afro-descendante, dont l’influence historique et épistémique a été particulièrement déterminante pour la pensée politique noire, dont le panafricanisme. Mais avant cela, j’aimerais évoquer le degré avec lequel la controverse a été un véritable point de rupture épistémique dans l’élaboration de la philosophie africaine moderne, lui faisant définitivement quitter le rapport frontal caractéristique de la pensée décoloniale pour s’embarquer dans l’aventure d’une pensée de la responsabilité postcoloniale.

TROISIÈME PARTIE :DU DÉCOLONIAL AU POSTCOLONIAL

Quoique la confusion règne encore souvent en sciences humaines et sociales à ce propos45 bien que la distinction ait été clairement élaborée depuis au moins les années 1980, il est erroné de permettre un usage conceptuel indifférencié des termes « décolonial » et « postcolonial ». Nous l’avons vu, la légitimation idéologique de la colonisation s’est construite à partir du silence imposé aux cultures indigènes ; la réponse décoloniale a été d’abord réaction, consistant à revendiquer leur validité, sur le mode du « moi aussi » (Eboussi Boulaga, 1977). Quoique ces discours et les mouvements nationalistes qui l’ont portée aient été, incontestablement, nécessaires à fonder l’unité requise pour la résistance contre

45 Dans sa réponse à mon texte du disputatio de la revue Philosophiques (2017) portant sur son livre Décoloniser le féminisme, Soumaya Mestiri balayait du revers de la main la pertinence de mes commentaires en se concentrant

sur un seul d’entre eux (formulé en bas de pages) lequel exprimait mon étonnement à ce qu’elle ne distingue pas les deux termes. En se cachant derrière la formule d’autorité d’un auteur décolonial de l’école latino-américaine, Mestiri décrédibilise ma remarque en la présentant comme un symbole de ma mauvaise foi. À lui seul, pourtant, son refus d’élucider cette différence conceptuelle explique l’incohérence que pointait ma critique générale (et celles, d’ailleurs, des autres contributrices au dossier) entre sa conceptualisation d’un féminisme de la frontière, lequel suppose l’échange et la circulation, et son recours à différentes formes essentialisées de féminismes indigènes, dont l’africain.

l’oppresseur, la rhétorique décoloniale s’est vite avérée doublement coupable : non seulement s’est-elle montrée incapable de mener les sociétés vers la libération promise, notamment de la domination occidentale ; elle a aussi mortifié ces idéaux en instrumentalisant l’identité, souvent contre le peuple et au profit de régimes de plus en plus autoritaires.

Sans rien nier du processus de racisation qui l’a fait naître mais résistant à la séduction d’une inversion de la métaphysique de la « race » qui le justifie, la pensée postcoloniale se déploie sur cet axiome : contre la monumentalisation de l’autochtonie, de l’indigénéité, des différences radicales, de l’essentialisation identitaire et contre les structures binaires qui les supportent. Autrement dit, la pensée postcoloniale à la fois 1) se réclame et prend ses distances de 2) l’autoritarisme raciste du texte colonial

et de la vulgate décoloniale. Dès lors, on peut dire sans se tromper que la philosophie africaine

contemporaine, c’est-à-dire celle qui a intériorisé la controverse épistémique initiée dans les années 1970, est une entreprise résolument postcoloniale46.

Dans l’entretien « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale? » (déc. 2006) qu’il a accordé à la revue

Esprit, Achille Mbembe reconnaît quelques traits partagés par les différentes contributions à la pensée

postcoloniale et que nous pouvons relier au projet de la philosophie africaine contemporaine. D’abord, la pensée postcoloniale47 embrasse la programmatique d’une vaste entreprise critique, non pas de l’Occident en tant que tel, mais de la cécité de la raison occidentale aux infractions systématiques, dans les conditions pratiques de la colonisation, qu’elle a commises à ses idéaux d’humanisme et d’universalisme. Dans Penser le postcolonial, Neil Lazarus (2006) ajoute que, pour les auteurs postcoloniaux, cet aveuglement ethnocentrique n’est pas seulement idéologique : il s’est agi de la condition de possiblité de la pensée moderne. Nous y reviendrons extensivement au CHAPITRE V. Mbembe souligne que cette contestation de la déraison de la raison occidentale n’est cependant jamais posée comme une fin en soi. Elle a plutôt pour but d’ouvrir de nouvelles théorisatoins d’un vivre- ensemble humain prospectif, une fois abolies les distinctions de la raison coloniale postulant des clivages raciaux et des hiérarchies entre différents types d’humanités.

46 V.Y. Mudimbe et Achille Mbembe sont d’ailleurs des figures importantes des postcolonial studies

institutionnalisées.

47 Sur les études postcoloniales, la formule lapidaire d’Anthony Kwame Appiah a été beaucoup citée :

« Postcoloniality is the condition of what we might ungenerously call a comprador intelligentsia : of a relatively small, Western-style, Western-trained, group of writers and thinkers who mediate the trade in cultural commodities on world capitalism at periphery » (1992, p. 149). Cette condamnation a quelque chose d’intriguant lorsqu’on sait qu’elle est exprimée par l’un des représentants de la philosophie africaine les plus insérés dans les rouages (néo-

Pour les anciens colonisés, le discours postcolonial se pose comme une injonction morale à la prise en charge de l’ « avenir de soi au souvenir de ce que l’on a été entre les mains de quelqu’un d’autres » et qui appelle l’Occident « à vivre ce qu’[il] dit être ses origines, son avenir et sa promesse, et à vivre tout cela de façon responsable. » (Mbembe et al., déc. 2006, pp. 131-132). Le projet postcolonial n’a rien d’une protestation teintée d’anti-occidentalisme primaire, au contraire : la positionnalité postcoloniale postule être toujours déjà traversée par la violence de la rencontre avec l’Occident, mais aussi héritière de la richesse des humanités de sa tradition intellectuelle, que l’ancien colonisé s’est depuis longtemps appropriée. En ce sens, l’identité postcoloniale/africaine assume cette ambivalence constitutive, s’affirme sans complexe dans l’intersection de tous les points de rencontre, décide des influences qui la nourriront, de celles qui ne la concernent pas. L’autodétermination du sujet africain est « celle d’un être qui se détermine lui-même à exister […] en se donnant des fins pour s’accomplir. [… L’]entrée en son dynamisme créateur est la culture, par laquelle on produit en soi-même son devenir et sa propre réflexion » (Eboussi Boulaga, 2011a, p. 165).

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