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De l’Atlantique jusqu’à l’Afrique

CHAPITRE V- L E COSMOPOLITISME À L ’ ÉPREUVE DE L ’A FRIQUE

I. De l’Atlantique jusqu’à l’Afrique

Se revendiquant de Fanon, Mbembe s’emploie dans Critique de la raison nègre (2013a), à mettre en lumière les effets proprement névrotiques du racisme et leurs manifestations dans la pensée théorique du nationalisme noir88. Proche de la méthode archéologique qui permit à Mudimbe de conclure que les discours de l’altérité radicale ne sont qu’un territoire épistémique de la bibliothèque coloniale, Achille Mbembe propose le concept de « raison n*** » pour rendre compte de la relation de dépendance qui se nourrit réciproquement des deux types de discours sur le Noir : celui, d’abord, qui colporte les préjugés du texte raciste de la bibliothèque coloniale ; et ensuite, ce qu’il appelle la « conscience n*** du n*** ». Ce dernier type de discours (c’est-à-dire celui de la pensée noire atlantique et de l’ethnophilosophie africaine) cherche à affirmer son émancipation par le retournement du stigmate, à fonder une archive, à restituer coûte que coûte une histoire de ce « peuple en pointillé » dont « les taches de sang sont visibles sur toute la surface de la modernité » (52).

Mbembe établit une équivalence paradigmatique entre Alain Locke, W.E.B. Du Bois, Paul Gilroy, Alexander Crummel ou Marcus Garvey en y démasquant la profonde ambiguïté léguée par cette quête éternelle et performative visant au renouvellement sans fin d’une co-identification entre Noirs de différents horizons, sur fond de la hantise persistante d’être devenu étranger à soi-même. Tout en constituant une minorité indésirable aux États-Unis, les instigateurs de la pensée moderne noire appartiennent avant tout, nous dit-il, aux « nous » américain en même temps qu’à la terre-mère Afrique. La rencontre entre Noirs atlantiques et Noirs africains fut néanmoins toujours, de prime abord, une rencontre avec l’étranger, caractérisée en outre par une volonté de puissance des premiers sur les deuxièmes. En regard des Africains du continent, l’héritage historique de l’ « afrophilosophie »89 panafricaine est en effet, et sans équivoque, hautement problématique. Intimement liée à l’émergence d’une conscience post-esclavagiste en territoires atlantiques, la pensée moderne noire l’est tout autant de

88 On verra que plusieurs propositions de la pensée nationaliste noire sont, depuis le début, en même temps inter- nationalistes, c’est-à-dire panafricanistes.

l’épistémè scientifique et impérialiste enraciné dans le racialisme occidental de la deuxième moitié du XIXe siècle. Que ce soient Alexander Crummel, Edward Wilmot Blyden ou Martin Delany, les pionniers du panafricanisme sont aussi des idéateurs de l’occupation coloniale du Libéria (et de l’Afrique) par une élite noire afro-descendante.

Vers la moitié du XIXe siècle, le révérend Alexander Crummel complète un voyage pour s’établir au Libéria sous les auspices de l’American Colonization Society. Fondée par un mouvement abolitionniste dont les membres ne visent pas l’affranchissement juridique des esclaves, mais leur émigration volontaire, l’American Colonization Society a ultimement pour mandat de débarrasser les États-Unis de sa population noire en la déportant sur les côtes ouest-africaines90. Crummel s’établit au Libéria en 1853 afin d’œuvrer à la « régénération de la race » par les lumières du commerce et de l’évangélisation. Dans son The future of Africa (1862) et The Relations and Duties of Free Colored Men

in America to Africa (1861), Crummel présente l’Afrique comme la « maison du n*** » de la « race

n*** », celle-ci étant « a compact, homogenous population of one blood ancestry and lineage » dont les inclinaisons, les traits de caractère et les dispositions sont différents de ceux des autres « races ». Des Africains, sa conception ne diffère pas beaucoup des pires traités d’anthropologie coloniale : membres amputés de l’humanité, prostrés dans l’idôlatrie et les ténèbres, dans l’expectative éperdue d’une révélation civilisatrice. Dans cet acte premier de la mise en scène eschatologique de la régénération, dans leur « exil » aux États-Unis, les Afro-Américains ont reçu la bénédiction divine d’être initiés au christiannisme et à la langue anglaise : les « hommes libres de couleur » ont donc pour devoir missionnaire de convertir aux lumières de la foi le territoire ancestral et sauvage africain, et d’y exploiter ses richesses naturelles insondables (A. K. Appiah, 1999; Mbembe, 2013a).

Dans le chapitre IV de son Invention of Africa (1988), V.Y. Mudimbe pose le même diagnostic sur la pensée d’un autre pionnier du panafricanisme, Edward Wilmot Blyden. Né sur l’île de St-Thomas, Blyden quitte le monde atlantique à peu près en même temps que Crummel afin de s’établir au Libéria en 1851. De la même manière que ce dernier, avec qui il fonde le Libéria College en 186291, ce qui préoccupe avant tout Blyden est l’administration de la preuve de la perfectibilité des Noirs, la question de savoir « whether black men, under favorable circumstances, can manage their own affairs… with efficiency » (cité dans Mudimbe 1988, 100). En effet, contrairement à Crummel, Blyden croit que l’état de barbarie dans lequel est plongée l’Afrique est réversible et qu’il ne reflète pas une déficience

90 L’American Colonization Society y achète des terres en 1821 pour y fonder Monrovia et supervise, dans les

années qui suivent, le développement du Liberia.

permanente proprement autochtone, seulement un défaut d’exposition à la bible (A. K. Appiah, 1992). Ne rompant ni avec l’imaginaire impérial, ni avec son discours civilisateur et rédemptoriste, Blyden entretient par ailleurs une riche correspondance avec des dignitaires britanniques afin de leur vanter les mérites de sa pensée politique de régénération de la « race ». Non content de seulement célébrer la colonisation comme une méthode d’élévation morale des Africains (si possible, en langue anglaise), Blyden va jusqu’à décrire l’esclavage comme « a kind of missionary institution » ayant permis de civiliser les Noirs du continent : « it was a deportation from a land of barbarism to a land of civilization » (cité page 105 de Mudimbe 1988). Mais, croit-il, seuls les Noirs sont en mesure de guider les Africains sur le chemin du progrès moral, plaidant du même coup pour que la colonisation de l’Afrique soit une entreprise exclusivement noire92, l’attribut de la blackness étant réservé ici aux Afro-américains « civilisés » et à leurs frères Antillais d’ascendance africaine (Mudimbe, 1988). Dans son Christinanity,

Islam and the Negro Race (1887), Blyden exprime l’intuition qui sera plus tard reprise par Du Bois :

« Among the conclusions to which study and research are conducting the philosopher, none is clearer than this – that each races of the mankind has a specific character and specific work » (cité dans Appiah 1999, 4).

Le sociologue britannique Paul Gilroy (2017) défend une lecture similaire du discours de Martin Delany qui, malgré qu’il se livre à un plaidoyer contre l’American Colonization Society et ses plans de colonisation du Libéria, place le projet de régénération racialiste sous les auspices de la mission civilisatrice, de la science et du progrès moral impulsé par le christiannisme.

avec une foi constante en Dieu qui règne dans les Cieux, nous avancerons avec audace en chantant les doux chants de la rédemption, vers la régénération de notre race et la restauration de la terre de nos pères, et sortirons des ténèbres et de l’obscurité de notre superstition et de notre ignorance pour aller vers la lumière glorieuse d’un éclat encore plus éblouissant : la lumière de la plus haute et divine civilisation (Delany, cité en note 49 de Gilroy 2007, 61)

Il est aisé de voir en quoi demander aux philosophes africains du continent de rechercher leur émancipation à l’intérieur des contours épistémiques posés par la pensée panafricaniste telle qu’elle s’est élaborée dans le monde atlantique à la fin du XIXe siècle est une demande irrécevable. C’est à peu de choses près, la même chose que de leur exiger de reconstruire une subjectivité à partir de la théorie raciale de Kant, de la violence épistémique d’Hegel ou des préjugés de la bibliothèque coloniale ayant œuvré, sur plusieurs siècles, à leur déshumanisation. En effet, les fondements théoriques du panafricanisme et

92 « the settlement of civilized blacks from America (is) the most effective way of spreading civilization in inter-

du nationalisme noir s’inscrivent dans un « imaginaire impérial » (Mangeon, 2015a) assignant à un centre éclairé (les Afro-descendants, plus évolués du fait de leur contact privilégié avec « la civilisation ») la destinée de guider les peuples des ténèbres (les Africains du continent) vers les lumières de la civilisation, légitimant des pratiques de domination par les fondements du sempiternel discours scientifique à propos de la (im)possibilité de régénération et de perfectiblité des « races » (CHAPITRE II). Le parallèle est patent entre cette lecture et les contestations des participants à la controverse de la philosophie africaine à propos de l’idéologie de l’authenticité (CHAPITRE III). Ainsi, Mudimbe ne s’étonne qu’avec ironie que Senghor ait pu reconnaître en Blyden une caution historique respectable, un précurseur de sa négritude.

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