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La critique interne de Bibi Bakare-Yusuf

Malgré des apparences de complexité entretenues par l’exigence de contextualisation et le relativisme de l’ancienneté63, Oyěwùmi endosse une conception simpliste et statique du pouvoir, en supposant qu’une variable particulière d’oppression produit une action similaire sur l’individu, peu importe la situation et indépendamment des autres variables en présence. Or, si on peut aisément admettre que l’ancienneté soit la forme dominante du pouvoir64, il est improbable qu’il s’agisse de la seule. Bibi Bakare-Yusuf propose plutôt d’adopter une conception réellement intersectionnelle du pouvoir capable de reconnaître 1) la pluralité des sources de la domination, que ce soit le genre, la « race », la caste, la religion, la classe, l’orientation sexuelle, la géographie, etc.; 2) les effets différenciés de ces indices selon les contextes; 3) la dépendance des variables entre elles dans la production d’un type singulier de domination. Il s’ensuit que chaque variable acquiert sa valeur spécifique en fonction de la relation sociale dans laquelle elle se déploie et des autres variables avec lesquelles elle interagit. Autrement dit, les frontières entre les différents vecteurs de pouvoir comme le genre et l’ancienneté ne sont pas étanches et chaque situation concentre son propre arrangement de petites et plus grandes modalités de l’oppression dans un réseau complexe de significations.

Prenons l’exemple d’une des œuvres les plus saluées de la littérature africaine, Nervous

Conditions de Tsitsi Dangarembga (2004). Dangarembga signe un récit tout en dentelle qui restitue la

résistance, au féminin, au privilège masculin qu’il soit traditionnel ou moderne et au droit d’aînesse qui lui est intriqué. Bouleversant, ce roman retrace à la première personne le destin d’une petite fille déterminée, Tambu, née dans une famille rurale typique. Le livre s’ouvre par cette phrase, « I was not sorry when my brother died », laquelle témoigne à elle seule de l’arbitraire dans lequel baigne la vie de

63 Être un insider ou un outsider du lignage ; être un.e ancien.ne par rapport à certains membres du lignage

d’adoption ; être un cadet vis-à-vis d’autres membres du même lignage ; occuper une position différente dans son lignage d’origine ; à l’extérieur des lignages ; etc.

ces femmes soumises aux contraintes du genre/ancienneté : la mort de son frère aîné Nhamo lui permettra en effet de réaliser ce rêve de réintégrer l’école primaire dont elle a été retirée parce que son père ne concevait pas de bonnes raisons d’y envoyer une fille. Encouragée et prise en charge par son oncle (l’aîné de son père) Babamukuru, un homme éduqué en Angleterre, exerçant d’importantes responsabilités en ville dans l’école des missionnaires blancs, Tambu se consacre corps et âme à ses études et à la réalisation de soi. Elle se lie d’amitié avec sa cousine Nyasha qui, de retour au pays après avoir été élevée en Angleterre, dépérit à vue d’œil d’une anorexie entretenue par son écartèlement entre ses aspirations modernes d’émancipation personnelle et l’autorité des valeurs patriarcales. En fin de récit, alors qu’elle vient d’être admise boursière à la meilleure école du pays, le destin de Tambu est suspendu à un fil, le patriarche de la famille voyant d’un mauvais œil cette promotion et ce, pour plusieurs raisons liées aux attentes hétéronormatives de la société :

« It is not a question of money », he assured me. « Although there would still be a lot of expense on my part, you have your scholarship, so the major financial burden would be lifted. But I feel that even that little money could be better used. For one thing, there is now the small boy at home [encore bébé]. […] As you know, he is the only boy in your family, so he must be provided for. As for you […] by the time you have finished your Form Four you will be […] in a position to be married to a decent man and set up a decent home. […] I have observed from my daughers’s behaviour that it is not a good thing for a young girl to associate too much with these white people, to have too much freedom. I have seen that girls who do that do not develop into decent women » (183)

Priorité est donc accordée au garçon, peu importe son âge, d’autant qu’elle sera bientôt sous la responsabilité d’un autre homme, comme épouse… La naïveté de la conceptualisation de l’ancienneté privilégiée par Oyěwùmi est incapable de rendre compte de la manière dont son articulation avec d’autres formes de rapports de force, tels le genre, complexifie le pouvoir qu’elle exerce. Ainsi, l’ancienneté est- elle souvent le masque d’une oppression de genre. Le « tu dois respecter ton aîné », nous dit Bakare- Yusuf, sert souvent de ruse aux autres visages de la domination patriarcale : violence domestique exercée à l’encontre des femmes (surtout celles qui entrent dans le lignage) et des filles, abus sexuels, notamment des professeurs sur leurs étudiantes et autres formes de violence symbolique. Bien sûr le pouvoir existe aussi au sens du « pouvoir de », de la réussite, des capacités, des accomplissements, des fonctions sociales d’autorité qu’Oyěwùmi ou Amadiume dépeignent comme des attentes vis-à-vis des femmes autant que des hommes. Mais le fait que les négatrices du genre négligent d’élucider l’interconnexion des variables d’oppression de l’ancienneté et du genre empêche de voir que la supposée complémentarité des sexes et les réalisations féminines correspondantes ne se déploient pas moins à l’intérieur d’un régime patriarcal. Dans la même optique, les relations de pouvoir entre femmes, notamment en vertu de

leur appartenance de classe, ne sont pas plus analysées. Ce qui revient à dire que la complémentarité est l’autre nom de la division sexuelle du travail. Même si, dans les contextes étudiés, une partie du travail de la production est à la charge des femmes, l’entièreté du travail de reproduction et du care demeure la chasse gardée des femmes.

La troisième critique est d’ordre méthodologique. C’est en grande partie à partir d’une analyse du langage et du discours que les tenantes de l’hypothèse du non-binarisme sexuel en viennent à justifier le discrédit jeté sur les catégories de la femme, du genre, du patriarcat et du féminisme en contexte africain. En se concentrant sur le niveau des symboles ou des normes telles que véhiculées par la langue, elles négligent l’écart qui peut exister entre les concepts, les normes, les discours et les réalités sociales, les expériences vécues. Que la langue soit asexuée ne nous renseigne en rien sur les manières dont la différence de genre se fait manifeste dans la réalité sociale. Se concentrer sur l’analyse de la neutralité sexuelle de désignations statutaires d’époux/se, enfant, aîné/e, cadet/te, etc. ne permet pas de rendre compte de la perception sociale des corps qui leur donne une signification qui échappe au formalisme du langage. Je reviendrai sur cet aspect dans la partie VII.

Il en va de même pour le déplacement de la différence sexuelle au niveau des principes, des normes. Citant « The nation and its Women » de Partha Chatterjee (1986), Sanya Osha (2006) fait un parallèle entre la figure idéalisée de la femme africaine que véhicule l’hypothèse du non-binarisme sexuel avec celle construite par le nationalisme indien. Ainsi, le discours décolonial indien s’est-il construit un univers de significations articulé autour de différents binarismes (dont le féminin/masculin et le matériel/spirituel) permettant de recouvrer une dignité culturelle bafouée par le déni colonial. Dans cet ordre dichotomique, les femmes, symboles de vertus spécifiques, quasi-saintes et déesses, ont lévité jusqu’au pallier des valeurs civilisationnelles et métaphysiques du peuple indien : « protected […] from the purely material pursuits of securing livelihood in the external world, women express in their appearance and behavior the spiritual qualities which are characteristics of civilized and refined society » (Chatterjee 1986, cité dans Osha, 250). Inversement, que la femme du commun soit perçue comme vulgaire, bagarreuse, bruyante, privée de ce sens moral supérieur, etc. justifie qu’elle puisse devenir objet de défoulement des violences physiques les plus brutales. Autrement dit, quelle que décoloniale que soit cette construction de rôles sociaux pour les femmes indiennes, elle demeure intriquée dans un régime patriarcal qui accorde aux hommes des privilèges sur les corps féminins.

À l’intérieur même de la démonstration d’Oyěwùmi, on peut déceler des contradictions de ce type, entre le niveau idéal et non-idéal de la situation des femmes. Ainsi, ce sont toujours des femmes biologiques, les anafemelles, et jamais des anamâles qu’il est attendu qu’elles se marient hors du lignage.

Ce sont elles qui entrent dans le lignage de leur époux. En quittant le lignage de naissance pour entrer dans le patrilignage de la famille du mari, elles perdent au quotidien tous les privilèges associés aux années d’ancienneté qu’elles ont vis-à-vis de leur famille d’origine. Cela a pour conséquence que c’est l’ancienneté des épouses qui est systématiquement compromise, lorsqu’elles deviennent subordonnées au sein du nouveau lignage, a fortiori à leur époux (Bakare-Yusuf, 2004). Quant aux sociétés traditionnelles matrilinéaires, si la recherche historique tend à confirmer que celles-ci étaient généralement plus égalitaires, la transmission du patrimoine se faisait rarement pour autant de mère en fille, mais d’oncle au neveu utérin (fils de sa sœur). « Cela ne donnait pas à la femme [beaucoup] d’autre pouvoir que de transmettre ce pouvoir aux mâles de la famille » (Coquery-Vidrovitch, 1999).

Enfin, élevée au sommet du firmament des valeurs symboliques africaines, rappelons-nous que la maternité est présentée comme l’identité féminine libératrice paradigmatique pour les tenantes de la thèse de racines matriarcales africaines comme Ifi Amadiume. Contre le constructivisme de genre, cette défense présuppose qu’on reconnaisse entre hommes et femmes des différences innées qui conduisent, du potentiel biologique reproductif, à une identité culturelle féminine. Les possibilités offertes par l’enfantement d’une progéniture devient alors la base naturelle de justifications aux schémas institutionnels de la complémentarité hommes/femmes et de la régénération de la société. Non seulement cette culturalisation des fonctions reproductives neutralise la construction sociale qu’est le genre, elle masque en outre les manières par lesquelles le désir d’enfants peut en même temps être façonné par les institutions sociales et survenir dans des contextes communautaires assignant des rôles, des identités, des identités inégales aux hommes et aux femmes. Elle réaffirme l’équivalence entre sexe et genre.

Bibi Bakare-Yusuf recourt à la distinction établie par Adrienne Rich (1979 (1995)) entre 1) maternité comme domaine du possible pour toutes les femmes, en relation avec leur potentiel de reproduction 2) maternité comme institution qui cherche à s’assurer que ce potentiel, pour toutes les femmes, demeure sous le contrôle des hommes. Contrairement à la caricature qu’en font les womanists, ce n’est habituellement que la deuxième conception de la maternité qui est visée par les féministes occidentales. Inversement, seule une théorie complice du pouvoir patriarcal peut réduire l’identité sociale féminine à ses fonctions procréatrices. La libération des femmes - non point du désir, mais de l’injonction sociale à la maternité, y compris internalisée – doit nécessairement passer par un examen critique des schémas institutionnels, des relations sociales, des régimes de pouvoir, des mécanismes de socialisation par lesquelles les femmes ont tendance à définir leur identité d’abord en tant que mère, et aux manières dont ces arrangements, ultimement, vernissent le statut social du père. Dans un impressionnant déni

qu’invalide toute la littérature romanesque65 et les sciences sociales, ces autrices refusent d’admettre que les femmes se voient souvent sommées au mariage et à la reproduction, et ne s’épanouissent pas toutes de plein gré dans cette complémentarité des sexes où elles ont typiquement la responsabilité entière et les rôles normatifs associés à la reproduction, à la domesticité, aux soins de leur époux et de leurs enfants, etc.

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