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CHAPITRE I R ECONSTRUIRE LA PHILOSOPHIE À PARTIR DE L ’A FRIQUE

VIII. La tradition au gré du temps

La désignation d’un savoir « traditionnel » se bute invariablement à la question du temps et de son mouvement. Dans son texte « Retrouver le sens » (2017), le philosophe gabonais Bonaventure Mve- Ondo donne l’exemple d’une compréhension usuel du temps en contextes traditionnels, lequel se diviserait en temps sacré (normatif) et temps profane (celui de la déchéance depuis les origines du temps normatif). Véhiculé dans les contes, les mythes, la sagesse populaire, ce « noyau créateur » partagé induirait une certaine conception statique du temps et de l’histoire (le destin, la fatalité) sur laquelle seuls les devins, les sorciers et les intermédiaires du divin auraient une emprise. À moins que la culture soit restée vivante, ce qu’elle est invariablement, le futur n’existerait pas. Mve-Ondo ajoute justement qu’au- delà des mœurs, des pratiques et des institutions qui reflètent cette conception fixiste du temps, la tradition est aussi porteuse d’un « noyau créatif » qui fait que de tout temps, quelqu’un.e s’est levé.e. un jour pour contester l’ordre des choses, faisant ainsi acte de pensée critique. Certes, si le poids du conservatisme reste une force d’inertie importante qui sanctionne la prise de distances vis-à-vis des conventions, la tradition reste néanmoins vivante, porteuse d’avenir, prospective…

Dans la même veine, Souleymane Bachir Diagne ne partage pas la conviction fixiste d’une conception singulière du temps chez les Africains. Dans son article « On Prospective : Development and a Political Culture of Time » (2004) et son Encre des savants (2013), Diagne rejette les arguments développés par John Mbiti dans son African Religions and Philosophy (1990) sur une supposée « conception africaine de temps ». Mbiti soutient en effet que l’idée d’une planification à long terme, pour le développement notamment, a été imposée par la violence de la colonisation. Le fait qu’elle demeure en grande partie étrangère aux sociétés africaines plaide en faveur d’un retour à la tradition comme procédure de décolonisation mentale. Le point de départ de Mbiti affirme que le temps en Afrique ne se conçoit pas autrement que comme succession concrète d’événements : le temps est l’événement.

Il s’ensuit qu’au présent, la référence au temps ne peut se faire qu’aux événements déjà terminés, le passé (les traditions) étant le temps vers lequel le mouvement du présent se projette. Pour les mêmes raisons, il n’y aurait virtuellement pas de futur.

À la manière des féministes comme Oyèrónkẹ́ Oyěwùmí (CHAPITRE IV), Mbiti prétend prouver son point en recourant aux langues africaines, notamment au constat de l’absence d’un temps de conjugaison désignant le futur en langues africaines. Outre le fait que la prémisse affirmant l’immobilisme du temps soit une affirmation raciste centrale à l’anthropologie coloniale, Diagne souligne, à coup d’exemples en wolof et en swahili, les failles de ce raisonnement qui ne s’intéresse qu’aux mots sans en évaluer leur usage - comme le fait Bibi Bakare-Yusuf à propos d’Oyěwùmí. Ayant pour signification le passé sans limite, le mot swahili zamani, par exemple, tire son origine de zamân, en arabe : époque, ère, période. Diagne demande : si l’arabe zamân comporte une dimension eschatologique, pourquoi aurait-elle ensuite disparue de l’usage de son avorton swahili? « L’illusion de l’abstraction naturelle conduit à sur-analyser comme concrets les mots africains, en oubliant de procéder à la même opération pour le mot européen auquel on se réfère alors explicitement ou implicitement » (2013, p. 35). En fait, Diagne montre que Mbiti compare deux réalités incommensurables pour en tirer des conclusions abusives : une expérience du temps africain et un concept, non pas du temps occidental

per se, mais du temps moderne tel qu’il s’est d’abord construit historiquement en Occident (2004). Or,

les sociétés africaines contemporaines sont aussi des sociétés caractérisées par leur modernité propre. On revient donc une fois de plus à la tentation d’opposer l’Afrique à l’Occident par le détour de la tradition, logée dans le passé, en bute contre le présent moderne.

Pour court-circuiter ce réflexe d’associer tradition et immobilisme historique, Paulin Hountondji préfère parler de « savoirs endogènes » - pour qualifier les savoirs à potentiel scientifique, plus généralement. Dans son introduction à l’ouvrage qu’il a dirigé Les savoirs endogènes : pistes pour la

recherche (1994), le philosophe béninois explique pourquoi le qualificatif « traditionnel » a été écarté

du titre au profit de celui d’« endogène ». Si l’emploi du concept de « savoirs traditionnels » peut sembler efficace à première vue parce qu’il désigne une réalité à laquelle tout le monde se rallie, il continue néanmoins de véhiculer l’idée d’une coupure radicale entre un passé, celui de la tradition, et un présent qui serait, lui, caractérisé par la modernité. Or, non seulement la modernité et ses outils (science, technologie, bureaucratie, etc.) coexistent avec la vitalité des traditions de pensée dans l’Afrique postcoloniale, mais ces dernières continuent d’être vivantes, de se réformer, de se renouveler, etc.

Au concept de « tradition », l’auteur préfère donc celui de « savoirs endogènes » capable de rendre compte de l’intériorité de la production culturelle, sans postuler son immobilisme. On pourrait lui

reprocher cette opposition entre endo- et exogènéité (désignant un savoir qui serait importé d’ailleurs), ajoute-t-il, en faisant valoir que les premiers sont souvent des emprunts assimilés d’une culture extérieure, à un point reculé dans le temps de l’histoire. Loin d’œuvrer contre son argument, Hountondji admet volontiers que cela soit le cas : « Qu’un emprunt ait été assimilé au point de faire corps, désormais, avec l’héritage collectif, veut dire que cet emprunt est pleinement maîtrisé, intégré à la culture propre. L’endogénéité n’est donc pas forcément statique, elle peut être dynamique » (15).

Souleymane Bachir Diagne (2013) donne l’exemple d’un conte endogène mettant en scène plusieurs prétendants, jouxtant pour remporter la main d’une jeune fille. Chacun formule différentes déclarations normatives : est reconnu vainqueur celui dont la proposition se rapproche le plus des valeurs fondamentales reconnues par le groupe. Mais Diagne ajoute qu’il arrive aussi que certains contes de ce genre soient subvertis en histoires scabreuses où les prétendants doivent remporter un combat, par exemple, de pétomanes : « ces faux contes […] posent la question des transformations qui se sont produites dans la société et qui font qu’elle peut ainsi sourire des valeurs sur lesquelles jusque là sont fondées les stratégies matrimoniales auxquelles elle donne sa bénédiction » (76).

Bref, entre tradition et modernité, il y a moins rupture que continuum au sein duquel s’insère l’appropriation d’éléments légués par la présence coloniale ou la mondialisation de la culture et le rejet d’autres. Autrement dit, les identités culturelles africaines ne sont pas le résultat du dépôt de valeurs étrangères sur un fond endogène qu’il s’agirait de dépoussiérer. Chaque fois que de nouveaux modes d’organisation sociale apparaissent (urbanisation, scolarisation des filles, introduction de spiritualités nouvelles, etc.), la pertinence des traditions est examinée : certaines disparaissent ; d’autres, travaillées de l’intérieur par cette réévaluation, sortent ragaillardies. Dans son article « L’avenir de la tradition » (1992), Souleymane Bachir Diagne résume : « l’identité de la tradition ne peut être une identité de répétition. Après tout, dans son sens premier, « tradition » signifie ce qui est digne d’être transmis pour être au principe de comportements qui répondent à des conditions et à des temps nouveaux » (296).

* * *

Puisque les chapitres qui suivent s’emploieront à démontrer la validité des arguments métathéoriques développés ici, j’aimerais synthétiser les quelques axes directeurs que ce premier chapitre a permis de poser. D’abord, pas plus que le sens commun de la vie quotidienne n’est « philosophie » au sens disciplinaire, le recours aux worldviews autochtones n’est pas en soi une voie d’accès à la décolonisation épistémique comprise comme je l’entends, c’est-à-dire comme un effort réflexif et critique radical sur les présupposés sous-jacents à l’intelligibilité de n’importe quel objet.

La décolonisation/reconstruction de la philosophie ne relève pas non plus de la sphère de la justice libérale, laquelle viserait la simple reconnaissance d’une diversité de points de vue épistémiques, même si l’inclusion du pluralisme épistémique dans l’enseignement et la recherche fait partie de la solution. Plutôt, il s’agit de la réponse légitime à une injustice épistémique historique dont les héritages continuent de produire des biais cognitifs dans l’appréhension de notre monde complexe, après les barbaries que furent l’esclavage ou la colonisation ; mais aussi, dans l’intelligibilité de l’actualité du racisme structurel et de l’hégémonie épistémique blanche/occidentale. Ces biais cognitifs continuent notamment de reproduire l’éviction de certains savoirs, courants et écoles au statut de « philosophie », au prétexte qu’ils ne répondent pas à ses critères d’admission. Or, non seulement ces critères ont-ils été construits tardivement à la fin du XVIIIe siècle pour des raisons de cohérence avec le récit du progrès de la raison défendu par les Lumières ; on a fini par occulter de celui-ci la « race » alors qu’elle en était constitutive, sculptant la pré-notion du dedans/dehors des idéaux progressistes des Lumières et de l’universel, ceux-ci étant longtemps implicitement restés réservés aux Blancs.

Reconstruire la philosophie, cela revient donc à examiner ce que la prise en compte de la « race » et de l’Afrique (par exemple, mais il faudrait aussi faire ce travail sur l’Asie, la diaspora juive, l’Islam, les peuples autochtones du Nouveau-monde, etc.) « fait à la philosophie », ce qu’elle transforme dans le métarécit, en les rendant visibles à l’intérieur du canon, en évaluant leur usage, leur fonction épistémique, les mutations dans leur conceptualisation. Mais pour ne pas relire le passé avec les yeux d’aujourd’hui, non plus que rejeter hâtivement toute condamnation au prétexte que « c’était l’époque », le recours au contexte social, politique, historique et épistémique de production de ces idées devient essentiel. On ne peut qu’être estomaquée en effet par la coincidence troublante, sans cesse confirmée, entre l’émergence de certaines idées en Europe et les vifs débats sur l’impérialisme, avec la naissance des théories raciologiques, la transition vers la colonisation induite par l’abolition de l’esclavage, la Révolution des esclaves dans les colonies des Antilles, etc. Prenant en compte le contexte d’émergence du racisme moderne, de l’abolition de l’esclavage et de la Révolution haïtienne, nous entamerons cette aventure en projetant d’éclairer la centralité de la catégorie de « race » dans la philosophie pratique kantienne avant de fournir une interprétation originale, distante de celle du soit-disant revirement de fin de vie, que seule l’appréciation du contexte permet d’appréhender, une analyse que poursuivra ensuite le CHAPITRE V. Pareillement, les premières propositions philosophiques africaines modernes sont à resituer dans leur contexte d’émergence (de la construction des idéologies nationalistes indépendantistes) tout comme les

contributions postcoloniales d’après la controverse épistémique. Décoloniser force donc la philosophie à descendre sur le plancher des vaches, à reconnaître le caractère toujours déjà historique, contextuel, situé de ses contributions, et à s’interroger sur ses méthodes, y compris celles qui mèneront à sa reconstruction.

CHAPITRE II - E

MMANUEL

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ANT ET LA BANALITÉ DU

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