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L’afrocentricité : un recentrement sur l’expérience africaine?

Oscillant entre mouvement académique, politique et religieux, l’afrocentricité53 ne va pas sans susciter d’intenses controverses. Le courant demeure néanmoins paradigmatique dans les black studies étatsuniennes, même s’il reste relativement confidentiel en Afrique francophone54. Véritable pape de l’afrocentrisme, on doit à Molefi Kete Asante la paternité du concept (1998 (1987)) et une contribution importante au fulgurant développement des études afro-américaines aux États-Unis. Si lui et Ama Mazama (2001) en ont fourni les fondements théoriques les plus aboutis, ce sont les thèses de Cheikh Anta Diop (1954, 1979) qui leur servent de matrice.

Le postulat de base de l’école historique de Cheikh Anta Diop et de ses disciples réside dans la conviction profonde que toute civilisation se construit à partir d’un âge classique, l’Égypte antique pour l’Afrique, qui influence le présent tout en permettant de projeter sa lumière sur les linéaments du futur. Intellectuel majeur de la lutte anti-coloniale, Diop caressait le projet d’une science de cet âge d’or au moyen de l’analyse historique des récits de penseurs grecs (Homère, Hérodote, Isocrate, Platon, Aristote, etc.) à propos de l’Égypte antique, de l’iconographie, des données linguistiques et ethnologiques, de datation archéologique, etc. Les afrocentristes reprennent à leur compte cette révolution des origines

53 Les principaux concernés préfèrent le terme d’« afrocentricité » à celui d’ « afrocentrisme », même si ce dernier

est entré dans les usages. Avec les afrocentristes, j’emploierai donc « afrocentricité ».

rationalistes en « rétablissant la centralité de l’ancienne civilisation Kemitique [égyptienne] et le complexe culturel de la vallée du Nil comme point de référence pour une perspective africaine, de la même manière que la Grèce et Rome ont servi de points de référence pour le monde européen » (Asante, 1998 (1987), pp. 9-10).

Cette restitution du temps long de l’histoire africaine témoigne à sa face même des merveilles accomplies par la civilisation africaine, à l’exact opposé des assertions défendues de bout en bout par la bibliothèque coloniale à propos de la supériorité intrinsèque de l’Occident. Mieux, la « civilisation n*** » lui serait antérieure. Pourtant, « (s)’il faut en croire les ouvrages occidentaux, c’est en vain qu’on chercherait jusqu’au cœur de la forêt tropicale une seule civilisation qui, en dernière analyse, serait l’œuvre des N[***]. [Toutes les nations n***], d’après les cénacles de savants occidentaux, ont été créées par des blancs mythiques qui se sont ensuite évanouis comme en un rêve pour laisser les N[***] perpétrer les formes, organisations, techniques qu’ils avaient inventées » (Diop, 1979, p. 9). D’où le motif permanent, dans l’œuvre de Diop du complot de la « falsification de l’histoire », une formule idéologique de l’époque pour parler d’eurocentrisme épistémique au service d’une raison coloniale (2008, 2015).

L’afrocentricité reprend à son compte cette critique de l’eurocentrisme et de sa prétention à l’universalité en lui opposant une théorie de la connaissance située qui fait du recentrement sur « la » perspective africaine le point de vue depuis lequel peut s’exprimer la connaissance. Ama Mazama qualifie cette politique de libération des Noir.e.s d’« impératif afrocentrique » (2003). « The challenge is monumental: Our liberation and Afrocentricity contends and rests upon our ability to systematically displace European ways of thinking, being, feeling, and so forth and consciously replace them with ways that are germane to our own African cultural experience » (2001, p. 388). Résumant la typologie des caractéristiques de l’essence culturelle africaine développée par un autre afrocentriste, Maulana Karenga, Mazama identifie sept orientations à ce recentrement épistémique : la centralité de la communauté, le respect de la tradition, le degré supérieur de spiritualité, l’harmonie avec la nature, la sociabilité, la vénération des ancêtres et l’unité de l’être. Le sujet qui nierait celles-ci se condamnent à l’aliénation.

Pas très loin des thèses unanimistes portées par la Philosophie bantoue de Tempels, on peut aisément reprendre au profit d’une critique de l’afrocentrisme les arguments qui fusèrent au temps de la controverse de la philosophie africaine. Là se noue d’ailleurs un point de tension important entre la pensée qui émerge, d’une part, depuis les postcolonies du continent africain et d’autre part, en diaspora, particulièrement en terrain post-esclavagiste où l’identité se construit comme melancholia africana (2010). Beaucoup plus qu’en Afrique, l’identité afrodescendante est alimentée par le sentiment de la

perte provoquée par l’intense violence des maîtres et du système esclavagiste, laquelle visait explicitement le déracinement, la mort sociale et l’aliénation, lesquels restent produits par le racisme en Occident. Aujourd’hui, le nom « Afrique » résonne comme celui du mythe des origines.

Contre sa récupération par l’afrocentricité, il convient d’ailleurs de réhabiliter en partie Cheikh Anta Diop. Dans l’intense hostilité intellectuelle qui caractérisait son milieu d’avant-décolonisation, Diop a cherché seul contre tous à restituer par l’histoire une image d’un soi non-anéanti par l’hégémonie raciste. Si ces analyses historiques restent sans doute à débattre sur le terrain de la science (ce qu’il appelait d’ailleurs de ses vœux), Diop a pavé la voie à un champ de recherche qui mérite bien plus que l’idolâtrie dont il fait aujourd’hui l’objet. Ultimement, le portrait historique qu’il a dressé des liens ténus entre cultures égyptiennes, coptes, nubiennes et Bantu, avait pour finalité politique de rassembler les « nations n*** » disparates, autour de la conscience d’une appartenance collective commune, donnant ainsi un ciment théorique au projet institutionnel panafricain, même si l’on peut selon certains en critiquer rétrospectivement le caractère racialiste (CHAPITRE V).

Les womanists et défenseures de l’hypothèse des racines matriarcales africaines se situent sur cette ligne de fracture entre l’Afrique continentale et diasporique. Travaillant le plus souvent aux États- Unis ou en Afrique post-apartheid, beaucoup mieux diffusées que leurs critiques, elles se font souvent reprocher par les continentales une déconnection des réalités locales et une idéalisation de la place des femmes dans la tradition sans que ces échos ne se fassent entendre jusque dans les universités du Nord. Les continentales sont beaucoup moins dupes de cet écueil qui les séparent des diasporiennes, ces dernières étant constamment en bute contre les préjugés du féminisme occidental :

C’est précisément parce qu’ils (et elles) sont confrontés quotidiennement au racisme en Occident qu’il a été important, pour certain(e)s Africain(e)s-Américain(e)s, comme pour les historiens africains de la période nationaliste juste après l’indépendance, de défendre une perception de l’Afrique qui mette l’accent sur les hauts faits de la civilisation africaine (de l’Égypte pharaonique […]. Ils (et elles) décrivent donc souvent « la tradition et la culture africaines », comme humanistes et communautaires. Mais pour beaucoup d’entre nous, aujourd’hui en Afrique, c’est une vision top simpliste, trop homogénéisante et trop romantique. Les élites politiques ont trop souvent brandi l’argument de « la culture et la tradition africaines » pour contrer l’intérêt des femmes et pour légitimer l’oppression des paysans […] » (Sow, 2004 (1997), p. 40).

Que ce soient les womanists ou les défenseures de l’hypothèse des racines matriarcales africaines, les théoriciennes du genre en Afrique partagent les postulats inconditionnels (et les travers) de l’afrocentricité :

1) une théorie de la connaissance située, qui souvent extrapole indûment depuis la situation épistémique d’un groupement ethnique particulier à l’Afrique tout entière - voire, à tous les contextes postcoloniaux peu importe leur historicité propre;

2) le recul dans l’histoire de la longue durée – les traditions précoloniales - pour y puiser une signification et une orientation à un avenir décolonial;

3) la critique de l’impérialisme épistémique occidental - ici, féministe - comme politique de libération des femmes africaines.

Ce sont ces aspects que j’aborderai dans la section qui suit.

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