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La querelle de la philosophie africaine

CHAPITRE III D E LA RUSE COLONIALE À LA RECONSTRUCTION DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE

IV. La querelle de la philosophie africaine

Lançant le bal de la dispute, le béninois Paulin J. Hountondji (1977)41 formule une critique tranchante de l’ethnophilosophie en déclarant d’emblée qu’elle n’est rien de plus qu’une mauvaise ethnologie qui se prend en outre pour une autre : pour de la philosophie. En privant les sujets de leur capacité à se distancier des enseignements du groupe, l’ethnophilosophie fait d’eux des otages de systèmes de pensée collectifs. Or, cette déprivation de disposition à la réflexivité, à la distance critique, rend impossible une pensée philosophique à proprement parler. Il s’ensuit pour la philosophie qu’émergent de nouveaux standards exclusifs à sa pratique en Afrique, excluant nécessairement de ses investigations la plupart des questions philosophiques, dont celle de l’universel.

Hountondji affirme que cette obsession à ce que la philosophie africaine après la colonisation rende compte de la vision du monde africaine n’est en fait qu’une déclinaison sous-disciplinaire de l’ethnologie et de l’anthropologie occidentales, dont les conditions d’émergence, après la Seconde Guerrre Mondiale, sont intimement liées à l’effort de rationalisation des admnistrateurs coloniaux. Adoptant les opérations méthodologiques de ces disciplines coloniales, le sujet africain est construit comme l’Autre, celui dont on parle, que seul notre regard peut analyser, et l’incroyable pluralité des systèmes sociaux dans lesquels il prend place est réduite à une collection de données brutes, simples, « primitives », archaïques. L’unanimisme de l’ethnophilosophie, qui « consists in the overevaluation of unanimity at the expense of debate among the people studied by anthropology » (Hountondji, 2004, p. 530) se pose en somme comme axiome fondateur - et tant pis si c’est aussi le péché originel et raciste

41 Hountondji a internationalisé le débat en publiant plusieurs articles dans plusieurs revues savantes influentes : Présence africaine (1961, 67), African Humanism – Scandinavian Culture : A Dialogue (1970), Études philosophiques (1970), Diogène (1970), La Philosophie Contemporaine (1971), Cahiers philosophiques africains

des sciences coloniales. En ce sens, l’ethnophilosophie ne s’adresse pas aux Africains desquels elle prétend parler, mais découvre sa propre culture avec les yeux du maître d’école, pour son émerveillement, sa curiosité à lui, les besoins scientifiques d’un lectorat extérieur.

Nous l’avons déjà vu au CHAPITRE I, Kwasi Wiredu (1997) développe un point de vue analogue : l’ethnophilosophie reproduit la confusion des anthropologues entre pensée folklorique (folk

though) et philosophie. « African nationalists in search of an African identity, Afro-Americans in search

of their African roots, and Western foreigners in search of exotic diversion – all demand an African philosophy that is fundamentally different from Western philosophy, even if it means the familiar witches’ brew » (325).

Oeuvre-maîtresse de cette époque dont les enseignements restent d’actualité, La crise du Muntu (1977) de Fabien Eboussi Boulaga incrimine aussi la familiarité des discours de l’altérité radicale avec les présupposés racistes de l’anthropologie coloniale : malgré leur apparente hétérogénéité, tous singularisent à outrance le vécu des Africains jusqu’à leur expulsion du groupe des individus capables de culture, d’histoire, d’humanité. Eboussi Boulaga incrimine deux tendances à la substantialisation des sujets africains dans ces métaphysiques de la différence déoloniale. La première consiste à résoudre l’interrogation sur l’identité culturelle africaine par la révulsion à tout ce qui est censé caractériser son autre intrinsèque, c’est-à-dire la civilisation occidentale et spécifiquement, sa modernité. Par effet de répulsion, le noyau dur de l’identité africaine se réduirait ainsi à tout ce qui la distingue de la modernité occidentale, c’est-à-dire ses manques (absence d’écriture, d’institutions bureaucratique, de science et de technologie, de raison, etc.) et l’histoire des souffrances qu’elle lui a imposées (esclavage, colonisation, ségrégation). La deuxième tentation correspondante à cette propension consiste précisément à valoriser ce dénuement (intuition, symbolisme universel, virginité technologique, etc.) comme la substance-même de la richesse culturelle africaine. Dans tous les cas, on en vient à faire de la tradition, pas tant l’inverse de la modernité, qu’un trait immuable de l’Afrique.

Plus controversée, Hountondji (1977) adresse aussi ses critiques à la méthodologie hybride de l’ethnophilosophie. Ne reposant sur aucune source textuelle extérieure à celle du récit oral de son informateur, elle ne peut même pas prétendre à la rigueur de l’ethnographie puisqu’elle dépend entièrement, nous dit-il, de l’interprétation du collecteur. La pensée traditionnelle africaine dans ses formes orales ne serait, au mieux, qu’une « sagesse », mais celle-ci ne possède pas le caractère durable de la réflexion critique. La faute en est, estime-t-il, à l’absence de civilisations scripturaires en Afrique, l’absence d’écriture ayant entravé le développement de la philosophie : seul un passage aux modes de

l’écrit aurait permis la mise à distance d’opinions et de dogmes circulant dans les proverbes, les contes, les récits des anciens.

L’auteur est prêt à reconnaître les ethnophilosophes comme des philosophes, mais seulement dans la mesure où ces derniers se penseraient eux-mêmes comme des producteurs de contenus philosophiques : de cette compréhension émergera plus tard les écoles herméneutiques et de la sagacité. En tout état de cause, ils ne sont surtout pas, nous dit Hountondji, des restaurateurs d’une pensée authentiquement africaine. Y revenant deux décennies années plus tard, Paulin Hountondji résume le sens de sa critique et celle des auteurs contemporains de la querelle :

Il fallait donc commencer par démythifier l’africanité en la réduisant à un fait – le fait tout simple et, en soi parfaitement neutre, de l’appartenance à l’Afrique – en dissipant le halo mystique des valeurs arbitrairement greffées sur ce fait par les idéologues de l’identité africaine. Il fallait pour penser la complexité de notre histoire, rendre à sa simplicité originaire, le théâtre de cette histoire pour penser la richesse des traditions africaines, appauvrir résolument le concept d’Afrique, le

délester de toutes les connotations éthiques, religieuses, philosophiques, politiques etc., dont

l’avait surchargé une longue tradition anthropologique, et dont l’effet le plus visible était de fermer l’horizon, de clore prématurément l’histoire (Hountondji, 1997, p. 135).

À peu près en même temps, le camerounais Marcien Towa formule une critique similaire de ce qu’il baptise « l’ethnophilosophie dans le sillage de la négritude » (1971). Sur le plan méthodologique, Towa accuse l’ethnophilosophie de distendre - pour l’Afrique et pour elle seulement - la définition de la philosophie au point d’y élever n’importe quelles déclinaisons de la culture au statut des manifestations philosophiques. À la négritude, il reproche de nier le caractère transformateur, émancipateur de la dialectique sartrienne au profit d’une essentialisation de l’altérité noire, de sa fixation dans une ontologie de la différence, immuable devant l’éternité. Towa considère au contraire que l’expérience historique de la colonisation fut d’une telle violence qu’elle aurait transformé en profondeur le sujet africain, l’éloignant définitivement de ce qui le définissait en tant qu’être de traditions. La réduction de l’identité postcoloniale à l’émotivité noire laisse ainsi bien peu d’outils au sujet africain pour faire face au monde moderne et à son arsenal technocratique et scientifique forgé par la raison. Autrement dit, la supposée opposition constitutive entre rationalité occidentale/émotivité n*** fonde et justifie le maintien de la subordination. Towa en conclut, en suscitant la controverse, que seule l’adoption définitive des modes de pensée qui font la puissance de l’Occident (la science et la technologie) permettra d’accompagner l’Afrique sur la voie de sa modernité imposée, une adhésion qui devra nécessairement s’accompagner du renoncement aux archaïsmes de la tradition.

Les travaux pionniers d’Hountondji, de Towa, d’Eboussi Boulaga, de Wiredu, puis plus tard de Mudimbe, ont provoqué une onde de choc en soulevant les passions plus souvent que les arguments. Cette vive dispute épistémique, en philosophie mais aussi dans toutes les sciences humaines et sociales africaines (Barro, 2010), continue de diviser le camp des nativistes s’arrogeant le privilège de dire l’authentique à ceux que ces derniers taxent, avec mépris, d’occidentalisés. Ce refus catégorique des fondements et du mythe du « man in the bush » selon lequel l’originalité intellectuelle africaine ne pourrait se retrouver que dans un passé demeuré vierge du contact avec l’extérieur est à l’origine d’une véritable rupture épistémique, ouvrant la voie, nous allons le voir à l’émergence d’un paradigme postcolonial. Mais avant d’y arriver, il convient d’explorer le diagnostic généalogique posé par V.Y. Mudimbe dans les années 1980.

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