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CHAPITRE I R ECONSTRUIRE LA PHILOSOPHIE À PARTIR DE L ’A FRIQUE

II. L’Odyssée de la philosophie

Dans son article « Questions of Canon Formation in Philosophy : the History of Philosophy in Africa » (2015), la philosophe et historienne de la philosophie autrichienne Anke Graness se penche spécifiquement sur les dimensions de l’injustice herméneutique dans la pratique conventionnelle de la philosophie en regard de l’Afrique. S’intéressant aux formes autorisées du discours philosophique – et donc, inversement, à la marginalisation herméneutique - l’autrice adopte le point de vue selon lequel la

définition de la nature de la discipline réside plus dans la manière dont s’est écrite l’histoire de la philosophie que dans la correspondance du discours philosophique à une série de critères objectifs.

Invoquant Lucien Braun (1973), elle précise que l’activité de l’historien de la philosophie consiste essentiellement à compiler des textes en nouveaux ensembles : l’historien procède par sélection et exclusion, à partir de différents indices de classification, influencés par les récits épistémiques en vigueur, les pseudo-évidences disciplinaires de l’heure, bref, par des normes qui peuvent varier sensiblement d’une époque ou d’une géographie à l’autre. Cette série d’actions procède ultimement à l’édification d’un canon, « a group of works, theories and persons generally believed to represent necessary, timeless and universally valid concepts, a kind of standard or norm in a field » (88). Elle ajoute que le « poids de l’inertie » fixe, cristallise, naturalise a posteriori cette reconstitution historique, laquelle détermine les interprétations que nous avons de toutes les contributions philosophiques ultérieures au récit harmonisé de cette histoire linéaire de la pensée. Il s’ensuit que le canon intime à concevoir les discours candidats au statut de « philosophie » selon les contours de l’institution de cette histoire de la philosophie préalablement construite. Autrement dit, un discours contemporain est présumé philosophique pour la simple raison qu’il coincide avec des normes et des pratiques disciplinaires admises par l’inertie de la tradition, non pas en vertu d’une compréhension substantielle de la nature de la discipline.

La démonstration de sa capacité à s’insérer parmi les groupements déjà constitués qui répondent à ces standards quasi-normatifs que dicte le canon est donc une condition nécessaire pour qu’un discours ou un philosophe nouveau soit admis au sein de la discipline ; inversement, l’inaptitude à justifier sa place au soleil des normes du panthéon pré-existant est un facteur discriminant conduisant à la marginalisation herméneutique d’un discours critique. Graness insiste sur l’importance des procédures d’exclusion dans l’écriture de l’histoire de la philosophie. « Presently, the history of philosophy is still used as the main evidence that philosophy is a specific, narrowly defined activity which cannot be practised by everyone » (2015, p. 80).

Relativement à l’Afrique, Graness donne l’exemple de la manière dont « le miracle grec » a été construit, jusqu’à en devenir dogmatique, comme l’unique facteur explicatif de la naissance de la philosophie au détriment d’autres arguments qui situeraient ses origines en Égypte antique notamment, une thèse défendue par l’intellectuel sénégalais Cheikh Anta Diop (1954) qui y trouvait les traces d’une civilisation « négro-africaine » (CHAPITRE III). Ce « miracle », que l’on enseigne ad nauseam dans le réseau des CÉGEPs et dont ne s’écarte aucun manuel destiné à l’enseignement collégial, postule que des conditions climatiques favorables, le développement technologique et le passage à l’écriture ont conditionné la sortie du mythe vers la maturité de la raison. Pourtant, les travaux de Lucien Braun, Robert

Bernasconi (1997), Ulrich J. Schneider (1990) ou Peter K.J. Park (2013) montrent tous que l’exclusion de l’Afrique et de l’Égypte (pré-héllénistique), en particulier, de l’historiographie sur les origines ne s’est faite qu’à la fin du XVIIIe siècle. Tandis que Park situe l’exclusion des traditions africaines et asiatiques du mythe des origines entre 1780 et 1830, Schneider et Bernasconi désignent tous les deux Der Geist

der spekulativen Philosophie (1791-97) de Dietrich Tiedemann et Geschichte der Philosophie de

Wilhelm Gottlieb Tenneman (1798-1819) comme les pionniers du virage en faveur du miracle grec. Par ailleurs, Graness (2015) note que l’apport des chercheurs allemands a été déterminant dans la naissance de la discipline académique de l’histoire de la philosophie au siècle des Lumières. Il faut souligner que cette datation de l’exclusion des traditions de pensée non-européennes coïncide avec la naissance, en Allemagne aussi, des théories raciologiques assignant aux non-Blancs une infériorité ontologique (voir CHAPITRE II), un postulat en grande partie justifié par leur incapacité présumée à philosopher.

Plus globalement, cette institutionnalisation de l’écriture de l’histoire de la philosophie s’inscrit sur l’arrière-fond d’injonctions normatives propres au siècle des Lumières : profession de foi en la raison, lutte contre les obscurantismes mythico-religieux, idée du progrès continue de la raison, de la civilisation, de la science, téléologie de l’histoire, du libéralisme classique. Selon Schneider, la philosophie se dote alors d’une nouvelle définition susceptible de mieux la qualifier au rang, plus noble, de raisonnement scientifique. Braun montre que la reconstitution de l’histoire de la philosophie devient motivée par la recherche d’une téléologie de la raison au service du progrès humain et de la maîtrise sur le monde. Ainsi, les philosophies plus anciennes sont réinterprétées comme des étapes vers cette finalité universelle. L’hypothèse que la philosophie puisse être influencée par la spéculation, la religion, le mythe, etc. est définitivement écartée au profit de celle d’un usage ad hoc de la raison (exit les savoirs ésotériques transmis dans les contes, les proverbes, les mythes et par rites initiatiques dans les sociétés colonisées) ; des notions d’auteur et de paternité (quid de la possibilité que des savoirs puissent être collectifs, tels que le proposera deux siècles plus tard l’ethnophilosophie, par exemple) ; et d’écriture (tant pis pour les contenus de sagesse que les récits oraux sont susceptibles d’avoir transmis de génération en génération). En somme, puisque personne (que l’on connaisse) ne correspond à cet idéal-type avant Thalès, alors Thalès devient le premier à faire de la philosophie et la Grèce, son berceau7, peu importe la circularité du raisonnement. Aussi irrationnelle soit-elle, cette hypothèse miraculeuse d’un basculement définitif entre états opposés, perméables aux influences extérieures, n’a été que rarement mise en cause. Lorsqu’elle l’a été, ce fut principalement par des philosophes postcoloniaux : le travail de

Cheikh Anta Diop, par exemple, repose en partie sur l’analyse des récits que font de l’Égypte antique… les penseurs grecs eux-mêmes ! Homère, Hérodote, Isocrate, Platon, Aristote, etc.

Toute interprétation qui viendrait briser la linéarité de ce métarécit est au mieux reléguée aux oubliettes ; au pire, projetée dans un hors-monde de la raison. La fixation progressive de cet argument pseudo-historique continue d’encourager la marginalisation herméneutique des concepts, des courants, des traditions et des auteur.e.s africains de presque toutes les tentatives d’écriture de l’histoire de la philosophie. Parmi les ouvrages abondamment diffusés auprès des étudiant.e.s et publiés par des maisons d’édition bien établies, Graness (2015) n’identifie que deux exceptions à cette règle : le Oxford

Handbook of World Philosophy (2011) et l’Encyclopédie philosophique universelle (1998). Dans leur

article respectif sur la décolonisation épistémique, Charles W. Mills (2015) et Magali Bessone (2015) donnent pleinement raison à cette analyse à propos, cette fois-ci, de la fixation du canon contemporain de la philosophie politique. À partir de différents ouvrages dont le Companion to Contemporary Political

Philosophy dirigé par Robert E. Goodin (1993), Mills soumet à l’examen les récits paradigmatiques

qu’on y fait sur l’histoire de la philosophie politique, anglo-saxonne et continentale, sur son cadre théorique et ses biais coloniaux. Mills relève par exemple que Philip Petitt, dans son chapitre « Analytical Philosophy », affirme sans sourciller qu’entre la fin du XIXe siècle et les années 1950, « political philosophy ceased to be an area of active exploration […] there was little or nothing significant published in political philosophy » (2015, p. 6). Silence de plomb sur les maintes contributions théoriques et critiques ayant accompagné les mouvements des droits civiques ou les luttes anti-coloniales! À propos de la philosophie continentale, David West ne mentionne que brièvement le différend entre Camus et Sartre sur la guerre d’Algérie, sans jamais mentionner les enjeux de « race » ou d’ethnicité, la notion de

color-line, du panafricanisme, la manière dont ces enjeux et les intellectuels du Sud ont infléchi les

théories marxistes, etc.

Bessone s’adonne au même exercice en langue française avec, sans surprise, des résultats similaires en prenant le cas du Dictionnaire de philosophie politique dirigé par Philippe Raynaud et Stéphane Rials (2003) autour des entrées de « race », racisme, antisémitisme, colonialisme, traite, esclavage, Europe, Afrique et Empire. Sans chercher à m’y employer, la confirmation de ce diagnostic s’est imposé alors que j’apprenais que W.E.B. Du Bois ne faisait son entrée à la Standford Encyclopedia

of Philosophy qu’en septembre 2017. À ce jour, un auteur aussi peu confidentiel que Frantz Fanon n’y a

toujours pas d’entrée dédiée. Bref, du récit officiel sur la philosophie contemporaine, quid de DuBois, Fanon, Marcus Garvey, George Padmore, Léopold Sédar Senghor, Edward Saïd, Martin Luther King,

Malcolm X8, Ghandi, Gayatri Spivak, etc., qui ne sont pourtant que les plus visibles des invisibilisé.e.s… « Inquiry into the origins of philosophy and science is not merely a matter of scientific curiosity, but a question of politically charged memory » (Graness, 2015, p. 85).

Graness a raison de souligner la difficulté à sortir du cercle vicieux de la marginalisation, même si ce n’est pas impossible : les philosophes africains, les concepts, les débats, les courants de pensée, leurs préoccupations étant rarement inclus dans les grands débats de l’actualité académique (y compris, souvent, en Afrique), on voit mal comment ils pourraient devenir soudainement l’objet d’un enseignement intensif institutionnalisé ou le sujet principal de travaux de recherche d’étudiant.e.s qui n’y furent jamais exposés.

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