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De La philosophie bantoue à l’ethnophilosophie

CHAPITRE III D E LA RUSE COLONIALE À LA RECONSTRUCTION DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE

I. De La philosophie bantoue à l’ethnophilosophie

En 1949 paraît aux éditions Présence africaine28 La philosophie bantoue du missionnaire belge Placide Tempels, souvent considérée comme l’oeuvre de naissance de la discipline29 - ce qui est pour le moins paradoxal puisque les discussions sur la négritude avaient commencé depuis au moins dix ans (Bidima, 1995). À l’époque où Tempels publie son essai, on comprend qu’affirmer qu’une société issue du continent déraisonnable par excellence soit capable d’un geste de culture, de civilisation, d’une activité de la pensée est tout bonnement un oxymoron. Sans la longue empreinte historique de ce déni d’humanité, il est difficile de comprendre comment l’ouvrage de Tempels ait pu être à ce point décrié par les autorités coloniales30 (et par quelques intellectuels africains), en même temps qu’applaudi par maints laudateurs. L’ouvrage prend à contre-pieds la thèse éminente de l'anthropologue Lucien Levy- Bruhl, développée dans la Mentalité primitive (1922), selon laquelle une distinction substantielle existerait entre la pensée occidentale d’une part, caractérisée par la logique, la recherche de déterminations causales, de relations ; et la mentalité des peuples primitifs dont les représentations collectives seraient dominées par la croyance en des lois mystiques.

28 La philosophie bantoue avait été publié dans une première version, en 1945, aux éditions Lovania. En 1947, le

philosophe sénégalais Alioune Diop fonde la revue Présence africaine, suivie deux ans plus tard par la création d'une maison d'édition du même nom. Toutes les deux publient encore à ce jour. Ouverte à « tous les hommes de bonne volonté » mais se donnant pour vocation d'accompagner les aspirations décoloniales des peuples africains, l’entreprise de Diop est soutenue par plusieurs intellectuels métropolitains, antillais et africains, comme Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Albert Camus, ou André Gide. Préfacée par Diop qui le qualifie d’ « ouvrage le plus important jusqu'alors écrit sur l’Afrique », le premier titre que publie la maison est La philosophie bantoue du père Placide Tempels.

29 L’historien des idées kenyan Bethwell A. Ogot (2009) dénonce, à raison, le biais historiographique des études

africaines consistant à présenter la plupart des événements de l’histoire du continent, y compris intellectuelle, par des causes exogènes aux conditions sur lesquelles les sujets africains ont une emprise. À l’avenir, les historiens de la philosophie auront en effet à réécrire l’épopée de la philosophie africaine en commençant par exemple, par l’analyse des manuscrits de centres islamiques du XVe et XVIe siècle ou par les écrits de Zera Yacob, le « Descartes

éthiopien » du XVIIe en passant par les pères fondateurs, afro-descendants, du panafricanisme, etc. Dans

l’intervalle, je m’en suis tenue à l’usage courant.

S’il y a quelque chose d’indécent à considérer l’ouvrage colonial d’un père missionnaire comme l’acte de naissance de la philosophie africaine, il permit de lancer le bal de la décolonisation épistémique. Que disait donc cet essai ? Repris plusieurs décennies plus tard dans L’Affaire de la philosophie africaine (2011a), le Bantou problématique (1968) de Fabien Eboussi Boulaga résume la thèse de Tempels, en cinq propositions :

1) Puisque les Bantous sont des humains, leur appréhension du monde se fonde sur des principes configurés en un système cohérent d’explications comparables à un corps de concepts logiquement ordonnés : une philosophie ;

2) Leur philosophie est une ontologie dynamique de l’être, appuyée sur un principe premier appelé « force vitale »;

3) Il s’ensuit que l’interaction des forces dépend de lois générales de la causalité vitale, selon laquelle le bintu (les forces non-humaines) a pour fonction instrumentale d’accroître le muntu (la force humaine, dont le pluriel est bantu et désigne l’espèce humaine). Les forces étant relationnelles dans leur nature, le mouvement de l’une d’entre elles entraîne nécessairement, par causalité directe ou indirecte, une chaîne de conséquences dont les ramifications atteignent souvent des dimensions métaphysiques ;

4) Plus important, la philosophie bantoue, nous enseigne notre missionnaire, ne peut être rendue explicite qu’à l’intérieur du cadre conceptuel occidental, le Bantou étant incapable de se mettre à distance de sa culture pour la comprendre ;

5) Enfin, la compréhension de l’ontologie bantoue est valable pour interpréter tous les autres peuples dits « primitifs »31, les non-occidentaux ayant plus en commun qu’en désaccord. Ainsi fixée dans une identité quasi-naturelle sujette au savoir occidental, l’anthropologie implicite à cette affirmation est que l’Africain appartient à une « race » à part telle que sa nature interdit que des attributs comme la subjectivité, la réflexivité, l’agentivité ne le caractérisent. Pour qu’il puisse s’élever en culture et en civilisation, l’Africain requiert la présence occidentale, « cette

31 Le père Tempels emprunte une voie peu orthodoxe en s'établissant dans la province congolaise du Katanga, au

cœur de la communauté Baluba au sein de laquelle il décide d'apprendre la langue et les coutumes. Malgré cette proximité inhabituelle avec les concernés, Tempels ne décèle aucune différence culturelle digne de ce nom entre les sociétés africaines et hypostasie ses observations micro-ethnographiques à l'ensemble des peuples Bantous, qu'il assimile aux « Négro-Africains », c’est-à-dire à tous les Africains subsahariens. D'une poignée d'individus, il généralise à des échelles plusieurs fois millionnaires puisque dans les faits, on nomme « Bantous » les quelques 310 millions de locuteurs d'une famille linguistique constituée d'environ 400 langues parlées en Afrique australe, centrale et orientale.

manière typiquement coloniale ou colonialiste […] de comprendre l’autre derrière son dos mieux qu’il ne se comprend lui-même » (Eboussi Boulaga, 2013, p. 133).

Si les prémisses de la Philosophie bantoue sont à l’évidence problématiques, il est édifiant de reconnaître que l’essai ait pu être applaudi comme marquant l'acte de naissance de la discipline par des intellectuels, pourtant très investis contre l'occupation européenne. Cela nous renseigne sur l’ampleur de l’aliénation au paradigme colonial des premiers questionnements d’intellectuels africains. Cet ouvrage a fait école, pourtant, et donné naissance au premier courant de la philosophie africaine, baptisée « ethnophilosophie » par son critique Marcien Towa (1971). Discipline au statut méthodologique ambigu, l'ethnophilosophie propose d’analyser la manière dont les langues africaines induisent un certain nombre de catégories de compréhension de la réalité, une worldview proprement africaine. Un premier groupe d’auteurs s’intéresse à « extraire » et thématiser la « pensée immanente » de cultures indigènes spécifiques, patiemment étudiées. Une seconde variante caresse le même projet, couplé de l’ambition, comme Tempels, d’identifier des points d’appui à l’évangélisation chrétienne au sein des cultures africaines32. Tous s’accordent pour considérer la grille méthodologique occidentale comme impérative à leur objet d’étude.

Figure de l’intelligentsia africaine de la fin de l’ère coloniale, aussi respecté que controversé, le rwandais Alexis Kagame33 est le représentant le plus rigoureux de ce courant et l’héritier le plus direct de Tempels. Dans ses deux ouvrages majeurs la Philosophie bantu-rwandaise de l’être (1956) et la

Philosophie bantu comparée (1976), Kagame analyse la cohérence linguistique de la langue

Banyarwanda et de plusieurs langues bantoues afin de confirmer les hypothèses relatives à l’ontologie de la force vitale. La systématicité, la dimension comparative et la rigueur du travail de Kagame, en particulier, le mènent à une condamnation des errements de Tempels, notamment, quant à ses excès de généralisation à l’ensemble des Africains.

L’ethnophilosophie partage avec d’autres courants déterminants de la production intellectuelle africaine une prise de position épistémique exclusive, enjoignant leurs auteurs à situer leur subjectivité dans une expérience conçue comme « authentiquement » africaine, une africanité construite par des

32 Les intellectuels de la première génération furent souvent initiés à la philosophie au courant d’une formation de

séminariste durant l’ère coloniale, ce qui explique en partie 1) l’absence des femmes ; 2) l’intérêt marqué des ethnophilosophes pour l’ontologie et la métaphysique. Rappelons aussi que l’accès des « évolués » aux cycles supérieurs de l’enseignement était rarissime : au Congo belge, l’actuelle RDC, il n’y avait que 30 diplômés universitaires lorsque le pays accéda à l’Indépendance.

33 Pour l’anecdote, le professeur à la retraite du département de philosophie de l’Université de Montréal Georges

représentations qui ne sont pas toujours autochtones, comme le relèveront plus tard les philosophes autocritiques.

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