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L’africanité prospective, une politique de l’authenticité

CHAPITRE III D E LA RUSE COLONIALE À LA RECONSTRUCTION DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE

VII. L’africanité prospective, une politique de l’authenticité

De ce point de vue, l’authenticité postcoloniale quitte le navire du nativisme essentialiste, racial ou ethnographique et devient un processus continu de création, un mouvement existentiel entre le soi qu’on croit intime et les mensonges qu’on y recèle pour se réconforter, une promesse de liberté, de vérité que l’on se fait à soi-même. À la fois économiste, philosophe, musicien et écrivain, maître d’œuvre avec Achille Mbembe des Ateliers de la pensée, la démarche de Felwine Sarr par exemple concentre à merveille l’éclat de ce travail émancipatoire exigeant, dans une écriture toujours intime et poétique, à la recherche de nouvelles lignes d’horizon universelles. Comme dans son magnifique Dahij, par exemple, qu’il présente comme « une guerre intérieure. Un jihad pour sortir de moi-même, de ma « race », de mon sexe, de ma religion, de mes déterminations. Un jihad pour aller vers moi-même » (2009, p. 4).

Remarquablement visionnaire, Fabien Eboussi Boulaga propose dès 1977 un cheminement devant mener à la redécouverte de l’authenticité « du Muntu » qu’il présente en trois segments : de l’en- soi, au pour-soi, au pour-autrui. S’il emploie le terme « dialectique », il spécifie qu’il ne s’agit pas de penser ces trois moments comme des étapes hiérarchisées dont la dernière signalerait le dépassement triomphal des précédentes: les trois phases s’entrecroisent, s’entrechoquent, se nourrissent réciproquement dans le jeu de la rencontre, de la réflexivité, des choix, d’une mise à l’épreuve de l’expérience. L’en-soi, c’est le moment de l’ethnophilosophie, de l’affirmation d’une unité primordiale

entre le sujet africain et tous les autres Noirs, dans une immédiateté qui se passe de réflexion et recourt à l’autorité des données ethnographiques en prétendant dévoiler une pensée spontanée. La tradition y est présentée comme une spécificité ésotérique, inénarrable, dont le langage échoue à rendre compte. Le problème est qu’en posant cette ontologie noire comme la seule forme d’authenticité, le sujet qui la formule agit, parle, témoigne de sa capacité d’autonomie vis-à-vis des déterminismes culturels qu’il proclame. La prise de conscience de cette contradiction intime amène celui qui la pensait à prendre conscience des résultats psychiques en lui de la violence de l’histoire, de l’internalisation de ce qui a servi à le dominer, de son aliénation comme auto-aliénation. Le Muntu cherche alors à se libérer de cet antagonisme intérieur en élaborant un autre type de discours à partir de l’épreuve de l’expérience de soi au présent de l’histoire, un discours pour-soi, dont la quête ultime vise la cohérence interne, l’émancipation, la liberté. Mais Eboussi Boulaga ajoute que ce moment n’est que réparateur : il s’agit de remettre les pendules à l’heure, de s’extraire de l’engourdissement causé par l’emprise du maître manipulateur, de réapprendre à marcher seul et responsable, avant d’engager la marche pour-autrui, en direction de ce qui nous rend tous humains, vers l’universel.

Tels sont les linéaments d’une dialectique de l’authenticité, articulée sur une histoire particulière de la liberté raisonnable et ouverte sur un universel concret à faire, une authenticité qui n’est qu’à construire le temps et l’espace de son engagement, le champ de l’expérience qui lui est possible dans un monde qui enveloppe le Muntu et qui est intérieur à lui tout à la fois » (Eboussi Boulaga, 1977, p. 230).

Dans son ouvrage V. Y. Mudimbe et la ré-invention de l’Afrique (2006), le professeur associé au département de français de l’Université d’Ottawa Kasereka Kavwahirehi décrit, avec l’exhaustivité d’une incroyable familiarité avec l’œuvre, une quête d’authenticité similaire chez l’auteur congolais. Ainsi, Kavwahirehi défend l’idée d’une plus grande fidélité à l’esprit de Mudimbe dans l’examen de l’intégralité de son œuvre plutôt qu’en la segmentant selon des genres disciplinaires établis par la convention (roman, poésie, essai, autobiographie, etc.), parce que cette fragmentation échouerait à rendre compte de l’importance de la mise en scène de soi. En effet, le travail de Mudimbe témoigne d’une méfiance constante vis-à-vis des prétentions à l’objectivité des savoirs scientifiques sur l’Afrique, laquelle fait place au domaine qu’il estime le plus légitime d’être narré raisonnablement : l’expérience de la subjectivité. Farceur, le philosophe parle volontiers de ses essais théoriques en termes de fables, de récits, de fictions, etc. Sous le mode autobiographique, Mudimbe raconte pour les examiner ses passions, ses désirs, ses déchirements, le dialogue intérieur qui s’opère entre ses parts d’ « africanité » et d’ « occidentalité », etc. L’authenticité consiste chez lui à « assumer la situation qui vous est faite, afin de la transformer » en impliquant « d’abord une prise de conscience qui permettra éventuellement

l’action. Elle exige donc que le sujet ne se mente pas : qu’il traque en lui les touffeurs de la mauvaise foi, les rigidités de l’esprit de sérieux » (Contat, cité dans Kavwahirehi, 2006, p. 18). Cette démarche existentialiste et le recours important à l’autobiographie sont d’ailleurs aussi des caractéristiques centrales de la pensée moderne africana (Gilroy, 2017; Gordon, 2013), comme nous le verrons au CHAPITRE V.

La lecture généreuse que fait Souleymane Bachir Diagne du texte polémique d’Achille Mbembe « À propos des écritures africaines de soi » (2000) va dans le même sens. Dans son « Keeping Africanity Open » (2002), Diagne examine cette nouvelle conception de l’authenticité en remarquant d’abord, qu’il s’agit d’une attitude exploratoire qui, pour sortir de l’invention du sujet africain et de l’Afrique, en appelle à une épreuve de sa propre vérité par la création, par l’écriture. En d’autres termes, l’authenticité n’est plus cette démarche qui vise la reconstruction d’une coïncidence psychique entre sa propre essence et un soi dépossédé. Cette réinvention de l’authenticité repose sur une philosophie du temps contraire à celle postulée par l’ethnophilosophie pour qui la signification de nos actes provient du passé répété de la tradition et de sa projection sur le présent et le futur. Inversement, la nouvelle authenticité est une attitude anticipatoire : elle accorde au futur le soin d’éclairer le présent et le passé en lui fournissant son sens. Cette nouvelle politique qui prend, pour méthode, l’authenticité à soi est une africanité performative et prospective.

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